CORRESPONDANCE UNITARIENNE | octobre 2002 |
L'unitarisme
contemporain dans les pays francophones ouest-européens |
|
L'unitarisme à trois Dans les pays francophones de l'Europe de l'Ouest, les mouvances
unitariennes apparaissent éclatées en trois composantes
majeures : - des protestants libéraux de conviction unitarienne,
réunis autour des revues Evangile et liberté et Théolib
et au sein d’union protestante libérale (UPL) à Liège, à Genève, à Strasbourg
et à Paris (où l'UPL a fusionné avec l'association
Théolib). Selon les pasteurs en fonction, ils ont pu s'appuyer
sur certaines paroisses protestantes de tradition libérale (l'Oratoire
du Louvres et le Foyer de l'âme à Paris, le Lignon dans
la banlieue de Genève jusque dans les années 1990, Saint-Guillaume à Strasbourg,
etc.) ; - des chrétiens
unitariens (une douzaine environ), sous la présidence d'honneur
de Théodore Monod jusqu'à sa disparition en 2000, réunis
en 1986 au sein d'une Association unitarienne française (AUF),
devenue francophone en 1992, puis, à partir de 1996, au sein
d'une Assemblée fraternelle des chrétiens unitariens
(AFCU) (2) ; - enfin des unitariens qui, tout en se disant disciples de Iéshoua de Nazareth, entendent rester à l'écart des grandes confessions et vivre une ouverture religieuse avec des croyants d’autres horizons, en quelque sorte un unitarisme post-chrétien pour reprendre l'expression d'un unitarien allemand, Hans-Dietrich Kahl, lequel distingue les chrétiens officiels, les chrétiens "aussi" ou libéraux, et les post-chrétiens (1). La Fraternité unitarienne de Nancy (FUN) est ainsi passée d'une référence protestante libérale à une spiritualité alimentée par les textes sacrées des grandes traditions religieuses monothéistes (christianisme unitarien, soufisme, judaïsme, bouddhisme, etc.) (2). [ndrl. depuis la rédaction de cet article, l’Association unitarienne-universaliste de Paris - Ile de France, fondée en juin 2003, se réfèrent directement au modèle américain tout en restant dans un cadre théiste]. Par ailleurs, Paris est
le siège d'une importante communauté anglophone,
composée d'immigrés britanniques et américains,
la Unitarian universalist fellowship of Paris, dont le culte est accueilli
par le Foyer de l'âme. Cet état reflète les trois variantes qui,
hors Eglise historique de l’unitarisme (les Eglises unitariennes
de Transylvanie et de Hongrie), semblent possibles dans le champ unitarien contemporain
puisqu’on le retrouve plus ou moins dans d’autres pays :
aux Etats-Unis, en Australie (6), en Allemagne (7), etc. André
Gounelle faisait déjà cette présentation tripartite
dans un article d’Evangile et Liberté : affirmation par les unitariens de la Réforme
radicale que Dieu est un, puis "unité" (ou, en tout cas,
correspondance et convergence) entre la révélation divine
et la raison humaine affirmée par les Sociniens et l'unitarisme
anglo-saxon, enfin l'unité religieuse du genre humain avec l'universalisme
américain où des Eglises unitariennes-universalistes regroupent
en leur sein des chrétiens et des non chrétiens. Entre christianisme unitarien
et universalisme théiste Or les relations entre ces variables ne sont pas toujours
des relations de complémentarité. L'AUF fut secouée
par deux crises majeures, l'une de 1990 à 1992, lorsque l'association
se refusa à une ouverture d'inspiration libérale aux agnostiques
et aux "humanistes", et la seconde, en 1996, lorsque la référence
à l'enseignement de Ieshoua ne fut plus considérée
comme statutaire. D'une façon générale, les unitariens
de tradition chrétienne n'acceptent pas toujours une ouverture
au théisme qui, à leur yeux, aboutit à un affadissement
du religieux et à des communautés hétéroclites. L'histoire de l'unitarisme aux Etats-Unis nous rappelle
particulièrement bien l'existence de ces tensions. En 1793, est
fondée une Eglise unitarienne américaine, basée à Boston. Mais, au sein de cette
mouvance, dans un prêche en 1819, William Ellery Channing éprouve
le besoin de souligner qu'il parlait bien de "christianisme unitarien"
! Sur ce, l'American Unitarian Association (AUA) fut créée six ans après,
en 1825. A partir du milieu du XIXe siècle, les milieux unitariens
s'ouvrent de plus en plus à des théistes, des panthéistes,
des agnostiques, etc. Ils sont rejoints en 1961 par une autre Eglise chrétienne,
les universalistes qui eux aussi ont évolué dans le même
sens. Les deux mouvances fondent l'Unitarian
Universalist Association (UUA) (8).
Mais cet élargissement qui semble atteindre ses limites lorsque
l'UUA connaît sa première scission en avril 2001. A cette
date David Burton et Dean Fisher veulent ressusciter l'AUA et animent
un premier rassemblement national au mont Vernon, dans l'Etat de Virginie.
Le journaliste hongrois Ferenc Gerloczy en rend compte dans un article
publié par le Courrier international
sous le titre "Une religion attrape-tout. Les unitariens divisés,
ou un schisme chez les tolérants. Jusqu'où une confession
chrétienne peut-elle aller dans la tolérance religieuse
? C'est sur cette question que l'unitarisme vient de se scinder…"
(9). Le quart seulement des unitariens américains seraient chrétiens.
"L'UUA refuse toute doctrine obligatoire et professe la liberté
religieuse, ainsi que la liberté de conscience totale ; elle accueille
ainsi tout le monde, indépendamment de la confession de chacun.
Au fur et à mesure que se sont constituées en son sein des
communautés bouddhistes, taoïstes, musulmanes, juives, hindoues,
païennes, athées ou même homosexuelles, lesbiennes et
transsexuelles, le mouvement s'est de plus en plus éloigné
de ses racines chrétiennes" (F. Gerloczy). Bref, c'est l'auberge
espagnole où peuvent se nicher les communautés les plus
diverses sous couvert d'unitarisme ! Finalement, comme l'UUA revendique
elle aussi l'AUA comme héritage historique, les dissidents ont
fondé l'American Unitarian Conference (AUC) (10). Le catéchisme publié par Bèla Varga,
l'ancien évêque unitarien de Transylvanie, précisait
que "la religion unitarienne est historiquement et effectivement
fondée sur les évangiles". De son côté,
le nouvel évêque unitarien de Hongrie, Csaba Razmany, se
propose de représenter la religion unitarienne "tolérante"
face à une tendance américaine qualifiée de "libérale"
(F. Gerloczy). Nous avons bien là deux pôles, l'un chrétien
unitarien, l'autrepost-chrétien. Comment vivre l'unitarisme
pluriel ? Faut-il pour autant s'en tenir au dilemme simplifié
entre un unitarisme qui serait "pur", c'est à dire sans
nulle équivoque de confession chrétienne, et un "unitarisme-universalisme",
comportant une dose de plus en plus diluée de christianisme ? Un
entre-deux qui ne peut qu'être source de malentendus et surtout
de gêne pour les uns et les autres au sein d'une même communauté.
Ce champ unitarien est-il condamné à un balancement entre
une charge christique de Ieshoua de Nazareth et une figure minimaliste
faisant du même Ieshoua un philosophe parmi d’autres ?
Un christ en gloire, vainqueur de la mort, où un condamné
à mort dépouillé de ses vêtements et seulement
homme ? Un superman ou un sage parmi d’autres ? Les divisions
commencèrent très tôt avec les non adorants du XVIe
siècle en Lituanie (avec Simon Budny) et en Transylvanie (avec
Ferencz David). Mais réduire le personnage au rôle de simple
sage, n’est-ce pas prendre le risque de ne plus le comprendre puisqu’il
fut en son temps un thaumaturge, semble-t-il un baptiseur, et qu’il
fit comprendre à son entourage qu’il était bien le
messie attendu ? Enfin, toujours selon les Evangiles, son supplice fut
volontaire, une passion rédemptrice du péché des
hommes d’Israël, conformément à celle du Serviteur
souffrant annoncée par le prophète de la Consolation du
Livre d’Isaïe. Sans cet engagement dramatique dans une histoire
sainte dont il se mit à supporter, à lui seul, tout le poids
et dont il vécut le dénouement en pleine solitude sur la
croix, Ieshoua n’est plus qu’un rabbi parmi d’autres,
certes utilisant un langage nouveau, atypique. Etait-ce donc, de sa part,
de vaines prétentions ? Mais si on veut une christologie “ riche ”
pour reprendre l’expression de Mircéas Elias, quelles fonctions
christiques peut-on conserver dès lors que Ieshoua n’est
plus l’incarnation d’un dieu tout-puissant : le sauveur
d’Israël, le rédempteur de nos péchés,
le ressuscité traversant la mort et nous montrant le chemin du
ciel, ou encore le justicier des Derniers temps ? Nos façons
de penser Ieshoua dans sa nature et dans son rôle historique et
mystique nous divisent. On voit combien le Jésus historique fut
complexe et encore plus complexes les interprétations dont ses
paroles et ses gestes furent l’objet. Longtemps figée dans
des credo d’Eglise, cette figure éclate aujourd’hui
à travers le prisme de notre individuation religieuse. Dans les Eglises chrétiennes, et nos amis protestants
libéraux, le savent bien, la récitation communautaire d’un
credo masque bien les divergences individuelles. Pourquoi exigerait-on
plus des unitariens que des autres croyants ? Les unitariens ne sont
pas plus divisés entre eux que d’autres communautés
religieuses où les attitudes sont parfois très contrastées.
Il ne convient donc pas de dramatiser les conflits d’idées
et de personnes qui ont pu se produire. Il est vrai cependant que l’absence
d’un credo oblige chacun à se positionner, à se dévoiler.
“ Et toi, que dis-tu que je suis ? ”, demandait
le prophète de Nazareth à ses disciples. Une première acceptation de ce pluralisme serait
que les divers courants soient effectivement représentés
dans les instances qui se veulent représentatives. Dès lors
la cohésion du champ unitarien passerait par un lieu de coordination. Une seconde acceptation serait d'inscrire ce pluralisme
dans une dynamique libérale en acceptant les différences,
en les laissant s'exprimer librement, en sachant que, d'une cacophonie,
peut sortir un concert si on y met de l'art. Nous proposons pour cela
deux exercices inspirés par le libéralisme théologique. Deux exercices de libéralisme
théologique (11) Le rejet du dogme trinitaire, qui est le fondement historique
de l'unitarisme, dissocie Dieu et Ieshoua', et nous voilà avec
deux niveaux bien distincts : un plan divin et un plan humain. Au niveau
du divin, les croyances chrétiennes peuvent désormais s'ouvrir
à d'autres représentations. Le Dieu personne et maître
de l'histoire, comme l'affirment les monothéistes dérivés
de la doctrine mosaïque (Juifs, chrétiens et musulmans), et
le Notre Père, enseigné par Ieshoua, où le Dieu providentiel
se teinte d'Amour, n'épuisent pas en effet toutes les expériences
mystiques. Il nous faut désormais compter avec l'Etre suprême
du Siècle des lumières, la Cause du big-bang à l'origine
des temps, le Dieu des panthéistes qui donne la vie et qui est
tout immanent dans sa Création, circulant comme une énergie
vitale dans la Nature, le divin des bouddhistes qui englobe tout et vers
lequel nous convergeons en abandonnant progressivement nos ego, etc. 1- Premier exercice Vis-à-vis du Dieu créateur, de l’Etre
suprême, du dieu Un, n’enfermons plus nos prières dans
une seule représentation figée de Dieu. Le Dieu d’Israël :
et les autres qui ne sont pas d’Israël ? Le Dieu qui s’est
révélé : mais à qui ? Le Dieu providentiel
qui protège ses dévots : et ceux qui ne le prient pas n’auraient-ils
pas droit aussi à son amour ? Aujourd’hui où
nous avons pris conscience du pluralisme religieux, l’idée
fait son chemin selon laquelle, si Dieu existe, il est sans doute très
loin de nos représentations, lesquelles sont souvent marquées
d’anthropomorphisme, sinon de nationalisme (12). Alors pourquoi
ne pas laisser chacun exprimer ses louanges à Dieu à sa
façon, dans sa langue, dans sa tradition religieuse d’origine,
par ses cantiques et ses hymnes, sans soucis d’orthodoxie puisque
Dieu est en tout cas bien au-delà de nos définitions. Dans
nos louanges à Dieu, le croyant théiste, qui n’emprunte
pas une voie spirituelle particulière, doit se sentir aussi à
l’aise que le croyant d’une révélation ou l’adepte
d’un quelconque maître spirituel. Devant Dieu, nous sommes
bien tous à égalité et c’est la sincérité
de notre cœur qui compte : ce que Ieshoua nous a précisément
enseigné avec le Notre-Père (du moins lorsqu’on lit
tout le passage de l’Evangile : Matthieu 6, 5-15). La même libération de notre raison et de nos
sens est également désormais permise vis-à-vis de
Ieshoua. Et si nous voulons, nous aussi, verser du parfum sur la tête
de Ieshoua pour lui dire notre amour comme le fit une femme de Béit-Hananyah…
? Les disciples du Maître, pourtant, critiquèrent ce geste.
Laissons, enfin, les fidèles dire, eux-mêmes et sans langue
de bois, leur attachement, pourquoi ils suivent Ieshoua de Nazareth, son
enseignement et sa personne. Lorsque le jeune homme riche s'approcha du
Prophète pour lui demander ce qu'il fallait faire pour entrer au
Royaume, Ieshoua ne lui posa pas de question sur ses croyances mais lui
dit tout simplement d'aller vendre ses biens et d'en donner le résultat
aux pauvres. Ce ne sont donc pas forcément nos idées, nos
croyances, nos raisonnements théologiques qu'il faut toujours mettre
en avant ! En particulier, n'enfermons pas Ieshoua dans une théologie
christique qui, trop abstraite, risquerait de caricaturer la personne
qu'il fut. Dans un récent article d'Evangile et Liberté (13), Pierre-Jean Ruff se demandait pourquoi le développement
des fonctions christiques avaient quelque peu occulté la figure
d'enseignant de Ieshoua, que l'Evangile apocryphe attribué à
l'apôtre Thomas avait pourtant si bien mis en exergue. Nous avons
besoin de redécouvrir le Jésus historique, tel qu'il fut
– et l'historien est ici plus important que le catéchiste
– et de nous positionner librement face à sa personne et
à son enseignement. Semblable au précédent, cette fois-ci vis-à-vis
de Ieshoua de Nazareth : là aussi que chacun exprime à
sa façon - mais en n’engageant que lui - le genre d’adhérence
(qui est la foi selon l’expression d’André Chouraqui)
qui le relie à ce maître spirituel. Des théistes et
des agnostiques, pour qui Ieshoua est un maître à penser
parmi d'autres, ont également leur mot à dire s'ils se sentent
effectivement interpellés par lui. Des juifs et des musulmans peuvent
dire aussi leurs sentiments. Pourquoi le choix de ce prophète : serait-il
le plus grand, le plus puissant, le plus proche de Dieu ? La réponse
est tout simplement d’ordre historique. L’unitarisme a émergé
dans le contexte chrétien de la Réforme et c’est l’enseignement
de Ieshoua de Nazareth qui, ici, a été choisi comme
central pour nous guider dans notre vie spirituelle. Ce choix n’est
nullement exclusif d’une référence aux autres courants
spirituels, y compris au théisme. Les autres religions sont toutes
aussi respectables et la voie ouverte par Ieshoua n’est nullement
“ supérieure ” aux autres. C’est seulement
un choix estimé valable parmi d’autres choix valables. Que
la Bible ne soit donc pas notre seule lecture ! … mais que
nous sachions toutefois la lire ! Ce choix implique l'imitation du Maître. Sans qu’ils
soient nécessairement promus au rang de sacrements, les fraternités
unitariennes se doivent de reproduire les gestes cultuels de Ieshoua qui
sont fondateurs de toute communauté qui se réfère
à lui (le chrétien est ici défini par son attachement
au maître, comme disciple, et non pour son adhésion à
des dogmes) : à savoir le baptême, le lavement des pieds,
la bénédiction du pain et la Cène. Nous devons aussi
être capables d’imiter notre maître en nous mettant
au service des autres, en agissant en charité et avec l’amour
du prochain. Dans cet état d’esprit, de tolérance
et d’ouverture, d’absence de credo et d’exclusivisme,
la référence à Ieshoua peut unir et non plus diviser. La tension n’est donc pas
fatale entre l'unitarisme historique et ses formes postérieures
qui se sont développées au XVIII et XIXe siècles
notamment en Angleterre et aux Etats-Unis, du moins si le croyant unitarien,
mettant à profit l’anti-trinitarisme du XVIe européen,
établit les distinctions nécessaires entre Dieu et “ son
Fils ”, et n’instaure pas de hiérarchie entre
les voies spirituelles qui existent, entre celles qui sont révélées
par des prophètes et celles qui se veulent rationnelles, entre
celles d’Occident et d’Orient, entre les mystiques de toute
obédience. En d’autres termes, si les exercices que nous
préconisons sont bien réalisés, la cohabitation devrait
être possible au sein d’une même fraternité entre
un chrétien (même trinitaire) qui entend redécouvrir
Ieshoua de Nazareth dans son humanité, le Jésus historique,
et un non chrétien qui n'adhère pas aux fonctions christiques
qui ont été attribuées à cette personne, mais
qui s’intéresse à Ieshoua et en fait son modèle
de vie. Du moins faut-il qu'il y ait maintien de cette référence
à la personne et à l'enseignement de Ieshoua, sinon le concert
se transformerait vite en cacophonie ! Si les chrétiens unitariens
sont invités à participer activement à un christianisme
d'ouverture, inversement, les unitariens non chrétiens devraient
s'inscrire, tout aussi volontairement, dans une histoire collective assurément
chrétienne qui commence au XVIème siècle par la fondation
des Eglises unitariennes en Europe de l'Est. Jean-Claude Barbier, chrétien
unitarien, 1) Théolib,
Revue trimestrielle du libéralisme théologique, fondée
en 1996 par Pierre-Yves Ruff et Raphaël Picon. Rédaction :
Pasteur Pierre-Yves Ruff, appart. 441, 27 rue Thibouméry, 75015
Paris. |
|
|