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 Les chroniques



    Jacques Chopineau

 

- Les deux Europes

- Une révolte prophétique ?

- Un autre regard

 

 

   

 


L'Europe, une même patrie

 

Les deux Europes

L’Europe est mal partie. Faute de rêve, les réalités l’emportent. Et les discussions prennent le pas sur le désir de travailler ensemble pour réaliser une grande œuvre commune. C’est bien ce qui se passe. Il n’y a pas de rêve européen. Dès lors, les marchands imposent logiquement leur loi. Les récentes discussions sur le budget sont illustration de cette réalité.

De fait, aujourd’hui, sous le terme « Europe », deux projets différents se profilent. Deux options, deux directions, dont, cependant, on ne parle guère officiellement. Il est vrai que les peuples n’ont jamais eu grand chose à dire sur ce qui –en principe- est fait en leur nom. La parole est aux experts.

De rares consultations sont organisées –auxquelles il est attendu que l’on réponde « oui ». Ce « oui » est supposé être un oui à l’Europe. Mais à quelle Europe ?

D’ailleurs, si d’aventure le non l’emportait (cas récent), beaucoup feraient semblant de croire qu’il s’agit d’un « non » à l’Europe. Horreur ! Il faudrait alors, sans trop le dire, s’arranger pour n’en pas tenir compte. Ou bien faire voter à nouveau, afin d’aller de l’avant. Dans quelle direction ?

Un référendum (les rares fois où il a lieu) est une sorte de blanc-seing donné aux élites responsables, mais parfois non élues –ce qui est le cas de la commission des fonctionnaires (tenus pour une sorte de gouvernement).

Les responsables politiques ou gestionnaires ne sont d’ailleurs pas seuls en cause. Les informateurs journalistiques sont parfois étonnants par leur suivisme ou leur conformisme. Au point qu’on peut entendre –sans être choqué- qu’une émission (au titre provocant, sans doute : « L’Europe en panne ? ») se déroule en forme de discussion sur le vote du budget, sans que la question : « quelle Europe » soit jamais abordée.

Cette question fondamentale devra pourtant être abordée : De quelle Europe s’agit-il ? Une sorte de protectorat aux finalités purement économiques, ou bien une Europe européenne qui se donnerait les moyens de ses ambitions. Une Europe libre de ses choix impliquera une patrie européenne –avec une défense européenne, sans quoi il n’y aurait jamais de diplomatie européenne crédible. Mais de cela, il est bien rarement question,.

Le livre des mémoires de Jacques Delors (Mémoires, Paris 2004, Plon) nous fait connaître la pensée de ce grand gestionnaire européen. Mais c’est un livre d’un ennui profond pour qui se pose la question d’une Europe européenne. Certes, l’auteur impressionne par son sérieux et sa grande compétence en matière de finances et d’économie. Il est également conscient de la nécessité d’une défense réellement européenne. Mais sur ce point, les partisans de l’OTAN ont toujours la capacité d’imposer leurs vues.

Dans tous les cas, on peut trouver étonnant de parler d’Europe comme s’il s’agissait, simplement, d’une réalité économique et sociale, sans jamais aborder de front le thème d’une patrie européenne. Une sorte d’Europe « par défaut » devrait, peut-être, automatiquement, résulter d’accords économiques d’abord et politiques ensuite.

Du coup, le citoyen –comme un Saint Thomas inversé- est invité non à croire ce qu’il voit, mais à voir ce qu’il croit. Il devrait alors voir ce qu’on lui dit de croire. Mais si d’aventure il regarde : il ne voit rien. Paroles et promesses tiennent lieu de réalité. Cette Europe idéelle n’est réelle que d’un point de vue économique.

N’importe : certains diront qu’il faut « croire en l’Europe » et, donc, faire confiance à ces responsables européens qui, dans le droit fil de la pensée de quelques « pères fondateurs », est une Europe alignée : géant économique et nain politique, grand marché ouvert à la concurrence. Bruxelles, OTAN, FMI et OMC : même combat ?

Le raccourci peut sembler caricatural. Cependant, la caricature comporte une grosse part de vérité. En effet, sur quels rails place-t-on cette Europe ? De nombreuses questions se posent –ou du moins, se poseraient si les peuples étaient consultés. Une Europe des citoyens est loin d’être faite. En prend-on le chemin ?

Et d’abord ce grand marché n’a-t-il pas de frontières ? Et les peuples européens n’ont-ils rien à dire sur les frontières de leur Europe ? Enfin : La dérive néolibérale est-elle une fatalité ?

Un économiste comme Jacques Généreux aurait certainement –sur ce point- une approche différente de celle de la pensée régnante dans certains cercles européens (1). Il est d’ailleurs frappant que cet économiste inclue l’exigence de justice parmi les paramètres qui conditionnent l’économie. Puissent les responsables politiques tenir compte de cette exigence-là.

Et cet auteur dénonce une société de marché dans laquelle l’individu devient une marchandise. Et dès lors, au lieu d’être un citoyen qui a des droits et devoirs, l’individu non solidaire apprend que la valeur est d’être plus fort que les autres –ou bien d’être esclave des plus puissants et des plus riches.
« Dans une société, on vit, sur un marché, on se bat »

« Dans ce contexte, la crise de la citoyenneté et la montée des incivilités n’ont rien de surprenant. On ne peut à la fois traiter les gens comme des marchandises … et vouloir qu’ils se comportent en citoyens. […] Comment les jeunes qui n’auront rien connu d’autre que la culture du marché et de la compétition pourraient s’imaginer membres d’une communauté humaine, d’une nation, dotés de droits égaux dont l’exercice dépend de leur respect par les autres, et donc très exactement des devoirs que chacun se reconnaît envers les autres ? …. La guerre économique nous prépare à la guerre civile » (2)

Mais à en croire les gestionnaires « européens », l’actualité serait liée à une globalisation niveleuse et universelle. L’Europe, dit-on, ne serait qu’un pion dans cette grande partie. Il lui faudrait donc s’aligner –même si ce n’est pas elle qui décide des règles du jeu.

Nous ne manquons pas de gestionnaires avisés, mais nous manquons plutôt d’hommes politiques qui soient aussi des visionnaires. Faute de vision, il ne reste que des discussions et concessions sur des questions de budget, d’accords longtemps négociés et difficilement obtenus.

Dans une telle Europe, la compétition l’emporte sur la solidarité. En sorte que les débats ressemblent parfois à des discussions entre marchands dont chacun entend bien s’en tirer au meilleur compte. Où donc est passé le rêve européen ?

Une révolte prophétique ?   

Il faut, évidemment, tenir compte des réalités. Mais de toutes les réalités. Les lignes qui suivent n’abordent qu’un seul aspect de cette grande mutation : la population de l’Europe à venir et l’actuelle méconnaissance de cette Europe des frontières.

Non seulement de ces frontières que l’on tente de verrouiller aux limites de la forteresse Europe, mais aussi de ces frontières intérieures par lesquelles des milliers de « sans papiers » -parfois « non-expulsables » !- sont tenus en lisière d’une société dont ils sont membres. Sans compter ceux qui sont, de droit, citoyens d’un pays où ils se sentent, parfois, discriminés et exclus.

Toute mutation s’élabore dans un contexte. Hors contexte, les vérités ont la vie courte. Et il faut tenir compte de la formidable mutation en cours. Une Europe vieillissante est renouvelée par un peuple de jeunes d’origine étrangère. Tel est le contexte que beaucoup d’européens semblent ignorer.

Il se trouve que l’Islam sera une grande religion de cette Europe. C’est là un aspect de cette mutation profonde qui touche les structures même de la société à venir.

La société qui se construit est une société multiethnique, multireligieuse, multiculturelle… Mais notre société traditionnelle vieillissante n’en a pas encore pris la mesure. Certes, cela viendra, forcément, mais le chemin sera long ! Pour l’heure, la méconnaissance de l’Islam, véhiculée par nos médias, a quelque chose d’étonnant.

Un des défis lancés à cette Europe qui va s’élargissant est d’ailleurs sa capacité d’absorption de cultures et de religions qui lui ont toujours été étrangères. Capacité concrète, et non idéale. Car, idéalement, nos sociétés sont ouvertes et tolérantes. Les faits, cependant, invitent à voir les choses différemment.

Les violences, en France, sont un signe de cet état de fait. Elles ont donné lieu à beaucoup de débats, mais à trop peu de clarté. Certes, beaucoup de choses justes ont été dites, mais rarement l’essentiel a été abordé. S’opposer aux violences est bien légitime, mais faire comme si la répression seule pouvait les faire cesser est une illusion.

Il serait d’ailleurs erroné de penser que ces violences n’auraient pas pu avoir lieu dans un autre pays européen. L’avenir le montrera, sans doute. Mais, bien sûr, à chacun sa spécificité -liée à l’histoire locale.

Fondamentalement, le problème est le même partout. Même si « l’étranger » est différent (noir, juif, arabe, tzigane… ), l’intolérance est analogue, bien que les « raisons » mises en avant soient –selon les temps et les lieux- des prétextes différents. Une même peur est au cœur de tous les racismes.

La France –quant à elle- est rattrapée par un long passé colonial. En sorte que les fils et petits fils de ceux qui furent, jadis, des immigrés, mais qui sont, aujourd’hui, des français (d’ailleurs étrangers dans le pays de leurs ancêtres) attendent d’être reconnus pour ce qu’ils sont : nos enfants. Faut-il « intégrer » des français en France ? Le terme même d’intégration serait, dans ces cas, aberrant. Comment en est-on arrivé à la situation présente ?

Certes, plusieurs erreurs ont été commises dans le passé. Par exemple, le genre d’urbanisme qui a conduit à la construction de grands ensembles, situés de préférence, à l’écart du centre des villes où tout le monde aurait pu se rencontrer. La mixité est le commencement de la tolérance. Et la tolérance est le premier pas de la solidarité.

Ces grands ensembles sont parfois devenus, avec le temps, des logements insalubres dans lesquels rien ne fonctionne et dont personne ne se soucie, mais dont les loyers sont encore abordables pour des populations déshéritées.

Une autre erreur a été la suppression d’une police de proximité. En effet, des policiers, sur le terrain, qui connaissent tout le monde et que tout le monde connaît, sont bien placés pour intervenir dès que de petits désordres se produisent. Mais si personne n’intervient, les petits désordres peuvent devenir de grands désordres. Et il faudra alors intervenir massivement. De même qu’un grand feu commence habituellement par un petit feu. Il faut l’éteindre dès qu’il commence, afin de ne pas devoir appeler les pompiers !

Passons sur cette plaisanterie de mariages polygames qui seraient la cause des violences ! En fait, ce genre de discours est le masque d’une autre visée : s’opposer au « regroupement familial », afin de tarir une des causes de la diversité ethnique.

Il est évident que d’éventuels abus doivent être combattus, mais il est contraire à la vérité de tirer prétexte de faits, certes réels mais exceptionnels, afin de justifier un aveuglement global –voire une répression.

Il faut dire que les arguments politiques sont des arguments électoraux. Pour beaucoup d’hommes politiques, l’horizon semble être la date des prochaines élections. Voir loin ne serait donc pas « réaliste » ! Il s’agit de gagner (aujourd’hui) et –pour cela- vendre (beaucoup de bulletins de vote).

Pourtant, ces problèmes d’urbanisme ou de proximité policière ne sont pas le problème central. Non que ces questions n’aient pas, localement, momentanément, une réelle importance. Mais le contexte social et culturel est seul essentiel.

Ce contexte est celui d’un aveuglement ancien. Et la pente ne peut pas être remontée rapidement. Un quart de siècle de mépris, de rejet, de confinement, de chômage… engendre désespoir et révolte. Là est le cœur du problème.

Même ceux de nos jeunes qui ont fait de bonnes études, sont souvent écartés du marché du travail (ou même d’un logement) s’ils portent un nom et un prénom manifestement étranger. Pourtant, ces jeunes citoyens sont engagés à faire de « bonnes études », afin de s’intégrer plus complètement. Il y a, d’ailleurs, des réussites. Mais souvent, même de bonnes études ne débouchent pas sur une « bonne » intégration.

C’est cela qu’il faut combattre concrètement. Les belles paroles et les grandes affirmations ne changeront pas, de soi, la réalité. Et des mesures en trompe-l’œil ne tromperont pas longtemps le regard. Les vérités ont la vie dure : elles finissent toujours par ressurgir. Et plus elles tardent à ressurgir et plus elles explosent.

Un autre regard   

La méconnaissance de l’autre est générale. L’étranger est lointain et –sauf pour le temps des vacances- doit le rester. En réalité –il serait grand temps de s’en rendre compte- nos sociétés vivent une mutation colossale. Et d’abord sur le plan du peuplement.

De ce point de vue, le cas de Marseille est intéressant. Les violences ont été moins grandes qu’à Lyon, Toulouse, Strasbourg… et –bien entendu- dans les villes de la ceinture parisienne. Pourtant, la métropole marseillaise compte plus de diversité ethnique que ces autres villes. Un quart de sa population peut même se revendiquer de l’Islam. Pourquoi cette situation d’apparence paradoxale ?

Deux éléments peuvent être ici invoqués. D’abord le fait que –depuis des siècles- la mixité sociale fait partie de l’histoire de cette ville. Rappelons que la plus ancienne grande ville de France était un comptoir commercial hellénistique, il y a plus de vingt-cinq siècles. Depuis ces temps anciens, les apports n’ont pas cessé.

À la population locale, toujours évidemment majoritaire, se sont joints, au fil des siècles, des éléments grecs, latins, italiens, arméniens, maghrébins, africains…. Et toutes ces communautés se sont, rapidement ou lentement, fondues dans la population locale –sans pour autant perdre toute spécificité, certes, mais sans que cette spécificité soit forcément problématique. La mixité et la tolérance sont inscrites dans l’histoire locale.

On ne peut pas en dire autant dans toutes les régions. Surtout, là où la règle est une relative homogénéité ethnique et culturelle. Dans ce dernier cas, les étrangers -qui « ne sont pas comme nous »- risquent d’être perçus comme dérangeants : du lointain dissemblable, non assimilé (toutes les différences devant être gommées ou cachées).

En ces lieux, lorsque les apports « étrangers » deviennent importants au point de ne pas pouvoir être relégués dans l’inconscient, la tolérance tend à s’estomper. C’est alors que des problèmes existent par le simple fait qu’ils remontent à la surface, du fait d’une tolérance localement limitée.

Un autre élément peut être invoqué –dans le cas de la grande métropole cosmopolite qu’est Marseille. Les quartiers pauvres n’y sont pas des ghettos éloignés du centre. Il y a, comme partout, des quartiers plus riches que d’autres, mais cela n’a pas donné lieu à des quartiers séparés, de lointaines banlieues où la pauvreté se concentre.

Evidemment, ici et là, des problèmes peuvent surgir. Aucune ville n’est à l’abri de difficultés. Il reste que des leçons peuvent être apprises partout. Dans le cas présent, Marseille préfigure peut-être, sans le chercher, certes, mais du fait de l’histoire, la France de demain –et l’Europe future. .

Il est clair que, même là, tout n’est pas idéal. Outre le chômage, des logements insalubres existent. Et des bandes organisées peuvent y interdire les violences pour la seule raison qu’elles seraient funestes aux affaires (y compris la vente de drogue et autres incivilités lucratives). Mais ces réalités –justement combattues- ne doivent pas cacher ce qui est, ici, essentiel.

Car il reste que tous peuvent avoir ce sentiment d’appartenir à une communauté marseillaise réelle. Et tel fils d’immigré, même s’il ne se veut pas « français » en général, se revendiquera cependant, avec fierté, « marseillais » à part entière -et non un quelconque banlieusard et citoyen de seconde zone.

Malgré les problèmes, il y a dans ce sentiment d’appartenance, une indication précieuse. Comme on fait partie d’une famille, il faut se sentir membre d’une mouvance, d’une communauté, d’une patrie. Mais faute de patrie, ma communauté (ou ma tribu, ou ma bande….) me tiendront lieu de grande famille.

Il est significatif qu’en certaines occasions (victoire sportive, par exemple), le drapeau français soit agité justement par ceux de nos enfants dont les pères étaient des immigrés. Et si une patrie-France n’existe plus, il faudra bien qu’une patrie-Europe prenne forme. Sinon : De quelle patrie serions-nous citoyens ?

La voie de l’avenir est une Europe ouverte à toutes ses composantes… Non par juxtaposition de communautés différentes –voire antagonistes, mais par fusion de tous au sein d’une même patrie respectueuse des diversités.

Le chemin sera long –aussi longtemps que l’absence de patrie européenne rendra inévitables des communautés qui sont –elles- concrètement respectueuses des personnes. Seule une patrie européenne serait à la mesure de la grande mutation qui s’accomplit. Non pour effacer les communautés, mais pour les intrégrer toutes dans un ensemble plus vaste, et au-delà des familles communataires : une patrie commune.

Jacques Chopineau, Genappe, le 27 décembre 2005

(1) Jacques Généreux : Les vraies lois de l’économie, Paris 2005 (Seuil).
(2) Op. cit. p 132.