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 Dialogue


    André Gounelle

 

1 - Une rencontre avec l’Ultime
2 - Une symbolique fondatrice
3 - Mais les symboles dégénèrent en idoles
4 - L’authenticité dans la tension
5 - Les conditions du dialogue
6 - La visée de ce dialogue
7 - La critique, oui mais fraternelle !
8 - Conclusion

 

   


Le dialogue interreligieux

 

 

L’opinion aussi bien commune que savante de notre époque a tendance à accuser les religions d’être des facteurs d’intolérance, accusation qui s’appuie sur de nombreux exemples historiques ou actuels. On a le sentiment que, même lorsque leur influence proprement spirituelle est faible, elles fonctionnent, par contre, très bien lorsqu’il s’agit d’envenimer des conflits, d’empêcher des dialogues ou des accords, et de dresser des gens les uns contre les autres.

Il y a une part certaine d’injustice dans cette accusation. On pourrait la discuter à partir de situations où les religieux ont apaisé des conflits, et suscité des rencontres. On pourrait se demander si, dans bien des cas, la religion ne sert pas de couverture, de prétexte légitimant, voir de langage pour des conflits d’une autre nature. Je n’entends cependant pas ici plaider pour les religions. Il me semble plus juste, plus vrai et plus fécond qu’elles reconnaissent leur part de responsabilité dans les intolérances d’hier et d’aujourd’hui, et qu’elles s’interrogent sur elles-mêmes.

À partir du constat de cette responsabilité, deux voies s’ouvrent.

- Faut-il neutraliser les religions ?

La première part du principe que pour organiser et développer une convivialité entre des cultures et des populations différentes, il importe de se situer à un niveau purement laïc ou séculier, et d’écarter ou de neutraliser les religions qui ne peuvent que compliquer les choses et dresser des obstacles. S’il me paraît essentiel de mettre en place une "société civile", hors la sphère religieuse, je ne suis néanmoins pas sûr que cette voie soit réaliste car elle méconnaît l’imbrication profonde du culturel et du religieux.

- Où aller au-delà de la tolérance ?

La seconde voie consiste à examiner les conditions d’un dialogue positif entre les religions, à chercher à établir entre elles des contacts et des échanges. ici la responsabilité des théologiens est engagée. Je ne cache pas que cette voie, pour laquelle personnellement j’ai opté depuis plus de vingt ans, soulève des réticences, des inquiétudes, voire des refus parmi de nombreux théologiens et responsables ecclésiastiques, qui ont peur de compromettre la vérité dont ils s’estiment porteurs et défenseurs. Ils préfèrent que l’on se contente d’une juxtaposition sans rapports véritables, d’une coexistence sans échanges profonds, d’une tolérance sans dialogue authentique. Ce qui me paraît certes mieux que l’intolérance (qui est toujours un mal), mais insuffisant. Il faut dépasser la tolérance, aller au-delà. Dialogue et convivialité, me semble-t-il, exprime mieux l’idée d’une nécessaire acceptation mutuelle, d’une écoute réciproque, d’une véritable ouverture à l’autre. 

Comment tracer la voie d’un dialogue entre religions ? Je pense qu’elle devrait partir de l’ambiguïté que comporte toute religion. Ésope disait de la langue, de la parole, qu’elle était à la fois la meilleure et la pire des choses. De manière analogue, il me semble que chacune de nos religions a d’une part un visage positif et lumineux, et d’autre part une face négative et sombre.

1 - Une rencontre avec l’Ultime

D’un côté, je crois que toutes les religions reposent sur une révélation de Dieu, ou sur une intuition de la divinité.

Je dis "révélation" afin de souligner que dans sa religion, l’être humain reçoit et accueille quelque chose qui lui est donné. Il ne bâtit pas, ne construit pas, n’invente pas sa religion; mais Dieu (ou l’Ultime) vient à lui et le rencontre.

Je parle d’"intuition" pour bien indiquer que cette révélation ne consiste pas en la communication d’un savoir. Elle est rencontre existentielle avec Dieu ou l’Ultime.

Il n’y a pas d’enseignement révélé ou, pour dire autrement la même chose, il n’y a pas de révélation de doctrines. Il y a un événement, celui d’une rencontre où Dieu nous saisit. Cet événement, ou ces événements, nous les pensons doctrinalement, nous les interprétons par nos doctrines. Les doctrines sont la traduction intellectuelle ou conceptuelle d’une expérience existentielle.

De ce que je viens d’affirmer, il résulte qu’aucune religion n’est totalement fausse ni entièrement aberrante. De toutes, même des plus simplistes et des plus troubles, nous avons quelque chose à recevoir et à apprendre. C’est là ce que j’ai appelé l’aspect positif ou lumineux. 

2 - Une symbolique fondatrice

Il existe un second aspect, qu’il ne faut pas oublier. Une religion ne se limite pas à la manifestation de Dieu, à l’expérience révélatrice qui la fonde. Elle comprend aussi, et peut-être surtout, la manière dont un groupe humain accueille, vit et transmet cette expérience fondatrice. La religion se définit par un ensemble de structures symboliques. J’emploie ici "symbolique" au sens de significatif, porteur de sens, et non dépourvu de réalité concrète.

Ces structures symboliques (des mythes, des rites, des doctrines, des intuitions, etc.) témoignent, d’une part de la révélation fondatrice; elles s’inscrivent et l’incarnent dans la réalité humaine. Sans elles, la révélation serait un phénomène passager, évanescent, sans conséquences, sans impact ni prise sur le concret. Elles correspondent donc à une nécessité. Mais, d’autre part, ces structures dégradent et faussent la révélation. En institutionnalisant l’événement, à la fois, elles le traduisent et le trahissent, lui donnent forme et le déforment, le réalisent (c’est-à-dire lui confèrent une réalité, un poids, une présence dans le monde humain) et l’altèrent. 

3 - Mais les symboles dégénèrent en idoles

Pourquoi une distorsion se produit-elle inévitablement ? Elle vient de la distance et de la différence entre l’être de Dieu et l’idée que nous en avons, entre les manifestations de Dieu et l’expression que nous leur en donnons. Il n’y a jamais de coïncidence parce que Dieu est le transcendant. Il est au-dessus et différent de tout ce que nous pouvons penser, imaginer ou dire. Les structures symboliques ne conviennent jamais exactement; rien ne peut exprimer parfaitement Dieu. Notre langage, nos doctrines, nos rites religieux ont tous un caractère en partie inadéquat; ils ne peuvent pas, comme le dit souvent Calvin, "enclore" Dieu.

Les êtres humains, parfois par excès de piété, dans certains cas par superstition, le plus souvent par besoin inconscient de mettre la main sur le divin, de s’en emparer et de le domestiquer, tendent à oublier cette différence, à ne pas tenir compte de cette distance. Ils absolutisent, alors, les formes religieuses. Ils confondent la révélation avec leur manière de la traduire. Ils assimilent Dieu à leurs doctrines et à leurs rites. Ils divinisent ce qui certes témoigne de Dieu, mais qui n’est pas Dieu. Ils tombent dans l’idolâtrie qui est toujours une vérité pervertie, comme nous le rappelle l’antique légende qui voit dans les démons des anges déchus : les anges, c’est-à-dire les messagers de Dieu ou les signes qu’il nous fait, deviennent facilement des démons en ne renvoyant plus à Dieu mais en prenant sa place, en s’interposant entre lui et nous au lieu de nous conduire à lui. Pour reprendre une expression de Paul Ricoeur, les symboles ont tendance à dégénérer en idoles. 

4 - L’authenticité dans la tension

J’ai dit tout à l’heure qu’aucune religion n’est totalement fausse.

Il me faut maintenant ajouter qu’aucune religion n’est non plus entièrement, totalement vraie. Les religions sont à la fois nécessaires et dangereuses, bonnes et mauvaises, positives et négatives. En elles se mélangent le vrai et le faux, l’authenticité et la perversion, le divin et le démoniaque. Elles représentent toujours un combat entre le message et l’institution, entre la révélation et sa concrétisation, entre l’esprit et son incarnation.

Nous avons là des éléments bipolaires, c’est-à-dire qui ont besoin de leurs contraires pour exister, qui ne trouvent leur vérité et leur sens que dans une tension et une opposition continuelles. Si le conflit cesse, la religion meurt ou perd sa vérité, soit qu’elle devienne purement éthérée et irréelle par suppression des structures, soit qu’elle devienne purement formaliste et conventionnelle par élimination de l’esprit. Une religion vivante ne se caractérise pas par la paix, le calme et l’harmonie, mais par une lutte et une polémique constante.

À partir de cette analyse, on peut dégager les conditions et la visée d’un dialogue authentique et fructueux entre religions. 

5 - Les conditions du dialogue

Un tel dialogue ne peut évidemment pas s’établir - il n’aurait aucun sens - si l’on a affaire à des interlocuteurs qui sont persuadés, chacun pour sa part, d’avoir entièrement raison; qui donc négligent ou nient aussi bien le côté négatif ou sombre de leur propre religion que le côté positif ou lumineux des autres religions… Quand on croit que l’on détient l’exclusivité de la vérité, et que son partenaire se trouve dans l’ignorance ou dans l’erreur, on cherchera à le convaincre, à le convertir, mais pas à l’écouter et à échanger avec lui.

Pour que le dialogue s’engage vraiment, il faut une reconnaissance mutuelle qui accepte, au moins en principe, que l’autre puisse être porteur d’une parole ou d’un message de Dieu pour nous. On doit être disposé et préparé à recevoir, à apprendre, à être enrichi et éclairé; autrement dit, il faut pratiquer la modestie, apprendre l’humilité.

Il n’y aura pas non plus rencontre véritable, échange authentique, si on cède à l’autre ou si on refuse d’entrer en débat avec lui, si on n’affirme pas sa propre identité, si on n’exprime pas ses positions, si on évite la confrontation. Chacun doit se laisser interpeller, critiquer et mettre en question par l’autre, ce qui implique qu’il admette la relative insuffisance de ses structures religieuses. Chacun doit également interpeller, critiquer et questionner l’autre, ce qui implique qu’il ait conscience de représenter et de défendre, lui aussi, une vérité.

Un véritable dialogue ne se nouera que si on a conscience de l’ambiguïté des religions qui se fondent sur une révélation, qu’elles sont donc en partie justes, et d’autre part que toutes déforment leur révélation, trahissent peu ou prou la vérité de Dieu, et qu’elles ont donc en partie tort.

Ce mélange d’ouverture et de fermeté, d’écoute et d’affirmation, de mise en question et de certitude crée la possibilité d’un véritable débat, où l’on s’engage et qui nous concerne vraiment; sinon, on a un simple jeu rhétorique. 

6 - La visée de ce dialogue

À mon sens, il faut écarter tout projet syncrétiste. Je ne crois pas qu’une religion universelle formée par l’apport et le mélange des religions particulières serait une bonne chose.

Pour deux raisons:

- Premièrement, elle serait artificielle et vide. Dieu se manifeste de diverses manières, et chacune de ses révélations a une spécificité irréductible. En les unifiant et en les fondant, on les appauvrirait et on les affaiblirait, on les viderait de leur substance.

- Deuxièmement, une religion universelle tomberait immanquablement dans le totalitarisme. Je crains tout autant une religion universelle pour l’humanité qu’un gouvernement mondial unique, qu’un parti politique ou qu’un journal unique.

Il me semble qu’on ne doit pas se donner pour objectif d’abolir les différences, ce qui serait une perte, mais d’apprendre à en faire bon usage.

Comment définir ce bon usage ? Je répondrai en citant deux théologiens protestants. Le premier, l’allemand Ernst Troeltsch, dit que la rencontre entre religions doit permettre une "fécondation réciproque". Le second, l’américain John Cobb, parle de "transformation créatrice mutuelle".

Cette transformation ou cette fécondation me semble avoir deux aspects.

D’abord, la confrontation doit obliger chacun à réfléchir sur sa propre religion et à l’approfondir, la mieux comprendre. Elle lui fera découvrir des aspects de sa propre révélation qu’il a négligés. Elle rendra parfois possible emprunts et élargissements. En rencontrant des gens différents de nous, nous saisissons mieux ce qui fait notre propre identité.

Ensuite, et surtout, je crois que la confrontation doit susciter, développer, favoriser une attitude critique envers soi-même. À cause de l’ambiguïté que j’ai signalée, une religion, quelle qu’elle soit, a besoin de critique pour rester vivante et vraie.

La critique l’empêche de sombrer dans l’idolâtrie et de devenir totalement démoniaque. Elle fait sans cesse apparaître la distance entre la révélation et les structures religieuses, sans nier leur relation. Il me paraît dangereux de mettre à part et d’exclure de la critique un noyau protégé et intouchable.

C’est en effet au noyau, au centre, au cœur de la religion, là où l’on perçoit le plus profondément la manifestation du transcendant, qu’on est le plus menacé par l’idolâtrie (c’est-à-dire la confusion du Transcendant avec ses manifestations). 

7 - La critique, oui mais fraternelle !

Dans le dialogue, l’autre fonctionne comme ce "miroir indiscret" dont on a parlé à un autre propos. Ce que nous disent les uns nous montre nos insuffisances, nos défauts, nos déviations. Nous ne nous en apercevions pas tout seuls.

Dans le dialogue, il faut savoir nous dire nos désaccords, nous nous rendons beaucoup plus service les uns aux autres ainsi qu’en insistant sur nos points d’accord. Mais il nous faut savoir nous les dire amicalement, fraternellement, en nous respectant mutuellement, en étant attentif à la part de vérité de l’autre, sinon la critique devient destructrice.

Se mettre en route

Enfin dernière caractéristique de ce dialogue critique et fraternel : il ne doit pas rester théorique, mais nous inciter à changer, à bouger, à se réformer. Pour le "protestant" que je suis, ce thème de la Réforme a beaucoup d’importance.

Une spiritualité vivante conduit à se remettre en cause, à se transformer. Nos religions ne doivent pas ressembler à des constructions achevées, à ces immeubles où l’on ne peut plus modifier que les détails. Il importe de les vivre comme des "voies" ou des "véhicules" selon une belle expression qui nous vient d’Orient, mais qui existe aussi dans notre tradition.

Jésus a dit : "Je suis le chemin", et l’épître aux Hébreux le compare à "une route vivante". On sait que le thème du cheminement, du voyage, du pèlerinage (repris, dans son registre propre, par l’itinérance de l’Université Euro-Arabe) tient une très grande place dans le judaïsme, le christianisme, et dans l’Islam. Les croyants ne sont pas invités à s’arrêter dans leurs demeures spirituelles, mais à marcher, à aller de l’avant. 

8 - Conclusion

Je termine par deux brèves remarques.

- Premièrement, je viens de dire les principes qui me guident dans le dialogue interreligieux. Ces principes, je n’entends nullement les imposer à qui que ce soit, et j’admets parfaitement qu’à partir d’histoires, d’expériences et de réflexions différentes, mes interlocuteurs aient d’autres approches et d’autres perspectives que les miennes. Mais il me semble honnête de leur dire quelles sont les miennes.

- Deuxièmement, depuis vingt ans, j’ai beaucoup appris et reçu d’amis musulmans et juifs, mais aussi bouddhistes et shintoïstes. Ils ne m’ont pas rendu moins chrétien, mais ils m’ont fait devenir chrétien autrement, et je leur en suis très reconnaissant. 

André Gounelle, Doyen honoraire de la Faculté de Théologie Protestante à Montpellier


          

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