LIBRE PENSÉE CHRÉTIENNE
   mai 2006

De quoi ont-ils peur ? Qu’on perde la foi ?


La difficulté devant laquelle je me trouve souvent me semble comparable à celle qu’ont éprouvée le Père Lebbe ou les frères Cyrille et Méthode quand ils ont voulu traduire la foi chrétienne dans le langage des Chinois ou des Slaves. Ceux qui ne partagent pas mon souci de trouver un langage compréhensible pour notre Occident contemporain doivent sans doute craindre qu’on ne perde quelque chose d’essentiel à la foi ?

Et je les comprends fort bien car il s’agit en fait de plus que de langage au sens strict ; il s’agit d’un discours crédible. Comment ne pas les comprendre quand nous constatons que c’est la plus grande partie du credo traditionnel qui n’est plus crédible ?

Comment apporter quelque lumière dans ce problème ? Par la distinction entre foi et théologie. Ce qui relève de la foi authentique reste vrai aujourd’hui, mais l’emballage théologique est démodé.

Prenons l’exemple de la Trinité

Ma foi en Dieu, Père de tous les humains, qu’avec Jésus je nomme moi aussi Père, reste forte et sereine, même si ma sincérité me fait dire, plus que jadis, que je ne sais pas grand chose sur Dieu.
Ma foi en Jésus, Christ, Sauveur, Fils de Dieu, reste intacte aujourd’hui, même si ma sincérité me fait constater et dire que Jésus ne s’est jamais prétendu Dieu.
Ma foi en l’Esprit de Dieu, agissant dans ma vie particulièrement par l’intermédiaire de Jésus-Christ, reste intacte, même si ma sincérité me fait reconnaître aujourd’hui que, au-delà de toutes les personnifications légitimes que les auteurs bibliques ont faites de la Sagesse de Dieu, de la Parole de Dieu et de l’Esprit de Dieu, celles-ci ne sont pas « quelqu’un d’autre que Dieu »

Par contre, ce qui ne passe plus aujourd’hui, c’est cette théologie que j’ai envie de nommer « mathématique » ou « géométrique » qui s’efforce de me convaincre que 1=3 et 3=1 et qui utilise des images comme le triangle, alors que je préfère de loin l’inspiration biblique : « tu ne feras pas d’images de ton Dieu »

Sincèrement, je ne vois pas ce que la notion de « Trinité » apporte comme valeur ajoutée à ma vie spirituelle. Le Père est central dans la spiritualité de Jésus mais « ce Père est Esprit et les vrais adorateurs doivent adorer en esprit et vérité » (Jean chap.4). Je trouve donc tout à fait convenable que mon adhésion à Jésus Christ exprime cette relation au Père, au Fils et à l’Esprit et donc aussi que je sois baptisé « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit ». Par contre, je constate que le mot « Trinité » ne figure nulle part dans la Bible !

J’ai toujours dans mon bureau une icône de la « Trinité » de Roublev. Il ne me viendrait pas à l’esprit de me débarrasser de cette belle icône. J’écoute régulièrement – en priant – le « Et incarnatus est » de la messe en ut mineur de W.A.Mozart et le « Et in Spiritum Sanctum » de la messe en si mineur de J.S.Bach. Mais ils n’ont évidemment aucun lien avec une quelconque théologie arithmétique ni géométrique triangulaire.

Bach et Mozart m’entraînent dans les parages de la Transcendance grâce à cette musique sublime qui me fait décoller de la littéralité du texte. Mais si vous attirez mon attention sur la littéralité des formules, je redescends de suite sur terre, dans les embouteillages de la circulation notionnelle et conceptuelle théologique.

Pour revenir à ceux à qui je ne parviens pas à faire partager mon souci de trouver un discours crédible, nous échangeons souvent au sujet de ce que « les gens » ou « les jeunes » peuvent ou ne peuvent plus admettre… Et je constate que nous avons souvent des lectures sociologiques différentes. Ici aussi, je pense pouvoir apporter quelque lumière. Comment ?

En abandonnant la sociologie, en ne parlant plus des autres mais bien de vous et moi

Moi, André Verheyen, je vous demande à vous - qui que vous soyez – de me parler en 2005 un langage compréhensible et surtout de me tenir un discours crédible. Et je vous préviens : il ne faut plus venir me dire des choses dont vous devez ajouter par après : « Oui mais ce n’est pas ça que ça veut dire » ! Je souhaite haut et fort, avec Albert Jacquard, « que les chrétiens utilisent des expressions qui veulent dire ce qu’elles disent » !

Je sais bien qu’il y a des réalités qu’on ne peut exprimer qu’avec des images et des symboles. Mais alors, je souhaite qu’on ne confonde pas le signe avec le signifié ; qu’on ne proclame pas comme dogme ce qui n’est qu’une image, un signe de la réalité qu’il signifie.

Et nous voilà donc au cœur du problème. Si le signe d’une naissance virginale a pu être « parlant » dans un certain contexte culturel pour exprimer la réalité mystérieuse et transcendante de Jésus de Nazareth, il faut se rendre à l’évidence que notre culture occidentale demande aujourd’hui d’autres signes, d’autres symboles. Et la grande erreur, c’est évidemment de proclamer comme « dogmes de foi » ce qui n’en étaient que des signes dans une culture déterminée.

Voilà donc la réponse à la question énoncée dans le titre de cet article ; non, on ne perd pas la foi quand on constate qu’un certain nombre de signes traditionnels ne sont plus « signifiants » aujourd’hui. Et c’est précisément parce que ma foi dans la réalité signifiée est intacte que je demande d’autres « signes » pour aujourd’hui.

Y a-t-il de quoi paniquer ?

Cela dépend…Si vous êtes de ceux qui pensent que toute la christologie et toute la mariologie de notre catéchisme est « révélée »…Ou si vous êtes de ceux qui pensent que toute notre théologie de l’origine du monde et des fins dernières est « révélée »…Alors, nous pourrions comprendre que vous ayez l’impression que « tout fout l’camp ».

Mais si vous pensez avec Jésus qu’il faut « rendre à César ce qui est à César ». (Mt 22,21), c’est-à-dire à la science ce qui est à la science, alors vous ressentirez comme une libération que vous ne soyez plus obligés au nom de la foi de savoir ce qui s’est passé au Big-Bang ou à l’apparition de l’Homo sapiens…que vous ne soyez pas obligés non plus au nom de la foi de savoir ce qui va se passer après votre mort.

Et si vous pensez qu’il faut rendre aussi « à la philosophie ce qui est à la philosophie », vous ferez la même expérience libératrice concernant la christologie et la mariologie. Il est évident que si la Bible, « c’est l’homme qui parle de Dieu qui parle à l’homme », selon la belle expression de Père Radermakers, la théologie est a fortiori « l’homme qui essaie de comprendre la foi ». Et les formules théologiques sont essentiellement conditionnées par la culture de ceux - des hommes et des femmes – qui les choisissent.

Il est particulièrement important d’en prendre conscience en ce qui concerne la christologie et la mariologie car ceux qui disent quelque chose par foi ou par amour au sujet de Jésus ou de Marie sont évidemment choqués s’ils rencontrent quelqu’un qui dit le contraire.

Et c’est ici que la philosophie intervient. Ne craignez rien. Vous allez vous rendre compte que vous faites de la philosophie tous les jours ! A titre de comparaison, je reprends le cas du soleil. Quelqu’un demande à un autre s’il croit que le soleil se lève à l’est. Celui-ci répond : «  C’est une question qui ne se pose pas ! C’est évident ! » Et lorsque le premier lui dit : « Eh bien non ! C’est faux ; le soleil ne se lève pas à l’Est », le second pense : « Il est fou…ou bien il se moque de moi ». Mais le premier lui dit le plus sérieusement du monde : « Le soleil se lève ni à l’Est ni ailleurs ; c’est une boule qui tourne autour de son axe et nous tournons autour de lui ». Que se passe-t-il ? Ils ont raison tous les deux mais le premier parle de ce qui se passe en dehors de toute perception subjective. Tandis que le second parle de ce qui se passe pour nous, comme nous le percevons. Il est donc important de préciser en quel sens chacun a raison.

Prenons maintenant le cas de la divinité de Jésus

Les croyants qui n’ont jamais réfléchi à cette question sont choqués quand ils entendent affirmer que Jésus n’est pas Dieu. Mais le problème s’éclaircit lorsqu’on précise en quel sens il l’est et en quel sens il ne l’est pas. En quel sens pouvons-nous dire que Jésus est Dieu ? Dans le sens qu’il est divin, qu’il participe à la divinité de Dieu par l’Esprit qui vit en lui.

En quel sens pouvons-nous dire que Jésus n’est pas Dieu ? Dans le sens de « être » sans autre nuance. On ne peut pas affirmer l’égalité Jésus = Dieu. Il faut d’ailleurs préciser que Jésus prêche, prie et adore YHWH, le Dieu d’Israël. Et cela se confirme dans l’Evangile. Jésus n’a jamais accepté le titre de Dieu. Lui-même s’appelle le Fils de l’Homme ; il accepte les titres de Messie et Fils de Dieu mais pas celui de Dieu (Jean, 10,33-36).

Comme dans la comparaison avec le soleil, celui qui dit : « Jésus est Dieu » parle de la manière dont Jésus est pour nous, c’est-à-dire habité par l’Esprit de Dieu, chargé de nous apporter la Bonne Nouvelle de Dieu, nous faisant participer à la vie divine. Et celui qui dit que Jésus n’est pas Dieu parle de la différence entre un homme et son Créateur, de l’honnêteté avec laquelle Jésus n’a jamais voulu s’attribuer le titre de Dieu.

Ce qui est vrai – et là il y a une difficulté majeure – c’est que, comme le dit le Père A. Fossion (voir le passage que nous avons cité dans notre éditorial du numéro 10 mars 2005), « Favoriser aujourd’hui les commencements de la foi, c’est dès lors défaire un certain nombre de nœuds de représentations – souvent très tenaces – qui sont simplistes, désuètes, infantilisantes, voire perverses, qui habitent encore les esprits en les tenant ainsi éloignés de la possibilité de croire de nouvelle façon. C’est pourquoi l’évangélisation aujourd’hui passe par un nécessaire désapprentissage de certaines représentations de la foi qui la rendent incroyable voire indésirable. »

Sans engager le Père Fossion dans mes interprétations personnelles, c’est ce que je ressens quand j’entends encore lire un bon nombre de nos textes liturgiques.

Car, si beaucoup d’affirmations contradictoires peuvent être vraies à condition de savoir en quel sens, il y a un autre fait dont il faut tenir compte : c’est l’évolutions des cultures.

Il y a beaucoup d’affirmations qui étaient défendables en un certain sens jadis mais qui ne le sont plus aujourd’hui parce que les dominantes de notre culture ont changé. Et il est remarquable de voir les efforts que font des historiens et des théologiens – souvent dans des livres fort intéressants – pour expliquer qu’à telle époque les gens comprenaient que telle affirmation de foi ou tel dogme était pertinent dans tel sens particulier.

Même pour démontrer que telle ou telle affirmation désuète est encore défendable aujourd’hui, certains auteurs font des prouesses de jonglerie notionnelle ou conceptuelle que les neuf dixièmes des chrétiens ne peuvent pas suivre !

Pour ne rappeler qu’un seul exemple, même si à une certaine époque l’adage « hors de l’Eglise point de salut » était défendable dans tel ou tel sens, il est aujourd’hui l’une de ces représentations de la foi qui la rendent non crédible et indésirable.

Non, on ne perd pas la foi ; on s’exprime dans les sensibilités de la culture occidentale contemporaine. Et comme « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat »(Mc.2, 27) il faut bien modifier certains textes devenus incompréhensibles.

André Verheyen