Et
il pleuvait !
Jamais un texte biblique ne nous dit quel temps
il fait. La météorologie n’est pas le souci des
auteurs bibliques. Dès lors, il faut lire attentivement
la mention que fait ce texte d’Esdras :
« … Et, arrivé là, il ne mangea pas de
pain et ne but pas d’eau, car il était dans
le deuil à cause de l’infidélité des
déportés »
Esdras 10,6
On fait alors une grande proclamation selon
laquelle, dans les trois jours, tous les hommes du peuple
devaient se rassembler
:
«
Tout le peuple demeura sur la place de la maison de Dieu, tremblant à cause
de cette affaire et à cause de la pluie »
Esdras 10,9
Pourquoi cette mention du temps qu’il faisait ? Dans un moment aussi grave,
le peuple attend la décision qui va être prise, au sujet du renvoi
ou non des femmes étrangères. La mention de la pluie souligne l’angoisse
du peuple dans l’attente de la décision. C’est cette décision
qui doit être ici expliquée.
Les livres d’Esdras et de Néhémie
sont souvent négligés
par les lecteurs de la Bible. De même, les livres des Chroniques.
Historiographie tardive -dit-on- édifiante, unilatérale,
historiquement partielle et partiale.
Pourtant, ces livres témoignent
d’une situation historique
unique et des attitudes de ceux qui ont dû l’affronter. On
n’a pas
manqué de stigmatiser le renvoi des femmes étrangères.
Image d’intolérance et de particularisme étroit.
Ce jugement ne semble pas rendre justice à la situation.
On sait que les « retournants » (fils
ou petits-fils des déportés)
sont revenus dans l’enthousiasme, dans un pays où –cependant-
personne ne les attendait. Au contraire, les maisons étaient
habitées
et les terres étaient occupées. Pour reprendre une formule
d’Ernest
Renan : « Au lendemain de leur arrivée, ils se retrouvèrent
entourés d’ennemis ».
Et les nouveaux occupants sont édomites, cananéens ou
autres. De là, ces grandes difficultés de réinstallation
et cette lenteur à reconstruire
le Temple (cf Aggée 1,4 et versets suivants).
À l’époque qui nous intéresse,
plusieurs générations
ont passé. Mais un autre problème surgit :
«
C’est aussi dans ces jours-là que je vis des juifs qui avaient épousé des
femmes achdodites, ammonites et moabites ; la moitié de leurs fils parlait
l’achdodien et aucun d’eux ne se montrait capable de parler le judéen »
Néhémie 13,23
En Judée (même à Jérusalem !), une
partie des jeunes juifs ne savent pas parler la langue de leurs
pères. Pourtant, aucun homme,
jamais, ne va facilement renvoyer sa compagne et ses enfants.
On comprend que tout un peuple reste, malgré la pluie,
trois jours dans l’attente,
dans les rues de Jérusalem. Et que le grand scribe Esdras
passe ces mêmes
trois jours dans la prière et dans le jeûne, avant
de prendre sa décision.
Plus de quatre-vingt ans après le retour, nombreux sont les descendants
des « retournants ». Il y avait très peu de femmes parmi le
peuple qui a pris le chemin du retour vers Jérusalem. Cependant, dans
le désir d’une descendance, il a fallu prendre
femme parmi les filles du pays.
Dans la génération de ce temps, beaucoup n’ont qu’un
rapport lointain avec le passé judéen. Encore une ou deux générations
et la question ne sera même plus posée. Le pays sera cananéen, édomite
ou –localement- de telle ethnie dominante.
Dès lors, la question se pose : y aura-t-il
encore un peuple judéen
dans l’avenir ? Une telle décision de renvoi était
cependant difficile à prendre. Et en l’absence
de royauté judéenne,
seule une autorité reconnue par tous devait la prendre.
C’est le
cas du scribe Esdras ou du haut-fonctionnaire envoyé par
la cour persane (Néhémie).
Aujourd’hui
Cette situation ancienne est pleine d’enseignements.
Surtout dans cette Europe multiculturelle et pluri-religieuse
qui –bon an, mal an- se construit.
Les soi-disant « puretés » de la race
ou de la culture relèveraient
aujourd’hui du fantasme.
En ce temps-là, le scribe Esdras et le haut fonctionnaire
Néhémie
ont dû faire un choix difficile. Nous pouvons –aujourd’hui-
parler de racisme ou de particularisme rétrograde,
mais l’examen
des faits vient tempérer ces jugements expéditifs.
Ils ne pouvaient pas agir autrement.
Cependant, aujourd’hui, la question
est telle : y aura-t-il encore une Europe ? Une Europe européenne,
aimée des peuples ? Notre Europe
?
Ou bien met-on sur pieds, sous ce nom, un grand ensemble –un
géant économique-
intégré à la partie riche de ce monde,
mais sans lien avec ce qui fit, dans le passé, sa
force et sa grandeur ?
Certes, l’Europe actuelle est fort différente de celle du passé.
Et la diversité de la population actuelle pose des problèmes nouveaux.
Quelle réponse leur donner ?
Fondamentalement, deux attitudes se présentent à nous.
- La première
est de renvoyer hors de nos frontières tous ceux dont
le passé et
la culture sont perçus comme différents. A
mon sens, ce serait là un « réalisme » à courte
vue, et d’ailleurs
une option impossible à mettre en oeuvre.
-
La seconde
est d’inventer
une nouvelle Europe. Une Europe qui n’a jamais existé et
dont les prémices ont encore du mal à émerger.
Un exemple pris dans domaine religieux.
- Jamais l’Europe n’a
compté ces millions de musulmans qui forment une part
importante de sa population. Jamais non plus les christianismes
officiels n’ont compté aussi
peu de fidèles.
- Dans le même temps, cependant, des « communautés
de base » font preuve d’un dynamisme et d’une
ouverture extraordinaire –malgré la
pesanteur d’une institution trop ancrée dans son
passé.
Par parenthèse, notons que les critiques laïques ou protestantes
devraient tenir compte de l’existence d’un catholicisme populaire
qui –sans rien renier de ce qu’il considère comme essentiel,
et dans la foulée du concile de Vatican II- tente
de prendre la mesure du monde qui se construit.
La question posée, aujourd’hui, concerne la diversité culturelle
et religieuse de l’Europe qui se profile. L’Islam a sa place dans
ce concert. C’est là un fait nouveau : des millions d’européens
sont aujourd’hui musulmans. Et demain plus encore.
Ce qui fut –au temps d’Esdras et Néhémie- une décision
rendue nécessaire par une question de survie, serait aujourd’hui
une erreur. Dire cela n’est pas critiquer la décision jadis prise,
dans un contexte culturel et religieux tout autre que celui que nous connaissons.
Mais il importe de reconnaître la nécessaire diversité actuelle
et sa richesse potentielle. Malgré la pluie, telle
est notre attente.
Jacques Chopineau, Genappe,
le 27 septembre 2004 |