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 Bible et libertés


  Jacques Chopineau

 

- Et il pleuvait !

- Aujourd’hui

 

   


Esdras et Néhémie : deux responsables dans un temps de détresse

 

 

Et il pleuvait !

Jamais un texte biblique ne nous dit quel temps il fait. La météorologie n’est pas le souci des auteurs bibliques. Dès lors, il faut lire attentivement la mention que fait ce texte d’Esdras :

« … Et, arrivé là, il ne mangea pas de pain et ne but pas d’eau, car il était dans le deuil à cause de l’infidélité des déportés »
Esdras 10,6

On fait alors une grande proclamation selon laquelle, dans les trois jours, tous les hommes du peuple devaient se rassembler :

« Tout le peuple demeura sur la place de la maison de Dieu, tremblant à cause de cette affaire et à cause de la pluie »
Esdras 10,9

Pourquoi cette mention du temps qu’il faisait ? Dans un moment aussi grave, le peuple attend la décision qui va être prise, au sujet du renvoi ou non des femmes étrangères. La mention de la pluie souligne l’angoisse du peuple dans l’attente de la décision. C’est cette décision qui doit être ici expliquée.

Les livres d’Esdras et de Néhémie sont souvent négligés par les lecteurs de la Bible. De même, les livres des Chroniques. Historiographie tardive -dit-on- édifiante, unilatérale, historiquement partielle et partiale.

Pourtant, ces livres témoignent d’une situation historique unique et des attitudes de ceux qui ont dû l’affronter. On n’a pas manqué de stigmatiser le renvoi des femmes étrangères. Image d’intolérance et de particularisme étroit. Ce jugement ne semble pas rendre justice à la situation.

On sait que les « retournants » (fils ou petits-fils des déportés) sont revenus dans l’enthousiasme, dans un pays où –cependant- personne ne les attendait. Au contraire, les maisons étaient habitées et les terres étaient occupées. Pour reprendre une formule d’Ernest Renan : « Au lendemain de leur arrivée, ils se retrouvèrent entourés d’ennemis ».

Et les nouveaux occupants sont édomites, cananéens ou autres. De là, ces grandes difficultés de réinstallation et cette lenteur à reconstruire le Temple (cf Aggée 1,4 et versets suivants).

À l’époque qui nous intéresse, plusieurs générations ont passé. Mais un autre problème surgit :

« C’est aussi dans ces jours-là que je vis des juifs qui avaient épousé des femmes achdodites, ammonites et moabites ; la moitié de leurs fils parlait l’achdodien et aucun d’eux ne se montrait capable de parler le judéen »
Néhémie 13,23

En Judée (même à Jérusalem !), une partie des jeunes juifs ne savent pas parler la langue de leurs pères. Pourtant, aucun homme, jamais, ne va facilement renvoyer sa compagne et ses enfants. On comprend que tout un peuple reste, malgré la pluie, trois jours dans l’attente, dans les rues de Jérusalem. Et que le grand scribe Esdras passe ces mêmes trois jours dans la prière et dans le jeûne, avant de prendre sa décision.

Plus de quatre-vingt ans après le retour, nombreux sont les descendants des « retournants ». Il y avait très peu de femmes parmi le peuple qui a pris le chemin du retour vers Jérusalem. Cependant, dans le désir d’une descendance, il a fallu prendre femme parmi les filles du pays.

Dans la génération de ce temps, beaucoup n’ont qu’un rapport lointain avec le passé judéen. Encore une ou deux générations et la question ne sera même plus posée. Le pays sera cananéen, édomite ou –localement- de telle ethnie dominante.

Dès lors, la question se pose : y aura-t-il encore un peuple judéen dans l’avenir ? Une telle décision de renvoi était cependant difficile à prendre. Et en l’absence de royauté judéenne, seule une autorité reconnue par tous devait la prendre. C’est le cas du scribe Esdras ou du haut-fonctionnaire envoyé par la cour persane (Néhémie).

Aujourd’hui   

Cette situation ancienne est pleine d’enseignements. Surtout dans cette Europe multiculturelle et pluri-religieuse qui –bon an, mal an- se construit. Les soi-disant « puretés » de la race ou de la culture relèveraient aujourd’hui du fantasme.

En ce temps-là, le scribe Esdras et le haut fonctionnaire Néhémie ont dû faire un choix difficile. Nous pouvons –aujourd’hui- parler de racisme ou de particularisme rétrograde, mais l’examen des faits vient tempérer ces jugements expéditifs. Ils ne pouvaient pas agir autrement.

Cependant, aujourd’hui, la question est telle : y aura-t-il encore une Europe ? Une Europe européenne, aimée des peuples ? Notre Europe ?
Ou bien met-on sur pieds, sous ce nom, un grand ensemble –un géant économique- intégré à la partie riche de ce monde, mais sans lien avec ce qui fit, dans le passé, sa force et sa grandeur ?

Certes, l’Europe actuelle est fort différente de celle du passé. Et la diversité de la population actuelle pose des problèmes nouveaux.
Quelle réponse leur donner ?

Fondamentalement, deux attitudes se présentent à nous.
- La première est de renvoyer hors de nos frontières tous ceux dont le passé et la culture sont perçus comme différents. A mon sens, ce serait là un « réalisme » à courte vue, et d’ailleurs une option impossible à mettre en oeuvre.
- La seconde est d’inventer une nouvelle Europe. Une Europe qui n’a jamais existé et dont les prémices ont encore du mal à émerger.

Un exemple pris dans domaine religieux.
- Jamais l’Europe n’a compté ces millions de musulmans qui forment une part importante de sa population. Jamais non plus les christianismes officiels n’ont compté aussi peu de fidèles.
- Dans le même temps, cependant, des « communautés de base » font preuve d’un dynamisme et d’une ouverture extraordinaire –malgré la pesanteur d’une institution trop ancrée dans son passé.

Par parenthèse, notons que les critiques laïques ou protestantes devraient tenir compte de l’existence d’un catholicisme populaire qui –sans rien renier de ce qu’il considère comme essentiel, et dans la foulée du concile de Vatican II- tente de prendre la mesure du monde qui se construit.

La question posée, aujourd’hui, concerne la diversité culturelle et religieuse de l’Europe qui se profile. L’Islam a sa place dans ce concert. C’est là un fait nouveau : des millions d’européens sont aujourd’hui musulmans. Et demain plus encore.

Ce qui fut –au temps d’Esdras et Néhémie- une décision rendue nécessaire par une question de survie, serait aujourd’hui une erreur. Dire cela n’est pas critiquer la décision jadis prise, dans un contexte culturel et religieux tout autre que celui que nous connaissons. Mais il importe de reconnaître la nécessaire diversité actuelle et sa richesse potentielle. Malgré la pluie, telle est notre attente.

Jacques Chopineau, Genappe, le 27 septembre 2004