Le règne
de la violence
Contrairement à ce que beaucoup ont
répété après
Rousseau, l’homme n’est pas bon par nature. C’est
le contraire qui est vrai. Sans lois, sans règles
imposées,
sans rites observés par tous, la violence ressurgit.
Le grand Xun Zi (Sun Tse) l’exprimait –conformément à une
pensée chinoise ancienne : « La nature de l’homme
est mauvaise ».
Selon cette pensée, l’artificialité seule
conduit au bien-agir. De là, l’importance des
rites qui canalisent la conduite des humains. La violence
est naturelle, non les rites. La civilisation est une couche
mince : le sauvage est proche
de la surface. Que cette surface polie s’écaille
et voilà le corps sauvage mis à nu. Sans règles
civilisées, sans lois contraignantes, sans formes
obligées,
le « naturel » reprendrait vite le dessus. La
jungle est naturelle ; non la démocratie.
Dans la jungle, certes, on ne s’embarrasse ni de formes,
ni de procédures. C’est le règne de l’action
directe. Je suis le plus fort, donc j’ai raison ! Les
plus forts mangent les plus faibles. Un certain libéralisme
ressemble fort à la jungle. Nous touchons ici la limite
de l’anarchie. Un tel système
anarchique n’a d’ailleurs jamais fonctionné dans
un groupe humain où l’homme est un loup pour
l’homme.
Certes, il n’en est pas toujours ainsi : l’homme
peut être juste, noble, généreux. Mais
il suffit d’une violence tolérée, engendreuse
de violences, pour que la nature reprenne ses droits.
La
loi « inscrite dans les cœurs » (cf Jérémie
31) est un bel idéal, mais non une réalité humaine.
Certes, les lois de la meute sont inscrites dans les cœurs
des membres de la meute, mais ce ne sont pas les lois et
les règles d’une civilisation humaine. Si de
telles « lois » existaient
dans la réalité humaine, ce serait une loi
de la meute.
Les loups connaissent une telle loi de la meute.
L’anarchie
serait la fin de la meute. C’est pourquoi les loups
respectent fidèlement cette loi qui commande leur
survie. Mais malheur aux moutons !
L’histoire fournit
de nombreux exemples de cette violence innée –laquelle
est limitée seulement par
la civilisation. L’horreur n’est jamais loin.
Rappelons que les horreurs du nazisme ont explosé dans
un pays de haute culture et au long passé chrétien.
Cela ne doit jamais être oublié. La mémoire
est indispensable si l’on ne veut pas un recommencement
de l’horreur. L’oubli est mortifère par
la distance qu’il établit entre l’horreur
et le présent.
Le
livre de la mémoire
La Bible est le
livre de la mémoire. D’autres
civilisations ont davantage laissé des traces architecturales
ou épigraphiques, mais le peuple de la Bible a transmis
ce grand monument qui est constitué par la bibliothèque
biblique.
«
Et leurs fils, qui ne savent pas, entendront ; et ils apprendront à craindre
le Seigneur votre Dieu tous les jours où vous serez
en vie sur la terre dont vous allez prendre possession en
passant le Jourdain » Deutéronome 31,13
C’est –pour
ce peuple- le début de l’histoire
et, déjà, il est fait appel à la mémoire.
De nombreux textes bibliques insistent sur cette nécessité de
mémoire, au point d’en faire un devoir religieux
fondamental. L’oubli est coupable ; la non-transmission
est un manque. Et comment ne pas oublier ce qui n’est
pas transmis ?
C’est la fonction du rite. Le souvenir
est une continuation de la vie. L’oubli est la mort
du passé. Mais
il faut que le lien avec ce rite soit un lien vivant. Car
le rite peut devenir une simple répétition
: un lien purement formel avec un passé déjà mort
et que les mots ne peuvent faire renaître. De là,
cet appel biblique continuel à la réintériorisation
des événements du passé...
«
Qu’on se souvienne de ce jour où vous êtes
sortis d’Egypte » Exode 13,3
«
Pour te souvenir, tous les jours de ta vie, du jour où tu
es sorti d’Egypte » Deutéronome 16,3
«
souviens-toi de toute la route (40 ans dans le désert)» Deutéronome
8,2 (cp 8,18)
«
Tu te souviendras qu’au pays d’Egypte tu étais
esclave… » Deutéronome 15,15 ; (cp id.
5,15 ; 16,12)
«
garde-toi bien d’oublier ton Dieu » Deutéronome
8,11
«
Souviens-toi, n’oublie pas, que tu as irrité le
Seigneur ton Dieu dans le désert » Deutéronome
9,7 Les événements du passé sont des éléments
de notre réalité. Non pas par une célébration
qui serait un simple rappel de l’histoire, mais par
une longue réintériorisation :
«
Souviens- de ce que le Seigneur a fait à Myriam » Deutéronome
24,9
«
Souviens-toi de ce qu’Amalek t’a fait… » Deutéronome
25,17 (cp Exode 17,8-16)
Rien d’étonnant si cette « loi
prêchée » qu’est
le livre du Deutéronome, revient souvent sur ce point
essentiel. Pas de religion sans mémoire.
Pas
d’avenir
sans passé
Le « devoir de mémoire » est
une tâche
humaine sans laquelle l’humain n’aurait pas d’avenir.
Un lien profond unit le devoir de mémoire et la civilisation
humaine. « Plus jamais ça ! », dit-on,
après
chaque de barbarie. Mais l’oubli fait que la barbarie
est immortelle. C’est la jungle qui est naturelle –non
la civilisation.
D’autre part, aucune civilisation
ne peut survivre sans mémoire. Au contraire, les loups
vivent dans l’instant.
Le présent leur suffit. Mais un programme génétique
n’est pas une mémoire humaine. Sous peine d’être
lui aussi un loup, l’homme veut enraciner son présent
dans une histoire. Tel un arbre, il s’élève
d’autant plus haut que ses racines sont profondes.
C’est pourquoi notre histoire doit nous être
connue. Evidemment, cela peut exiger un long apprentissage.
Religieuse
ou non, toute culture suppose une éducation –laquelle
connaît des moments plus forts que d’autres,
mais jamais de terme.
Dans tous les cas, nous ne sommes pas
meilleurs que nos anciens et la barbarie est aussi proche
de nous qu’elle était
proche de leur quotidien. Nous avons plus de science, mais
non plus de sagesse.
Et, finalement, homme, souviens-toi
aussi que tu es mortel et que tu retourneras à la
poussière (Genèse 3,17). Cela non plus, les animaux ne le savent
pas. Mais être homme, c’est avoir conscience de cette réalité universelle,
car c’est elle qui commande notre respect de l’homme concret. Souviens-toi...
Jacques Chopineau, 18 mai 2005 |