L'introuvable
diable !
Le Diable
est une figure qui est une pure création de l’esprit
des temps anciens. Mais c’est une création qui
a joué un
rôle considérable dans notre culture. Le « malin »,
le « serpent », « le Diable »… sont
des figures qui traversent l’imaginaire chrétien.
L’imaginaire n’est certes pas l’irréel
: tous les pouvoirs le savent.
Contre le diable, on a jadis
brûlé des « sorcières » jeteuses
de sorts. Satan, « prince des ténèbres » était
supposé être le maître de ces « sorcières ».
Beaucoup de jeunes femmes ont été victimes
de tels « procès » -non seulement dans
les pays catholiques, mais aussi dans l’Allemagne luthérienne.
D’où vient cette figure onirique
que l’on
s’est plu à retrouver dans les textes « fondateurs » de
la Bible hébraïque ? De ce point de vue, cependant,
les textes bibliques sont d’une grande sobriété.
Pourtant, ce « Satan » est une
grande figure qui apparaît dans les moments les plus
sombres de l’histoire
de l’église et –naturellement- dans toute
notre histoire… Certes, les rêves (même
les cauchemars) font partie de la vie. Un visage de la société est
dévoilé par ses rêves.
Et il faut reconnaître
que la perspective d’un « mal-châtiment » infligé à un « coupable » fautif
aux yeux d’un juge céleste est parfois moins
traumatisante qu’un mal arrivé « incompréhensiblement » et
par hasard.
De là, cette expression courante (et absurde)
: « Qu’ai-je fait au bon Dieu pour avoir mérité ça
? ». Comme si Dieu était un céleste père
fouettard qui punissait les méchants !
Une telle image
d’un « Bondieu » vindicatif
trouve son pendant naturel dans la figure d’un diable-ennemi
et conseiller tentateur. De telles aberrations se sont –au
fil des siècles- inscrites dans notre culture –ou
notre inculture- religieuse. Le langage courant en garde
des traces.
L’enfer ténébreux
Deux
mots sur les sources anciennes de cette croyance. Une représentation
courante au « moyen-âge » est celle d’un
monde céleste lumineux, de plus en plus obscur à mesure
qu’on descend dans les basses couches terrestres où vivent
les humains. Cette obscurité devient infernale dans
les régions sépulcrales –comme le dit
le poème médiéval qui célébrait
les trompettes du jugement –dans les enfers. Ce texte
fameux fait partie de la messe des morts.
«
Une trompette répand un son étonnant dans les
régions sépulcrales »
Tuba mirum spargens sonum/ per sepulcra
regionum…
D’autre part,
nous avons –dans l’antiquité-
des descriptions de « voyages » de l’âme à travers
les sept « cieux », jusqu’au Tröne
des lumières. Cela est courant dans les textes gnostiques,
mais les chrétiens connaissent ce vocabulaire. L’apôtre
Paul n’est-il pas « monté » jusqu’au
troisième de ces cieux ? (cf II Corinthiens 12,3).
Il
y a donc plusieurs cieux (classiquement : sept) au dessus
de nos têtes. Autant que de planètes anciennement
visibles. Nous n’avons conservé –dans
un tout autre sens- que l’expression « le septième
ciel » !
Le trône divin est au dessus : « au
plus haut des cieux » –bien que cette expression
(hébraïque,
puis latine) n’ait guère de sens pour un contemporain.
Les cieux sont élevés au dessus de la terre.
Ils s’ouvrent, parfois, pour ceux dont le regard est
tourné vers les hauteurs. Comme, jadis, Etienne :
«
Je vois les cieux ouverts… »
Livre des Actes 7,56
Cette révélation (littéralement « apocalypse »,
c'est-à-dire : « dévoilement »)
est semblable à un voile qui s’ouvre, un instant,
sur le monde lumineux. Mais le monde non dévoilé (ce
que nous nommons « la réalité »)
est un monde clair-obscur. La vie humaine se joue dans cette
ambiguïté.
Dans cette représentation ancienne,
les démons,
et autres suppôts de Satan, sont ce qu’il y a
de plus noir. Cette noire pesanteur est certes naturelle,
mais
peut aussi être perçue comme diabolique… Un
noir chaos menace le monde humain.
L’église,
cependant, indique la voie de la céleste
lumière, funeste au diable et à ses suivants. « Vade
retro Satanas »
L’image est riche de contenu,
mais il s’agit d’une
métaphore –et non d’une réalité à prendre à la
lettre. On l’a parfois (jadis ?) oublié. Une
négation
de cet enfer onirique pouvait valoir le bûcher.
De
nos jours, cependant, cette image est renvoyée au
magasin des accessoires. Il arrive que tel cinéaste
ou tel littérateur veuille utiliser cette figure satanique,
mais personne ne prendra au pied de lettre ce qui est dit à son
sujet. Certainement, il n’en a pas toujours été ainsi.
Quant à l’image du serpent tentateur
(cf Genèse
3), elle fait partie de ces relectures d’un texte qui
ne parle ni de « chute », ni de « péché »,
ni de « pomme », et qui –loin d’être
l’irruption du mal dans le monde- était un enseignement
de sagesse sur le comportement humain de tous les temps.
Mais ceci serait une autre histoire (qui a d’ailleurs été faite)
(1).
Notons simplement que ces relectures ont une
importance considérable
dans la culture occidentale (l’histoire de l’art
en témoigne abondamment). Qu’en reste-t-il ?
L’importance
d’un article
Dans la Bible hébraïque, « le
satan » indique
une fonction, non une personne. En effet, dans un rigoureux
monothéisme, il n’y a pas de place pour un adversaire
de Dieu. Le satan est un serviteur de Dieu, bien qu’il
soit un adversaire pour l’homme. Et dans le grand jugement
(métaphorique), l’accusateur et le consolateur
sont tous deux au service de la vérité.
Mais
le premier rapporte le mal, tandis que l’autre dit
tout le bien.
La fonction de l’un est l’accusation
(Le verbe hébreu « hastin » –racine
: satan- signifie « accuser), tandis que l’avocat
(le « menaHem » =
le consolateur) a pour fonction de défendre l’accusé.
Cette situation est bien mise en valeur dans la représentation
qui est donnée au début du livre de Job.
Ce
serviteur de haut rang que l’on appelle le satan a
pour fonction, dans le livre de Job, de rapporter au conseil
divin ce qui se passe sur la terre (cf Job 1 et 2 ). De là,
dans ce livre, tous les malheurs qui fondent sur le malheureux
Job dont Dieu permet qu’il soit tenté, c'est-à-dire « éprouvé ».
.
Le mot « satan » comporte toujours l’article
dans la Bible hébraïque
(cf Zacharie 3,1 et 2
; Job 1,6.7.9.12. etc ; Exception remarquable, le texte de
I
Chroniques 21,1 :
«
Satan se dressa contre Israël : il incita David à dénombrer
Israël »
Dans ce texte tardif, Satan (sans article)
est devenu un nom de personne. Ce
sera l’usage chrétien. –jusqu’à nos jours.
Ce nom de personne prend alors, dans nos langues, une majuscule. Tout comme
Dieu… Gare
au dualisme !
Dans le texte biblique, les textes parallèles
de II Samuel 24,1 et de
I Chroniques 21,1 sont donc bien
caractéristiques de ce changement.
Dans le premier de ces textes, Dieu ordonne à David un recensement
de la population. Dans le texte parallèle du livre des Chroniques,
c’est
Satan qui inspire au roi de recenser le peuple. La colère de Dieu
a (le) satan pour instrument.
Un moderne se poserait la question : ce recensement
est-il ordonné par
Dieu ou inspiré par Satan ? N’y a-t-il pas contradicion ?
Pour les scribes anciens : la question ne se pose pas. Les scribes n’ont
d’ailleurs
jamais modifié ces textes afin de les rendre « compatibles » entre
eux -ce que des modernes, par souci de « cohérence » auraient
sans doute été tentés de faire.
Pour les anciens,
l’épreuve a une seule et même source. Même
si –à vues humaines- ce « Satan » en est l’instrument
et l’intermédiaire. Evidemment, cela ne signifie pas une existence
réelle d’un être distinct –voire un adversaire-
de Dieu. Le mal personnifié n’est pas une personne.
D’ailleurs,
ce mal n’en est un que du point de vue de l’homme (cf Amos
3,6).
Rappelons aussi l’usage hébreu de « en satan » (le-satan)
dans le sens de : « adverse », « opposé à » (Nombres
22,22.32 ; I Samuel 29,4 ; I Rois 11,25). Un satan est, par excellence,
un adversaire (I Rois 11,14).
Venir « en satan » signifie
: venir à l’opposé,
en face.
Dans une pensée traditionnelle, nul
ne peut s’opposer à Dieu,
mais Dieu peut faire obstacle (de diverses manières) aux projets
humains –lesquels
sont toujours à court terme. Ce sera d’ailleurs le problème
du terrible sage appelé « Qohelet » (c’est
l’Ecclésiaste
de nos Bibles) : L’homme ne peut comprendre ce que Dieu fait
( Ecclésiaste
8,17). Il ne vit d’ailleurs pas assez longtemps pour cela. Seul
le serpent (immortel pour les anciens) est assez sage (ou rusé)
pour comprendre ce que, finalement, Dieu fait. Plus la vie est longue,
plus le savoir est grand
!
Nos ancêtres exprimaient cela par des dictons : « Si
le diable en sait tant, c’est qu’il est vieux » et « Dieu écrit
droit avec des courbes » !
Enfer
et damnation
L’existence d’un enfer pour les
damnés est une métaphore
semblable. À pied de la lettre, un tel enfer n’existe
pas plus qu’un « prince
des ténèbres ». Cependant, l’un et l’autre
ont bien existé dans notre culture. Les siècles que
l’on appelle
(faute d’un meilleur terme) « Moyen-âge »,
sont marqués
par la crainte de l’enfer et de la damnation éternelle
. Cette peur ne s’est dissipée que lentement –surtout
dans nos campagnes.
De cet enfer, le diable était le grand
pourvoyeur. Comment, dès
lors, ne pas suivre les enseignements d’une église
toute-puissante. Si cet enfer n’avait pas « existé »,
le pouvoir de l’église –gestionnaire
du salut- aurait été diminué.
Il faut ici
rappeler un aspect mal connu de la doctrine calvinienne de
la double prédestination (au salut ou à la
damnation). Dans cette perspective calvinienne, il est vain
de se poser à ce
sujet des questions auxquelles il n’y a pas de réponse.
Dieu seul sait qui est « sauvé ».
Personne sur terre (ni pape, ni magistère) n’a
le pouvoir de décider
qui sera sauvé ou damné. Dieu seul le sait.
À
chacun de vivre selon qu’il a reçu, mais le
salut est un don gratuit. Nul ne peut s’attribuer un
mérite
et, ainsi, « rendre » quelque
chose à Dieu. Aucune œuvre humaine n’est,
de soi, un mérite.
Martin Luther avait bien vu que cette gratuité était
au centre du message chrétien –selon Romains
1,17 (cfr. Habaquq 2,4) .
De là aussi, cette insistance
sur le salut par la foi seule (sola fide) et non par les œuvres.
Ce « salut par la foi » (qui n’est
pas réductible à un salut par la croyance !)
est un des thèmes
fondamentaux de la Réformation du seizième
siècle.
Ainsi, cette doctrine calvinienne de la prédestination
-dont la formulation peut paraître étrange,
aujourd’hui- créait alors un
espace de liberté. Nous ne pouvons connaître
ce qui dépend
de la seule volonté de Dieu. Ne nous occupons donc
pas d’un tel « enfer ».
De fait, personne ne sait qui sera sauvé ou damné.
Et ceux qui croient pouvoir l’affirmer se trompent.
Finalement, la figure d’un « diable » opposé à Dieu
est un fantasme. Mais à force de représenter
un fantasme : l’image
finit par prendre corps. Le Diable existe puisqu’on
en parle ! Certains même l’ont vu : cornes et
pieds de bouc (ce qui étonnant
pour un serpent !).
De là aussi, certaines maladies
mentales qualifiées jadis (et parfois,
encore, aujourd’hui) de « possessions ».
L’église
s’était donné, jadis, les armes pour
combattre ces intrusions des démons. Par là,
elle a aussi assuré son emprise sur
les âmes simples –comme le rappelle cette ballade
que François
Villon fit à la requète de sa mère :
« Femme
je suis povrette et ancienne
Ne rien ne sçais ; onque lettre ne leuz
Au moustier voy dont je suis parroissienne
Paradis painct , où sont harpes et luz
Et ung enfer où damnez sont boulluz ;
L’ung me faict paour, l’autre joye et liesse… »
De telles images ont –pendant des siècles- été régnantes.
Par quoi sont elles remplacées de nos jours ? De
toutes manières,
un changement d’image de la réalité n’implique
pas un changement de réalité. L’homme
n’est pas devenu
meilleur en pensant autrement. Les horreurs récentes
(massacres et attentats) en témoignent. Aussi longtemps
qu’il y aura des hommes, la question
du mal restera une question ouverte.
Simplement, la question
est de savoir sur quelles images (sur quels rêves)s’appuie,
aujourd’hui, cette réalité.
Jacques Chopineau,
Genappe, le 28 juillet 2005
(1) L’histoire des relectures occidentales de Genèse
3 est retracée
dans le livre de Jean Delumeau : Le péché et
la peur, la culpabilisation en Occident, XIIIème-XVIIIème
siècles, Paris 1983 (Fayard). |