4. Maudit Caïn
Caïn est le nom du premier fils d’Adam.
Sa mère - qui le nomme - donne la raison pour laquelle
elle l’appelle ainsi :
L’homme connut Eve, sa femme. Elle conçut
et enfanta Caïn. Elle dit : j’ai acquis un
homme avec l’Éternel. Elle continua d’enfanter :
son frère Abel. Or Abel fut berger de petit bétail
et Caïn cultivateur.
Genèse 4,1
Les noms bibliques ne sont pas donnés
au hasard ! L’aîné Caïn (Qayin) est nommé d’après « j’ai
acquis » (qaniti). Et en effet, les « acquisitions »
marqueront la vie de Caïn et de sa descendance. Les produits
de la terre. Mais aussi la première ville qui portera
le nom du fils de Caïn : Hénoch (Genèse
4,17). Et plus tard, les musiciens, les fabricants d’outils
de fer et de bronze (Genèse 4,21-22).
C’est Caïn-toujours-plus. Toute civilisation
est caïnite.
D’Abel le berger, par contre, il ne restera
rien puisqu’il meurt sans enfant. Comme son troupeau,
il passe et ne possède rien. Le nom même est
frappant pour tout hébraïsant : Abel (hebel)
signifie : buée, vapeur, haleine, souffle léger…
Ce mot sera d’ailleurs en hébreu
biblique une métaphore du néant. Surtout après
l’usage qu’en fera
l’Ecclésiaste (Qohelet) : « Buée
de buées » ou « néant
de néants » ou « Abel d’Abel »…
(Ecclésiaste 1,1 et souvent dans la suite de ce texte).
Ce terme est souvent traduit (par imitation du latin vanitas) : « Vanité de vanités ».
Ainsi, pour le lecteur du texte original, il
est clair, dès le début du récit, que
de Caïn il restera toujours plus d’« acquisitions »
et qu’Abel est voué à disparaître.
De même, la civilisation (agricole et citadine)
est destinée à remplacer l’état
semi-nomade des éleveurs d’ovins.
Cependant, contre toute attente, Abel aura une descendance !
Mais Adam connut encore
sa femme. Elle enfanta un fils et elle l’appela Seth
(Chét) car Dieu
m’a attribué (chât) une autre descendance à
la place d’Abel que Caïn a tué. Et à
Seth aussi fut engendré un fils. Il l’appela
du nom d’Enoch. Alors, on commença d’invoquer
le nom de l’Éternel.
Genèse 4,25-26
« Enoch » (ou « Enosh »)
est un mot qui signifie « homme » (considéré
dans sa faiblesse). C’est le mot que l’on retrouve
en araméen (‘enash) ou en arabe (‘insân) et qui a donné, en hébreu, le pluriel
« hommes » (‘anashîm). C’est ici un nom propre. Et c’est le
nom de tous les humains mortels et fragiles…
Notons que la généalogie qui suit
(Genèse 5) ne reprend - sous le titre « Les
engendrements d’Adam » - que les noms des
seuls descendants d’Adam et Seth (donc d’Abel !)
pour aboutir à Noé. Ce qui signifie qu’aucun
descendant de Caïn ne traversera le déluge !
Il y a là un jugement terrible porté sur cette
civilisation dont nous sommes tous les enfants.
Les scribes anciens qui ont mis en forme ces
textes, portent dans ces chapitres (1 à
11) un jugement sans indulgence sur cette humanité.
Tout ira de mal en pis depuis le « jardin »
perdu sans retour, le « premier » meurtre…
et bientôt le déluge et enfin la perte de la
« langue » commune.
Le fait que Genèse 5 (et d’autres
textes) soient d’une « source »
différente, ne change rien au plan global de ces textes.
Plus précisément - dans le cas présent
- cela ne change rien au fait que cette généalogie
de Genèse 5 ait été placée là
et non ailleurs. Cela ne donnera d’ailleurs que plus
de poids à l’histoire qui commencera « après »
cette histoire des origines : l’histoire qui s’ouvre
avec les patriarches.
C’est l’intention des rédacteurs
terminaux qui commande. Non l’histoire de la formation
du texte. Et c’est cette intention qui peut éclairer
une lecture actuelle.
Jacques Chopineau,
Genappe, 15 juin 2003
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