Les
tartanes bientôt
Vont retrouver le port
Chargées de lumières
Et de couleurs nouvelles
Sur les quais les passants
Les remarquent à peine
Ils vont et viennent
Entre les caisses de fruits
Les plateaux de poissons
Les légumes vendus à bas prix
Les tissus exotiques
Les tréteaux encombrés
D'objets domestiques
Des cris surgissent
Comme des étincelles
Dans le brouhaha
Des chiens sans colliers
Des marins avinés
Des chats blancs noirs tigrés ou roux
Circulent entre les chars et les tonneaux
Tandis qu'au pied d'une grille
Des claquedents mendient
Quelques sous
Jacques Herman nous présente "Les
tartanes", un ensemble de poèmes sans ordre apparent,
si ce n'est celui de leur jaillissement spontané en
divers points du temps et de l'espace. Nous allons donc les
découvrir dans leur ordre aléatoire. Et cependant...
Cependant l'on a vite fait d'y repérer
de grandes lignes entrecroisées, à l'image
de ces traces irrégulières
qui quadrillent de blanc le ciel bleu au passage des avions, à certaines
heures où le hasard des horaires les rassemblent au-dessus
de nos têtes. Ainsi, quelques thèmes se révèlent,
récurrents, insistants, alors que d'autres, moins marqués, évanescents,
se dissolvent légèrement dans l'azur, non sans
laisser leur empreinte dans le regard et la mémoire.
Certes, les allusions sont nombreuses à la
guerre, à la
mort, à la déliquescence du monde, et c'est
notre pauvre lot d'humains d'y être confrontés
sans cesse, à notre corps défendant. Mais au-delà de
ces images imposées de l'extérieur se profilent
des décrépitudes et délabrement intérieurs.
Et là , ces états d'âme, ces constats
amers sont notre pleine affaire: c'est bien à nous,
et à nous
seuls, de les gérer et de les dépasser car,
pense l'auteur: "aucun chemin ne mène plus à Rome,
et tous les désespoirs à l'avenir me sont permis." Renvoyé à lui-même,
donc, l'être se retrouve en face de ses propres démons
et obsessions de cruauté, assailli d'idées
moroses et désenchantées, de toutes sortes
de "noires
pensées nées des plissements sombres des vagues
qui meurent et renaissent sans fin". Quelque temps,
il se perd dans ses visions cauchemardesques, sinistres reflets
de ce qui se passe sur terre: événements macabres,
chien coupé en deux par un train, lapidations, décapitation
d'une princesse, énucléations oculaires...
Il s'ensuit angoisse et solitude, un sentiment "d'arrêt
au milieu de nulle part",
et l'impression que "Dieu
broie le monde entre ses doigts", que les anges autrefois
gardiens, en Icares imprudents, "se sont cassé la
figure sur le pavé gras." L'auteur évoque
alors les "saisons chagrines" du présent,
se désespère devant "la dépouille
des jours", préfère "délirer
pour éviter le pire", essaie de tuer le passé "d'un
coup bien ajusté", tente d'oublier le "sac
crevassé des souvenirs", et finalement souhaite
du fond du coeur disparaître en passant inaperçu!
Néanmoins, un passage dans une gare
désaffectée
lui fait comprendre l'impermanence des choses au large de
la jeunesse disparue. La pendule à jamais arrêtée
en ces lieux désolés marque l'heure du grand
voyage en soi-même, qui reste encore à entreprendre...
Alors il redécouvre la réalité simple
et sans cesse nouvelle, "les airs connus que jusqu'à ce
jour il refusait d'entendre". "L'oiseau de l'aube" est
toujours bien là, moqueur, ainsi que "la charrue
modelant d'épaisses lèvres". Plus n'est
besoin de tromper l'ennui, l'innocence réapparaît
avec l'enfant qui porte "de minuscules cierges blancs
perçant brumes et ténèbres", "l'homme
heureux" ressuscite avec l'espoir réapparu. La
nature et le coeur reprennent leurs droits, les amours fugitives
passent au loin "dans l'écume légère,
comme autrefois". L'imagination quitte "la perte
de mémoire" et renaît, le portail verrouillé du
passé s'entrouvre. La vie peut à nouveau laisser
une trace avant que la mer ne l'efface sur le sable des émotions.
L'axe du monde cesse de "pencher dangereusement".
Le choix entre vertige et vide ne s'impose plus.
Le poète
peut alors renouer avec ses aïeux, se
resituer dans la lignée des générations
en invoquant un grand-père tendrement aimé.
C'est le temps de l'acceptation, de l'intégration,
du dépassement:
cessant de "pleurer les sirènes perdues",
les tartanes ont regagné le port !
Luce Péclard,
6 janvier 2007
Jacques Herman.
Les tartanes, Les éditions
DU MADRIER, CH 1416 Pailly Suisse. Tous droits réservés
ISBN 2-88431-058-4 |
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