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 Bible et libertés


  Jacques Chopineau

 

1- Guématries
2- Des nombres symboliques
3- Atbash
4- En guise de conclusion

 

   


Guématries

 

 


1 - Guématries

Un sujet discuté (ou écarté) est celui de l’utilisation des valeurs numériques dans les textes bibliques. On a souvent soutenu que cette « guématrie » était une invention tardive. Très développée dans ce qu’on nomme « la cabbale », mais inconnue dans les textes bibliques. L’utilisation de la valeur numérique des lettres hébraïques serait un phénomène tardif -postérieur à l’époque de rédaction des textes bibliques. Cela a souvent été affirmé.

Telle quelle, cette thèse est aujourd’hui insoutenable. Les exemples cités ci-après rendent les coïncidences impossibles. Reste le problème de comprendre ce que les scribes ont voulu dire par cette mise en forme. Et à quelle date ? Et dans quel milieu ? Ce sont là des problèmes pour les exégètes. Simplement, un examen impartial s’interdit toute négation a priori.

Un cas souvent cité (comme si c’était le seul exemple) est celui des 318 guerriers d’Abraham (Genèse 14,14). Or, le nom du principal serviteur d’Abraham est Eliezer (Genèse 15,2) et la valeur numérique de « ‘Eliezer » est, justement, 318 :

‘Eliezer
אליעזר
= 1 + 30 + 10 + 70 + 7 + 200 = 318

Mais d’autres exemples sont moins connus –voire ignorés ou passés sous silence : Sara est ensevelie dans la grotte de Makhpéla (Genèse 23,19). C’est là que sera enseveli Abraham qui meurt à 175 ans (Genèse 25,7). Or le nom de la grotte a la même valeur numérique que le nombre des années du patriarche :

Makhpéla
מכפלה
= 40 + 20 + 80 + 30 + 5 = 175

Ce nombre est d’autant plus intéressant que les années des patriarches suivants sont bien remarquables  :

Abraham meurt à 175 ans. 175 = 7 x 52
Isaac meurt à 180 ans. 180 = 5 x 62
Jacob meurt à 147 ans. 147 = 3 x 72
Joseph (héritier des trois « pères ») meurt à 110 ans. 110 = 52+ 62 + 72

Le nombre des années de la vie des patriarches est toujours multiple d’un carré et leur successeur Joseph cumule cet héritage ! Cela a déjà été décrit avec précision (1).

Ajoutons que les noms des « pères » (Abraham faisant ici nécessairement exception parce qu’il répond à un symbolisme différent) ont également une valeur numérique étonnante :

Isaac
יצחק
= 208 = 8 x 26
Jacob
יעקב
= 182 = 7 x 26
Joseph
יוסף
= 156 = 6 x 26

On sait que 26 est la valeur numérique du Nom divin. Ce Nom est ainsi « inscrit » dans les noms cités. Il sera difficile d’attribuer tous ces résultats à des coïncidences.

Citons encore les 26 répétitions de la formule « Éternelle est sa grâce » dans le Psaume 136 ou les 26 mentions du Nom divin dans le livret de Jonas. 

Autre guématrie, cette fois sur la valeur numérique d’un nom –celui du roi Salomon :

Salomon
שלמה
= 300 + 30 + 40 + 5 = 375

Les proverbes dits « de Salomon » (non tous les textes du livre, mais seulement les « proverbes » brefs du premier grand recueil attribué à Salomon), sont au nombre de 375 (Proverbes 10,1- 22,16).

2 - Des nombres symboliques  

Le nombre du nom divin (YHWH) a pour valeur numérique 26. Ce qui est 13 x 2.Le nombre 13 est celui des attributs de Dieu, selon Maïmonide et selon ce que chantent les enfants dans le texte populaire de la fête juive de Pâque. Savante ou non, la tradition a gardé mémoire de la valeur de 13, comme aussi le texte de la Bible a –de plusieurs manières qui ne peuvent toutes être signalées ici- utilisé les particularité du nombre 26.

Dans la suite des temps, un cabbaliste (Abul’afya) soulignera que 13 est aussi la valeur numérique de UN (‘eHad) et de AMOUR (‘ahava). Et les amateurs de figures symboliques verront que dans l’étoile à six branches (« sceau de Salomon » ou « étoile de David ») les sommes des chiffres le long de chaque côté sont égales à 26 (La figure d’une telle « étoile magique » est reproduite dans : A.Warusfel, Les nombres et leur mystère, Paris 1961  (Seuil), p 34)

Pour nous tenir à la Bible, remarquons qu’un dérivé de 26 joue un rôle important. Il s’agit du nombre pentagonal de 26 qui est 1001 :

1001 = P26

Nous avons vu, dans l'introduction, combien il est simple de passer d’un nombre n à son triangulaire (Tn), son carré (Cn = n2), son pentagonal (Pn) par l’addition du gnomon propre à la famille des nombres figurés. Le « développement pentagonal » du nombre 26 est 1001. Cette arithmétique géométrique est le support d’une signification symbolique :

« Aux yeux de Dieu, mille ans sont comme un jour » (Psaume 90,4) et : «un jour dans tes parvis en vaut plus de mille » (Psaume 84,11).  

Le Nouveau Testament se souvient de cette particularité. Le calcul semble connu de l’épître de Pierre (II Pierre 3,8) et de l’Apocalypse : Après mille ans ou l’antique serpent sera enchaîné (Apocalypse 20,2), les 1000 ans de règne avec le Christ de ceux qui n’avaient pas adoré la bête (20,4), les 1000 ans de règne des prêtres de Dieu (20,6)…

Un cas d’hexagonal doit être signalé, bien qu’il n’apparaisse jamais en clair dans les textes bibliques (mais seulement dans cette littérature dite « apocryphe » ou « pseudépigraphe » qui joue un rôle considérable dans les milieux juifs et judéo-chrétiens, au temps des apocalypses -entre le deuxième siècle avant notre ère et le deuxième après). Il s’agit du nombre 91 : multiple de 7 et de 13 ; triangulaire de 13 (91 = T13) et hexagonal de 7 (91 = H7).

91 = מלאך (mal’akh, « ange ») = האלהים (ha-‘elohim, « la divinité ») = נאם (ne’um, « oracle ») = אמן (‘amen, « amen »).

Un peu d’exégèse ancienne : Le monde divin est marqué du chiffre 13 (valeur numérique de ‘eHad, אחד = UN)  et concerne la totalité de la création, laquelle est marquée du chiffre 6 + 1 (les « 6 jours + 1 » !). Les nombres figurés le disent : Le triangulaire de 13 est égal à l’hexagonal de 7. Quant au Dieu UN - auteur des oracles - Il est le Dieu de l’Amen (Isaïe 65,16).

Terminons ce rapide survol en disant que le nombre 91 est la valeur numérique de l’expression : « le Seigneur Eternel » (écrit : ‘dny yhwh = 65 + 26 = 91). Ce sont là de simples constatations, mais elles n’ont pas échappé aux anciens auxquels ces particularités paraissaient pleines de sens.

3 - ‘atbash  

Une cryptographie inconnue de la majorité des biblistes est celle qui consiste à remplacer la première lettre de l’alphabet par la dernière, la seconde par la pénultième, la troisième par l’antépénultième etc… C’est l’alphabet, lu à l’envers ! Ce procédé qui sera appelé « atbash » dans la littérature exégétique traditionnelle n’est pas inconnu des rédacteurs bibliques. C’est le mérite de E. Dhorme (Bible de la Pléiade) de l’avoir signalé en note  sous  Jérémie 25,26 et 51,41.

… Et le roi de Sheshakh boira après eux…   Jérémie 25,26

On ne connaît aucun pays de ce nom. Mais un scribe avisé reconnaît le nom véritable sous la cryptographie. Certes, il faut pour cela connaître l’hébreu et cette particularité d’une écriture cryptée. Mais un babylonien ne peut connaître l’atbash. En sorte qu’il ne pourrait reconnaître dans la parole du prophète - telle qu’elle est transmise - une malédiction de Babylone !

Par ce procédé, Sheshakh (ששך) doit être lu Babel (בבל). C’est Babylone qui est visée, mais seul un scribe versé dans les écritures peut le comprendre, non un ennemi.

Les valeurs numériques confirment cela, grâce à quoi le lecteur fera un pas de plus dans sa lecture :

sheshakh = 620 = Shin’ar (שנער)

Et le pays de Sinéar (Shin’ar) est le pays de Babel, ainsi nommé dans le récit de la tour de Babel (Genèse 11,2). Babel est la ville où la tour a été élevée. C’est ce pays - responsable de la terrible déportation et de l’exil qui s’en est suivi - qui est l’objet de la vindicte du prophète, mais cela ne peut être dit ouvertement si la Babylonie est encore dominante. D’où le recours à une cryptographie…

4 - En guise de conclusion  

Le symbolisme des nombres nous fait pénétrer dans un monde étranger à notre culture. Pour autant, il est nécessaire de prendre conscience de la forme que les anciens ont voulu donner aux paroles qu’ils transmettaient. Ils ont pour cela utilisé des particularités graphiques, orthographiques, numériques, de la langue qu’ils utilisaient (l’hébreu).

C’est une carence des sciences bibliques que d’avoir négligé (voire méprisé) ces particularités – en ignorant l’exégèse traditionnelle, rejetée dans les ténèbres d’un confessionnalisme superstitieux.  Erudition n’est pas connaissance.

Ni les « jeux » de mots, ni les « jeux » d’écriture, ni le recours à des nombres symboliques ne sont fortuits. Ce sont des repères, des guides, des  supports de compréhension. Le symbole numérique peut ainsi être un jalon sur la voie de la compréhension. N’en pas tenir compte serait superficiel.

Certes, les excès sont nombreux. L’étude des nombres a suscité bien des conclusions aberrantes. Ce n’est pas une raison pour ignorer des particularités inscrites dans les textes. C’est le cas des guématries. Sur ce sujet (comme sur le symbolisme des nombres, en général), les études savantes sont déficientes –comme si la peur des spéculations aventureuses coupait court à toute velléité d’examen. De fait, les études - lorsqu’elles existent - sont partielles, voire partiales.  Vienne le temps où - hors de toute préoccupation homilétique et/ou soi-disant scientifique - le texte biblique sera étudié pour lui-même, dans le respect de toutes ses particularités.

Jacques Chopineau, Genappe le 22 septembre 2003

Notes
Le premier à l’avoir observé semble être J. Meysing. Cf  J. G. Williams, Number symbolism and Joseph as symbol of completion
, Journal of Biblical Literature 98 (1979).