Création poétique
Il est, sanx doute, difficile de parler de
la beauté d’un
texte. Pourtant, il arrive que le sens soit dépendant
de la beauté formelle. Il est d’ailleurs impossible
de séparer le contenant et le contenu, l’expression
donnée dans l’écriture et l’impression
produite sur le lecteur…
Dans ce récit de Genèse
32, comme souvent dans un récit biblique, des «
jeux » de
sons (des paronomases) étonnent les lecteurs ou auditeurs,
tout en suggérant l’intention des rédacteurs.
Il
arrive que telle traduction mentionne (en notes) les rapprochements
(les assonances) mises en œuvre. Ainsi la Nouvelle Bible
Segond (NBS) en ses notes (cf Genèse 32,3.21.22.25). Naturellement, c’est dans la lettre du
texte (dans l’original hébraïque) que le
lecteur est invité à entendre la signification
profonde de l’anecdote rapportée. Autrement
dit, le sens du texte n’est pas simplement dans le
texte (le récit,
l’anecdote), mais dans ce que le lecteur entend. Et
ce qu’il entend est ce que le rédacteur a voulu
y mettre.
Les recherches sur les « sources » relèvent
d’un travail différent. Une vaste érudition
ne peut remplacer la simple écoute. Et l’histoire
du texte (ou de la formation du texte) n’est pas identique à la
lecture du texte.
Quand aux arguments qui prétendaient
montrer « comment
le texte produit du sens », ils relevaient d’un
savant jeu de salon… lequel n’est plus guère à la
mode aujourd’hui, mais qui a jadis fait des ravages
!
Il ne s’agit ici que de suggérer
que le texte est le résultat d’une extraordinaire
création
littéraire. La forme seule est porteuse de sens. Et
c’est justement la forme que toutes les traductions
mettent à mal. De même, un poème traduit
est autre chose que l’original. La présente
traduction tente se serrer la forme du texte –quitte à malmener,
parfois, la langue française :
Genèse 32,4-5…
«
Jacob envoya, au devant de lui, des messagers à Esaü,
son frère, à Séir, au pays d’Edom.
Il leur donna cet ordre : Voici ce que vous direz à mon
seigneur Esaü : Ainsi parle Jacob, son serviteur :
j’ai
séjourné en immigré chez Laban et
je m’y suis attardé jusqu’à présent
; j’ai des bœufs, des ânes, des serviteurs
et des servantes… »
Jacob a des raisons de
craindre une attaque de la part d’Esaü qui,
avec ses 400 hommes de main, a l’habitude d’attaquer
les voyageurs. Il lui envoie donc un présent pour
se le rendre favorable :
« …car il se disait : que je recouvre
sa face (= je l’apaiserai)
par l’offrande qui va devant ma face ; peut-être
il redressera ma face ; ensuite je verrai sa face ; peut-être
il redressera ma face ? Et l’offrande (minHa) passa
devant sa face, et lui il passa cette nuit-là dans
le camp (maHanè) ».
Tous les emplois possibles
du mot « face » sont
utilisés ici. Et en ce lieu, Jacob verra Dieu « face à face » (cf
v. 31). C’est ensuite seulement que la rencontre
avec un autre « messager » se produit :
«
Il se leva, cette nuit-là, prit ses deux femmes, ses
deux servantes et ses onze enfants, et passa le gué du
Yabboq. Il les prit, leur fit passer l’oued et fit
passer ce qui lui appartenait. Jacob resta seul et un homme
lutta contre lui, jusqu’au lever de l’aurore.
Voyant qu’il ne pouvait l’emporter sur lui, il
le frappa au creux de la hanche, et le creux de la hanche
de Jacob fut démis dans son combat avec lui. Il dit
: laisse-moi partir, car le jour se lève. Il dit :
je ne te laisserai pas partir, sauf si tu me bénis.
Il lui dit : Quel est ton nom ? Il dit : Jacob. Il dit :
On ne te nommera plus Jacob mais Israël, car tu as lutté avec
Dieu et avec des hommes, et tu l’a emporté.
Jacob demanda et dit : de grâce, dévoile-moi
ton nom. Il dit : pourquoi donc demandes-tu mon nom ? Et
il le bénit là. Jacob appela ce lieu du nom
de Peniel (« face de Dieu »), car, dit-il, j’ai
vu Dieu face à face (panim el panim) et ma vie a été sauve.
Le soleil se levait lorsqu’il passait Penouel. Jacob
boitait à cause de sa hanche. C’est pourquoi,
jusqu’à ce jour, les fils d’Israël
ne mangent pas le nerf qui est au creux de la hanche, car
il avait atteint Jacob au creux de la hanche, au nerf ».
Le
passage
Ce texte de Genèse 32 esr marqué par
des répétitions
significatives (des échos de signifiance) dont les
termes sont les suivants : nous lisons huit fois la racine ‘BR
(passer) –dont 4 dans les versets 24-26. D’autre
part, le nom du lieu (Yabboq, verset 23) et la mention de
la lutte (versets 25 et 26) se font écho. Le nom du
lieu fait allusion à la lutte elle-même. Comment
cette relation est-elle possible ?
De fait, les répétitions
de la racine ‘BR
(versets 11.17.22.23.23.24.24.32) rapportent un double passage
: le passage du gué du Yabboq et le passage du nom
de Jacob à celui d’Israël. Le passage d’un
lieu à un autre et le passage d’un état à un
autre. Et ces passages ont lieu au terme d’une lutte
(‘BQ) dont le nom du lieu (YBQ) est le symbole.
En
outre, le chapitre 32 (début de la section en 32,4)
(1) présente un jeu de sons sur « minHa » (offrande)
et « maHanè » (camp, campement). Ce jeu
de sons est déjà introduit par la finale de
la section précédente (32,3).
Dans notre texte, il est impossible de ne pas entendre ce « jeu » de
sonorités (Voir –dans le texte hébreu-
les versets 32,3.8.9.11.14.19.21.22.22).
Naturellement, les
traductions effacent cette particularité. Bien qu’en
hébreu, les mêmes consonnes soient utilisées
pour les mots minHa et maHanè (évidemment,dans
un ordre différent). A ce jeu de sons s’ajoute
un balancement sémantique
continuel d’un emploi à l’autre du terme « maHanè » « camp)
:
32,3 camp (de Dieu)
32,8 deux camps (terrestres)
32,9 l’un et l’autre camp
32,11 deux camps
32,22 dans le camp
Quand a l’offrande (« minHa »,
vv. 14.19.21.22), elle est destinée à passer
de l’autre
côté (vers Esaü), tandis que Jacob demeure
dans le camp («maHanè»).
Deux versets
contiennent une forte insistance sur le mot « face » -ce
qui est une manière d’attirer l’attention
de l’auditeur. D’autant que le nom du lieu du
combat avec l’ange est double : « peniel » (v.31)
ou « penuel » (v.32). Jacob a « vu » Dieu « face à face » (panim
el panim), mais une « face » n’est pas
l’autre, ce que suggère le double nom : « peniel » et « penuel ».
Le changement de nom
Changer de nom est changer d’être.
Jacob n’est
pas le même avant et après ce combat. Il n’est
pas de passage sans lutte. Et l’adversaire ( ?) angélique
montre assez que ce combat n’est pas comme ces combats
guerriers dans lesquels le plus fort est vainqueur et le
plus faible est vaincu.
Ici, le « combat » se
situe sur un tout autre plan. L’ange « messager » (le
même mot
en hébreu désigne l’ange et le messager)
ne peut évidemment dévoiler son nom. D’autant
que le nom du « messager » change avec la mission
reçue. Cela est vrai aussi pour le nouveau Jacob –lequel
pourtant est un humain et, comme tel, reçoit un nouveau
nom permanent. Là où « Jacob » (ya’aqob) était
un prénom courant, s’ajoute le nom « Israël » qui
est un nom théphore (-el).
Par les moyens littéraires évoqués
plus haut, le rédacteur veut donner à entendre
que le récit est à double sens, et l’auditeur
attentif est invité à passer de l’un à l’autre.
De même que Jacob est allé –seul et avant
les lumières du jour- de « maHanayim » (double
camp) au lieu dit « Peniel »
(« penuel »),
au passage du Yabboq, pour y recevoir un nom nouveau,.au
terme d’un combat unique.
La rédaction de tels
passages relève de la
création poétique mise au service d’un
profond sens religieux. Ni l’un ni l’autre ne
sont l’objet des études philologiques ou linguistiques.
Place à la lecture…
Jacques Chopineau. Genappe
le 18 juillet 2007
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