CORRESPONDANCE UNITARIENNE    décembre 2005

Du Christ à Jésus

Actualités
unitariennes


n° 50

« Le Dieu que nous cherchons […]
doit être tout autre que ce que l’ont fait les théologiens.
En effet, si nous appliquons à l’Être suprême la condition de mouvement, de progrès, […]
il va arriver que cet être ne sera plus, comme jadis, simple, absolu, immuable, éternel, infini […]
mais organisé, progressif, évolutif, perfectible
par conséquent, susceptible d’acquisition en science, vertu, etc., à l’infini.
L’infini ou l’absolu de cet Être n’est plus dans l’actuel, il est dans le potentiel. »

Proudhon, anarchiste et franc-maçon
Philosophie du progrès, Edition Rivière (1853), pp 69-70 ;
envoyé au réseau par Pierre Bailleux, le 4 juin 2005

Du Christ à Jésus
présenté par Michel Benoît,
À propos d'une conférence de John P. Meier, membre de la Catholic University of America,
prononcée à l'Immaculate Conception Seminar School of Theology en février 1993.
texte rédigé en septembre 2005

L'avènement du pape Jean-Paul II en 1978 a provoqué dans l'Église catholique une disparition très rapide de toute réflexion théologique digne de ce nom. Ce phénomène a des conséquences dramatiques pour cette Église, qui se replie depuis dans une attitude fidéiste proche du fondamentalisme. Le seul domaine de recherche qu'elle semble avoir toléré est ce qu'on appelle la "recherche du Jésus historique".

Initiée par Samuel Reimarus (protestant allemand mort en 1768), cette recherche a piétiné jusqu'au milieu du XX° siècle, pour connaître à partir des années 1980 un développement foudroyant. En France, la "recherche primaire" (1) n'a guère été menée que par M.E. Boismard, dominicain de l'École Biblique de Jérusalem. C'est aux États-Unis qu'elle a pris de l'ampleur, dans les milieux protestants, juifs et catholiques.

Deux ouvrages américains, récemment traduits en français, témoignent de l'âge adulte atteint désormais par la quête du "Jésus historique". Raymond E. Brown, La mort du Christ. Encyclopédie de la Passion, Bayard 2005, atteint 1 650 pages pour commenter le récit de la Passion dans les évangiles. L'auteur a lu tout ce qui a été écrit sur ce sujet, il examine toutes les hypothèses d'interprétation (et elles sont nombreuses !). Comme parfois les spécialistes de haut niveau, il avoue qu'à la fin de cet énorme travail il se voit souvent incapable de choisir et de se prononcer. Tout aussi érudit, John P. Meier – collègue et ami de Brown – a publié Jesus, a marginal Jew (2). Mais lui n'hésite pas à donner à sa recherche des conclusions claires.

Le travail fait par Meier est une pure merveille. Son utilisation rigoureuses de critères de lectures qu'il définit dès le départ, sa prodigieuse connaissance de la littérature ancienne (tant juive que gréco-romaine), la finesse de ses analyses, son courage et enfin son humour, emportent l'adhésion.(3) Ouvrage de "recherche primaire", il est aussi agréable à lire que possible.

Si j'avais suivi exactement la méthode de Meier (et surtout Brown), je n'aurais pas pu écrire Dieu malgré lui (publié chez Robert Laffont en 2001). J'ai la joie de pouvoir dire maintenant que l'attitude générale de Meier, les critères de lecture qu'il adopte et l'utilisation qu'il en fait sont globalement ceux qui ont guidé ma propre approche du Jésus historique. Dieu malgré lui se place dans la "recherche secondaire", avec une forme d'écriture destinée au grand public. Là où un "exégète primaire" se refuse à trancher, je choisis délibérément telle option parmi d'autres : je prends parti, récusant pourtant le qualificatif de "partisan" puisque mes choix sont toujours clairement justifiés. Avec ses limites, Dieu malgré lui s'inscrit donc dans la longue liste des ouvrages consacrés à la "recherche du Jésus historique".

Mais revenons à la conférence prononcée par Meier, un an après la publication américaine du premier tome de Jesus, a marginal jew. Cette publication a provoqué des réactions si virulentes, qu'il doit se justifier publiquement. Meier fait remarquer que jusqu'ici, tous ceux qui ont élaboré une christologie (4) l'ont fait pour utiliser le Jésus de l'histoire dans leurs constructions théologiques. Au mieux, un Jésus sommairement historique servira de prétexte à une "théologie de Jésus" qui aboutit – enfin ! - à une christologie dogmatique. La quête du visage de Jésus n'était pour eux qu'un aspect d'une entreprise plus vaste, théologique. Un aspect marginal, sans impact sur leur théologie.

Tandis que "mon optique, dit Meier, est militantly untheological (délibérément non-théologique)". Il sait bien que pour les catholiques, ceci est un blasphème : ils ne peuvent rien savoir du Christ en-dehors d'une foi modelée par le dogme. Mais Meier s'obstine : l'objet de son travail ce n'est pas le Christ, c'est un juif palestinien du 1° siècle, et un juif marginal dans son pays et son époque. "Bref, conclut-il, il est temps pour les catholiques de trancher, et de d'extraire la quête du Jésus historique de la gangue en béton armé du dogme et de la théologie catholiques"

J'admire le courage de ce clerc catholique, et le courage de l'évêque qui a donné son imprimatur en-tête de ses deux premiers tomes. Car si Meier ne fait pas de théologie – ce qui lui évite de prononcer les mots qui fâchent – son travail, l'optique même définie dans son tome I et mise en œuvre dans son tome II, réduit à peu de chose la construction complexe du dogme catholique. Les réactions très vives suscitées par sa publication en témoignent : revenir au Jésus de l'histoire, c'est s'éloigner du fondement même du catholicisme. Réhabiliter le juif Jésus, c'est ébranler définitivement un édifice dogmatique qui structure de l'intérieur la foi de l'Église, et sans lequel l'Église risque de s'écrouler par l'effet dominos.

Meier ne s'en émeut pas. Il remarque que "pour les catholiques, la quête rigoureuse du Jésus historique est une chose nouvelle. Il est très difficile de les sevrer" de leur regard christologique sur Jésus, et pourtant, ce sevrage est précisément ce qu'il faut accomplir. Non pas que je nie l'utilité du Jésus historique pour rebâtir une christologie d'aujourd'hui : au contraire, je souscris à ce projet. Mais je pense (…) que la quête du Jésus historique doit être conduite, d'abord et dans un premier temps, comme une démarche historique autonome. C'est seulement quand ce travail sera accompli, et seulement dans un deuxième temps, que peut-être quelqu'un (quelqu'un de différent du chercheur historien) pourra assumer les résultats de la recherche pour les intégrer dans une christologie contemporaine".

Il me semble qu'en affirmant ceci, Meier endosse un gilet pare-balles qui lui permet de poursuivre sa "quête" sans se préoccuper de ses conséquences sur le catholicisme tel qu'il est devenu. Bien sûr, Jésus tel qu'il a été dans sa réalité historique devrait être la seule base de la foi chrétienne. Il aurait dû toujours l'être. Mais depuis le IV° évangile (5) et Paul de Tarse il ne l'est plus, et dans le catholicisme il ne l'a jamais été. Reconstruire une christologie à partir du Jésus de l'histoire est non seulement indispensable, mais c'est une tâche exaltante, tant la personne de Jésus débarrassée du dogme apparaît fascinante, "moderne", parlante – j'oserais dire charmante, car cet homme dans sa singularité a un charme fou, dont la cuirasse dogmatique l'a totalement dépouillé. Mais la foi catholique est fondée sur les conciles de Nicée et de Chalcédoine. Et je ne vois pas comment un Christ philosophique, source du pouvoir monarchique de l'Église et de ses sacrements, peut être conciliable avec l'électron libre qui sillonna les chemins de Palestine entre l'an 28 et 30 de notre ère.

Cette tension irréconciliable entre le Jésus de l'histoire et le Christ de la foi explique le malaise de ceux qui ont lu Meier, ou qui ont lu Dieu malgré lui. C'est qu'on ne parle pas de la même chose, ou plutôt pas de la même personne. Les quêteurs de Jésus cherchent à savoir ce qu'il a dit, ce qu'il a fait, quel a été son parcours humain. Car mieux encore que ses paroles, ce qui est vivifiant pour nous – plus que nous ne pouvons l'imaginer au départ – c'est le mouvement qui anime le juif Jésus, depuis sa sortie du désert jusqu'à sa mort sur une croix. C'est sa façon d'être face à la vie et à la mort, face aux pouvoirs politiques, sociaux, et surtout religieux de son temps. C'est ce qu'il a été, plus encore que ce qu'il a dit ou fait. La passion qui anime les chercheurs de Jésus, c'est la passion de vivre, aujourd'hui, ce qu'il a vécu autrefois. Certains de ses enseignements sont inapplicables pour nous, qui ne sommes pas juifs, qui vivons au XXI° siècle. Mais ce qu'il a été, c'est ce que nous voudrions être, aujourd'hui et où que nous vivions. C'est cela que recherche finalement le "quêteur du Jésus historique". C'est de là que découle sa joie, au terme de tant de travaux austères, érudits, minutieux.

Si une "christologie" peut être construite à partir du Jésus historique, elle n'endossera jamais l'habit du dogme catholique. Elle ne le rejettera pas : elle n'aura simplement pas d'autre habillage que celui d'un homme illuminé par la présence de son-Père-et-notre-Père, et elle abordera nécessairement les questions (les impasses) de la christologie catholique du point de vue d'un vivant, et non du point de vue d'une idéologie philosophico-théologique à préserver et à défendre. Non plus une christologie, discréditée à jamais. Mais une Jésulogie, s'il faut trouver un terme pour décrire la fidélité à un homme, à ses intuitions, à son parcours sans faute vers son 'abba'. C'est pourquoi la lecture attentive d'ouvrages comme celui de John P. Meier est à la fois indispensable, et dangereuse. Comme fut jugé dangereux le juif Jésus, trop dangereux pour être toléré dans la société théocratique de son temps.

Michel Benoît

(1) J'appelle ici "recherche primaire" (cf. la "forêt primaire") celle des spécialistes défricheurs, qui collectent des faits ou des informations techniques dans les sources de l'antiquité (textes, archéologie, épigraphie, etc.). La "recherche secondaire" reprend ce matériau et en fait des ouvrages destinés à un public cultivé, mais non spécialisé – le plus souvent en l'incluant dans une problématique théologique ou politique. Les écrivains et polémistes, à leur tour, vulgarisent ces ouvrages pour publier des livres agréables à lire, destinés au "grand public".

(2) Quatre tomes, dont trois viennent d'être publiés par le Cerf sous le titre Un certain juif Jésus, les données de l'histoire. Le tome IV est en cours de traduction française.

(3) Mon enthousiasme ne m'empêche de remarquer que Meier, comme tout savant, peut se montrer prisonnier des critères qu'il adopte, même quand ils sont remarquablement efficaces. Il me semble qu'il lui arrive parfois d'appliquer un peu brutalement ces critères, par exemple dans l'exégèse de Jésus marchant sur les eaux : sa conclusion (aucune historicité à la base de ce récit), contredit sa démonstration (une tradition très ancienne de ce récit). Dans ce cas précis, je regrette aussi qu'il n'ait pas examiné le phénomène "marche sur les eaux" dans les cultures païennes gréco-orientales, ou même hindo-bouddhistes.]

(4) Domaine de la théologie qui s'attache à définir l'identité de Jésus. Parmi les noms les plus connus : Schleiermacher, Bultmann, Dodd, Bornkamm, Kasemann (protestants), Lonergan, Küng, Kasper, Schillebeeckx (catholiques), Ben Meyer, Vermès (juifs).

(5) Je ne peux pas ici nuancer mon propos : le IV° évangile contient des éléments qui sont parmi les plus anciens qui nous soient parvenus. Mon hypothèse est que l'auteur de ce "noyau" est le disciple bien-aimé de Jésus. Le IV° évangile que nous lisons a subi d'importants remaniements, dans une direction toute autre que celle du "noyau".

ndrl M. Benoît est l'auteur d'un livre qui a fait date "Dieu malgré lui", paru en 2002 aux éditions Robert Laffont, 358 p.
voir le compte-rendu fait par Michel Perrin dans le bulletin de la Fédération des réseaux du Parvis (n° 16, décembre 2002, p. 36)
que nous avons reproduit dans l'un de nos bulletins (Correspondance unitarienne, n° 13, janvier 2003)