Foi et croyance
«
Le juste vivra par sa foi » (Habacuc 2,4). Le judaïsme
a anciennement perçu la centralité de l’énoncé.
Et l’expression est aussi une des sources de la réforme
religieuse du seizième siècle. Le jeune Luther
en a fait le point de départ de sa lutte contre les
indulgences (sola fide « par la foi seule » et
non « par les œuvres »). On a souvent écrit
sur ce sujet, et il n’est pas utile d’y ajouter
ici quelque chose. Simplement, il vaut la peine d’entendre à nouveau
un écho de cette affirmation.
Car c’est, aujourd’hui,
une confusion très
commune que celle qui consiste à confondre « foi » et « croyance ».
Les théologiens ont souvent parlé de « salut
par la foi », mais jamais de salut par la croyance.
D’où vient
cette confusion ordinaire dans le langage courant ?
La langue
est une manière habituelle de découper
la réalité. Penser est d’abord : dire.
L’indicible n’est pas pensable. Il importe de
revenir au sens premier des mots que l’on utilise.
« Foi » et « fidélité » ont la même étymologie
latine (fides). Cette association nous rapproche du sens de l’hébreu ‘emûna (1). Et aussi de toute une série de mots qui –en hébreu-
sont de même racine, bien que nous utilisions des racines différentes
:
ma’amîn : le «croyant» qui est celui qui «s’appuie
sur» et «fait confiance».
He’emîn : « croire », s’appuyer sur, faire confiance.
‘emûna : foi, confiance.
‘amen : ferme, assuré, certain (2)
Ainsi, la foi n’est
pas d’abord de l’ordre de la pensée,
mais d’une action. Une analogie peut faire comprendre cela : l’exemple
du danseur de corde qui, sur le fil, au dessus du vide, s’avance
après
avoir lâché tous les appuis….
Instant décisif,
au-delà de
toute pensée…
Une « croyance » (« je ne
vais pas tomber ! ») n’irait pas « sauver » l’équilibriste
! Mais une certitude d’une autre sorte –sans quoi le pas suivant
serait douteux- assure son équilibre.
La foi est analogue à cette
certitude-là. Mais l’usage courant nous éloigne de
cette perspective. C’est
que, dans notre approche, souvent, le savoir dire a pris la place du
savoir-faire. La pensée règne –celle de la tête.
De fait, il y a, éventuellement, plus
de religion dans foi du charbonnier que dans le discours
du théologien. A l’un
la pratique quotidienne ; à l’autre le savoir dogmatique.
Certes, l’ignorance n’est pas une vertu ; ni le savoir
un défaut.
Par contre, on peut être tenté de mettre un mot là où nous
ne connaissons rien d’autre que les mots eux-mêmes. C’est
le risque couru par les décisionnaires d’une « foi » identifiée à une
confession religieuse –c'est-à-dire, en fin de compte,
une foi identifiée à une
croyance. Vieille histoire !
De toutes manières, il ne s’agit ici ni de savoir, ni d’ignorance.
Ce n’est pas sur ce plan que le débat se situe. La foi est une ferme
assurance, une certitude opérative, lors même que la pensée
est hors circuit. Les analyses cérébrales –tout comme les
attitudes « religieuses » dogmatiques- n’ont rien à faire
ici.
Le discours sur la religion
L’ignorance du religieux est habituelle
en notre occident. Un homme cultivé est
normalement d’une profonde ignorance en ce domaine. Eventuellement,
un grand savoir discursif et une « sagesse » conceptuelle
lui tient lieu de connaissance.Mais bien parler ne signifie pas
connaître.
Dirait-on que quelqu’un qui ne sait pas
nager connaît la natation
parce qu’il sait tout sur l’histoire de la natation
? Tout savoir sur les mouvements n’est comme de savoir
les accomplir. Savoir théoriquement
quels sont les effets de l’eau froide n’est pas
comme d’avoir éprouvé cette
sensation. On peut tout savoir et ne connaître rien.
Plus encore : le discours est rendu absurde
par une confusion habituelle (à tous
niveaux, primaire ou universitaire). La religion serait une
sorte de manière
de penser. Elle comporterait même des usages rétrogrades
liés à des
croyances du passé. Des superstitions que la science
aurait dépassées.
S’il en était
ainsi, alors le phénomène religieux
appartiendrait au passé. L’actualité est,
pour le meilleur comme pour le pire, un évident démenti à une
telle vue de la réalité. Il n’y a d’ailleurs
pas de « retour
du religieux », parce qu’il n’y a jamais
eu d’exil du
religieux. Sauf là où l’on a identifié la
religion avec une institution dogmatique, une confession éventuellement
dominante.
Evidemment, une telle institution a bien été régnante,
jadis, avec son corpus de croyances et d’usages. Mais
le déclin de ces
croyances ne concerne guère la foi religieuse.
On
peut parler d’une religion de la foi et de religions
de la croyance. La première est universelle, les secondes
sont liées à un
langage et une histoire. Tel religieux chrétien ou
musulman peut connaître
ce que vit tel moine zen. Lors même que les images
et les mots pour dire cette expérience sont bien différents
d’une culture à l’autre.
On peut tout
savoir sur les usages et les croyances, et ne rien connaître
de ce qui est au cœur de l’expérience religieuse.
En ce domaine, de savantes analyses ne sont pas toujours à leur
place.
La complexité peut être superficielle,
la simplicité peut être
profonde. L’attention, la présence, ne sont
pas des concepts. Les pratiques ritualisées, comme
aussi les croyances, sont de l’ordre
de l’emballage. Mais seul importe le contenu du paquet.
Il faut pourtant reconnaître que les
divers « experts » en
religion ne manquent pas d’arguments. Et ce sont parfois
les religieux eux-mêmes qui ont donné des arguments à cette
manière
extérieure –et pour ainsi dire superficielle-
de décrire
la réalité. Non seulement, jadis, par des croisades,
des inquisitions, des cohercitions de toutes sortes. Mais
aussi par ces soi-disant « a priori
de la foi » -familiers aux théologiens. Comme
si la « foi » était
réellement une manière de penser.
En réalité,
les croyances sont la source de ces « a priori ».
La foi n’en a aucun. Certes, un homme de foi peut avoir
mille pensées
différentes : aucune ne constitue sa foi.
Bien sûr,
tout penseur a une manière de penser. Si cela n’était
pas, il serait voué à la répétition
de ce que d’autres
ont pensé avant lui. Mais cela n’a rien à voir
avec la religion, même si cela a beaucoup à voir
avec la théologie
et son histoire.
De toutes manières, aussi longtemps
qu’il y aura des hommes, la
religion demeurera au cœur du débat. L’homme
est un projet non un être accompli. Confessionnelle
ou non, la religion occupe un espace spécifique et
irremplaçable.
À l’inverse, une tradition religieuse
n’est que le vêtement
de la religion. Mais les vêtements ne sont pas le corps.
Au contraire du corps, ils ne vieillissent pas : ils s’usent.
Il faut alors changer de vêtements, mais le corps ne
peut être remplacé.
Des croyances peuvent être
décrites, la foi ne peut être
que vécue. Faire de la foi une croyance est la source
de bien des confusions du discours sur le religieux, mais
c’est aussi la porte ouverte à tous
les intégrismes. Et tous les intégrismes sont
une caricature de foi. Que disent-ils ? Ce que je crois est
la vérité et cette « vérité » peut être
imposée. Une telle logique armée est à l’origine
de nombreuses déviances, savantes ou non.
Le glissement
est souvent tragique : est vrai ce que je pense, non ce que
je fais. Est juste ce que je conçois et malheur aux
déviants ! L’histoire
est pleine de ces violences. L’actualité n’est
pas différente.
Les acteurs changent, mais la tragédie est la même.
Le
juste vivra par sa propre foi –et non par une croyance
extérieure,
souvent majoritaire et parfois imposée. Sa religion
n’est que sa
propre foi. À l’inverse, ses croyances (en
soi, respectables) sont liées à l’histoire
de la communauté culturelle dans laquelle il s’inscrit.
À la limite, ce qu’il pense n’est pas
essentiel, mais seulement ce qu’il
est : sa foi.
Jacques Chopineau, Genappe, le 02 septembre
2005
(1) De même étymologie
sémitique, les mots arabes : ‘amina, âmana, ‘îmân
(foi), mu’min (croyant)… La parenté linguistique
autorise ces rapprochements (Pour s’en convaincre,
voir ces décalques de
l’hébreu que sont les traductions arabes de
Esaïe
7,9 ou Habacuc 2,4).
(2) Ce mot est conservé tel quel à la fin des prières, mais
devient souvent synonyme d’un étrange « ainsi soit-il » -comme
si le mot hébraïque était une formule de souhait. C’est,
au contraire, une expression de ferme assurance, de certitude confiante, d’affirmation
sereine et assurée. Nous sommes loin de vœux
pieux !
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