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 Les chroniques



    Luce Péclard

 

Vous pouvez vous procurer les Tartanes en vous
adressant directement à M. Jacques Herman.

 

   

 


Les tartanes

 

 

Les tartanes bientôt
Vont retrouver le port
Chargées de lumières
Et de couleurs nouvelles
Sur les quais les passants
Les remarquent à peine
Ils vont et viennent
Entre les caisses de fruits
Les plateaux de poissons
Les légumes vendus à bas prix
Les tissus exotiques
Les tréteaux encombrés
D'objets domestiques
Des cris surgissent
Comme des étincelles
Dans le brouhaha
Des chiens sans colliers
Des marins avinés
Des chats blancs noirs tigrés ou roux
Circulent entre les chars et les tonneaux
Tandis qu'au pied d'une grille
Des claquedents mendient
Quelques sou
s

Jacques Herman nous présente "Les tartanes", un ensemble de poèmes sans ordre apparent, si ce n'est celui de leur jaillissement spontané en divers points du temps et de l'espace. Nous allons donc les découvrir dans leur ordre aléatoire. Et cependant...

Cependant l'on a vite fait d'y repérer de grandes lignes entrecroisées, à l'image de ces traces irrégulières qui quadrillent de blanc le ciel bleu au passage des avions, à certaines heures où le hasard des horaires les rassemblent au-dessus de nos têtes. Ainsi, quelques thèmes se révèlent, récurrents, insistants, alors que d'autres, moins marqués, évanescents, se dissolvent légèrement dans l'azur, non sans laisser leur empreinte dans le regard et la mémoire.

Certes, les allusions sont nombreuses à la guerre, à la mort, à la déliquescence du monde, et c'est notre pauvre lot d'humains d'y être confrontés sans cesse, à notre corps défendant. Mais au-delà de ces images imposées de l'extérieur se profilent des décrépitudes et délabrement intérieurs. Et là , ces états d'âme, ces constats amers sont notre pleine affaire: c'est bien à nous, et à nous seuls, de les gérer et de les dépasser car, pense l'auteur: "aucun chemin ne mène plus à Rome, et tous les désespoirs
à l'avenir me sont permis." Renvoyé à lui-même, donc, l'être se retrouve en face de ses propres démons et obsessions de cruauté, assailli d'idées moroses et désenchantées, de toutes sortes de "noires pensées nées des plissements sombres des vagues qui meurent et renaissent sans fin". Quelque temps, il se perd dans ses visions cauchemardesques, sinistres reflets de ce qui se passe sur terre: événements macabres, chien coupé en deux par un train, lapidations, décapitation d'une princesse, énucléations oculaires...
Il s'ensuit angoisse et solitude, un sentiment "d'arrêt au milieu de nulle part",
et l'impression que "Dieu broie le monde entre ses doigts", que les anges autrefois gardiens, en Icares imprudents, "se sont cassé la figure sur le pavé gras." L'auteur évoque alors les "saisons chagrines" du présent, se désespère devant "la dépouille des jours", préfère "délirer pour éviter le pire", essaie de tuer le passé "d'un coup bien ajusté", tente d'oublier le "sac crevassé des souvenirs", et finalement souhaite du fond du coeur disparaître en passant inaperçu!

Néanmoins, un passage dans une gare désaffectée lui fait comprendre l'impermanence des choses au large de la jeunesse disparue. La pendule à jamais arrêtée en ces lieux désolés marque l'heure du grand voyage en soi-même, qui reste encore à entreprendre...

Alors il redécouvre la réalité simple et sans cesse nouvelle, "les airs connus que jusqu'à ce jour il refusait d'entendre". "L'oiseau de l'aube" est toujours bien là, moqueur, ainsi que "la charrue modelant d'épaisses lèvres". Plus n'est besoin de tromper l'ennui, l'innocence réapparaît avec l'enfant qui porte "de minuscules cierges blancs perçant brumes et ténèbres", "l'homme heureux" ressuscite avec l'espoir réapparu. La nature et le coeur reprennent leurs droits, les amours fugitives passent au loin "dans l'écume légère, comme autrefois". L'imagination quitte "la perte de mémoire" et renaît, le portail verrouillé du passé s'entrouvre. La vie peut à nouveau laisser une trace avant que la mer ne l'efface sur le sable des émotions. L'axe du monde cesse de "pencher dangereusement". Le choix entre vertige et vide ne s'impose plus.

Le poète peut alors renouer avec ses aïeux, se resituer dans la lignée des générations en invoquant un grand-père tendrement aimé. C'est le temps de l'acceptation, de l'intégration, du dépassement: cessant de "pleurer les sirènes perdues", les tartanes ont regagné le port !

Luce Péclard, 6 janvier 2007  

Jacques Herman. Les tartanes, Les éditions DU MADRIER, CH 1416 Pailly Suisse. Tous droits réservés ISBN 2-88431-058-4