retour petite gazette
 Les chroniques



    Nadine de Vos

 

 

 

 

 

(1) Jacques Testart, Le vélo, le mur et le citoyen, Belin (Regards), Paris 2006, page 82.

 

 

 

(2) Michel de Certeau, L’invention du quotidien, premier volume, Gallimard (folio essais), Paris 1990, p. 22.

 

(3) Ibid.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(4) La Libre Belgique, 21/12/06

 

 

 

 

(5) Anthony De Mello, Quand la conscience s’éveille, Albin Michel (Espaces libres), Paris, 2002, p. 38.

 

 

(6) Ibid.

 

   

 


Le meilleur ennemi de l’homme

 

 

« L'ennemi de l'homme qui est en l'homme, c'est le gogo. La part de gogo de chacun, c'est quand il cède à la crédulité sous les assauts puissants et continus de la propagande, de la publicité, de la mise en normes et de la mise en ordre. Souvent, on y accède par lassitude, parfois par goût, mais tous nous craquons à un moment ou à un autre, jusqu'à admettre alors que le conditionnement que l'on nous impose correspond à notre liberté. » (1)

Cette exergue, générale et polyvalente, a le double mérite d’être fort bien écrite et de pouvoir s’adapter à de nombreux contextes, même antinomiques. Nul besoin donc d’épouser les convictions de son auteur pour s’y référer.
La phrase, qui pourrait donc parfaitement être retournée contre son géniteur, est extraite d’un ouvrage qui défend un point de vue précis. Un point de vue éclairé, certes – ce n’est pas n’importe quel quidam qui s’exprime sur un sujet quelconque – mais qui se heurte à d’autres thèses en la matière, différentes sinon opposées, et pourtant tout autant éclairées et dignes d’intérêt.

Devant certaines communications contradictoires émanant de spécialistes, il devient malaisé pour le public non averti de trancher. Certains, nombreux, vont s’en remettre aux positions adoptées par les faiseurs d’opinion et gober tout cru ce qu’ils tiennent pour de l’information sûre sinon scientifique, tandis que d’autres vont chercher à dénouer eux-mêmes l’écheveau des données, gardant bien à l’esprit qu’il y a expert et expert.

Celui que décrit Michel de Certeau, par exemple, « faute de pouvoir s’en tenir à ce qu’il sait […] se prononce au titre de la place que sa spécialité lui a value » (2). Fort de sa renommée et de la position qu’il occupe dans la société, il lui arrive de parler avec autorité de sujets qui sont en-dehors de sa compétence propre. Mais dans ce cas, son propos n’est plus celui du savoir, c’est « le langage ordinaire des jeux tactiques entre pouvoirs économiques et autorités symboliques » (3). Mais il y a aussi l’expert qui tient un « discours technique » en adéquation avec sa « place sociale » ; celui-là s’exprime sur des questions relevant effectivement de sa spécialisation, de ses expériences, des travaux qu’il a menés pendant de très nombreuses années. Il faut s’en souvenir.

La démarche sceptique face aux médias n’est pas la plus courante ni la plus facile. Faire preuve de crédulité est un comportement tellement banal et usuel pour la majorité, que peu se rendent compte qu’ils obéissent à des réflexes inculqués depuis toujours. On a tellement l’habitude de « croire » qu’on croit même ceux qui nous disent que cette attitude est normale, inhérente à la « nature humaine ».

L’opinion publique, influençable et malléable à souhait, démarre au quart de tour sur des coups de tête ou des coups de poing. Elle ne vérifie rien. Elle entretient rumeurs et fantasmes. Mieux : elle les fait fructifier dans un climat où l’émotion domine la raison, le sentiment prime sur la réflexion, le sensationnel l’emporte sur le bon sens, l’uniforme sur la singularité.

Mais il serait faux de croire que l’emprise sur les pensées se limite au matraquage publicitaire et médiatique. Le conditionnement est bien plus profondément ancré et l’imprégnation depuis la plus petite enfance est d’une telle ampleur qu’il ne vient même pas à l’esprit des « éduqués » dociles de douter de leurs options, persuadés qu’ils sont de la parfaite intégrité et de la liberté de leur pensée. Ils ne voient donc pas la nécessité de se rebeller.

Dans notre monde crédule, les Lumières n’ont pas brillé assez longtemps pour changer en profondeur les mentalités. Le terrain reste favorable à la croyance, profane ou sacrée, perméable aux peurs irrationnelles, sensible aux promesses de satisfaction de désirs, qu’ils soient réels ou fabriqués de toute pièce par les acteurs du « faire croire ».

«  Arrêtons de penser, soyons libres ! » (4) ironise Alain Tihon dans La Libre Belgique. « Non au conditionnement des cerveaux ! », titre Courrier International qui relaye cet article à la conclusion percutante :

« … les enjeux qui se cachent derrière le processus de conditionnement […] sont essentiels. Il s'agit ni plus ni moins de savoir entre quelles mains nous remettons notre liberté : les nôtres ou celles de ceux qui changent les pierres en pains, celles des fabricants de rêves frelatés, des princes de l'illusion qui exigent en retour notre "auto lobotomisation", l'adoration et l'obéissance absolue aux totems qu'ils érigent ? »

Choix télécommandés, cerveaux formatés, idées implantées. « Le premier signe prouvant qu’un cerveau a été lavé et rempli ensuite de convictions et de croyances qui ne lui appartiennent pas se manifeste au moment où ces idées sont attaquées » (5) : à ce moment, le propriétaire du cerveau va mettre toute son énergie à défendre ces idées devenues si précieuses et, dans les cas extrêmes, il va même mourir pour elles. Il n’écoute et ne comprend plus rien d’autre qu’elles.

«  Henry, comme tu as changé !  Tu étais si grand et te voilà devenu si petit ! Tu étais si bien bâti et tu es devenu si maigre !  Tu avais la peau si claire et elle est devenue si sombre !  Que t'est-il arrivé, Henry ?"  Alors Henry répond : "Je ne suis pas Henry.  Je suis John. - Oh, tu as aussi changé de nom ! » (6)

Nadine de Vos. le 19 janvier 2007.