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 Théologie
L'Écriture seule ?

André Gounelle

  1 - Bible et prédication
  2 - Bible et tradition
  3 - Bible et commentaires savants
  4 - Bible et écrits non bibliques

Il faut se méfier des slogans, qu'ils soient politiques, publicitaires, ou religieux. Ils ont l'avantage de frapper les esprits et de s'inscrire dans les mémoires. Ce mérite a pour contrepartie un gros inconvénient : ils déforment, durcissent, simplifient le message qu'ils veulent faire passer. Ils ont un caractère réducteur, et ils favorisent des contresens.

On le constate pour la formule Sola Scriptura  (l'Écriture seule) qui résume l'un des principes fondamentaux de la Réforme, et définit l'une des caractéristiques essentielles du protestantisme. Cette formule n'est pas fausse, mais on peut très facilement mal la comprendre, en donnant au "seul" une portée excessive. Il n'exclut ni la prédication, ni la tradition, ni le commentaire savant, et il n'interdit pas le recours à des écrits non bibliques. Il ne s'agit nullement d'éliminer d'autres discours ou d'autres textes, mais d'indiquer en fonction et à partir de quoi le protestantisme entend les évaluer. L'autorité de la seule Écriture signifie qu'elle fournit l'instrument qui permet de peser, de mesurer et d'apprécier ce que l'on reçoit d'ailleurs; elle ne veut pas dire qu'on ait à ignorer, à rejeter ou à condamner ce qui ne vient pas d'elle.

Bible et prédication

"La foi, écrit l'apôtre Paul, vient de ce que l'on entend, et ce qu'on entend vient de la parole du Christ" (Rom. 10/17). Cette affirmation a incité le protestantisme à privilégier la prédication par rapport à la lecture. Hier comme aujourd'hui, la parole de Dieu s'annonce et s'entend, beaucoup plus qu'elle ne se lit.

L'évangile a d'abord été dit, proclamé oralement par Jésus et par ses disciples. On a ensuite couché sur le papier leurs propos pour les conserver et les transmettre. Le Nouveau Testament est la "trace" de cette prédication originelle. Il s'agit donc à travers les textes d'entendre la parole qu'à la fois ils traduisent et qu'ils figent. Ils la consignent, mais lui font perdre une partie de sa saveur. Ils la transmettent et la déforment (en lui donnant une autre forme). Les textes renvoient à une parole qui les précède et les dépasse; il faut donc s'attacher à leur esprit plus qu'à leur lettre, ou encore à leur message plus qu'à sa formulation.

Maintenir le souvenir et l'écoute d'une prédication ancienne n'est pas la seule fonction du Nouveau Testament. Il doit aussi et surtout rendre possible et susciter une prédication actuelle de l'évangile, celle que les témoins du Christ ont à faire entendre dans les Églises et dans le monde. On ne peut pas se contenter de  lire. Les Écritures remplissent leur mission quand elles transforment le lecteur en auteur, ou l'auditeur en orateur, quand elles l'incitent à prendre la parole et à annoncer à son tour, à sa manière et dans son contexte l'évangile. Les textes conduisent à une parole qui les suit et les prolonge, autrement dit à de nouvelles expressions du message.

Le Sola Scriptura  signifie que seules les Écritures assurent le relais et permettent le passage entre, d'une part, une parole première et initiale et, d'autre part, une parole seconde et actuelle. Les textes bibliques ne forment pas un ensemble fermé ni un monde clos qui se suffirait à lui-même.

En amont, ils s'ouvrent à une parole qu'ils reçoivent et recueillent; en aval, ils ouvrent la possibilité d'une parole qui se disperse et se répand. Coupée de ces deux paroles, la Bible devient une idole, et non un témoin du Dieu vivant.

Bible et tradition

Contrairement à ce que l'on dit souvent, en posant le principe de la seule Écriture, la Réforme n'a pas voulu disqualifier et écarter l'apport de la tradition ecclésiastique. Des images pieuses du siècle dernier montrent Luther ou Calvin, avec une Bible à la main comme seule arme, écrasant les docteurs catholiques munis de quantité de parchemins poussiéreux. En fait, on aurait dû représenter les Réformateurs devant des bibliothèques bien fournies. Ils connaissaient très bien et utilisaient abondamment la littérature religieuse de l'Antiquité et du Moyen Age.

Ainsi, les commentaires bibliques de Calvin suivent de très près ceux d'Augustin, que le Réformateur tient en très haute estime. Quand en 1530, Mélanchthon et Zwingli présentent les positions protestantes à l'Empereur Charles Quint, le premier dans l'Apologie de la Confession d'Augsbourg , le second dans la Fidei ratio, ils citent aussi souvent les Pères que la Bible. La Confession helvétique postérieure (1560-1566) déclare : nous ne "méprisons point les interprétations des saints Pères tant grecs que latins, et ne rejetons pas… leurs traités".

La Réforme affirme l'utilité et l'intérêt des écrits spirituels, théologiques et ecclésiastiques rédigés au cours des siècles. Elle reproche au catholicisme non pas de les méditer et de les utiliser, on aurait tort de les négliger, mais de vouloir en  faire l'instance qui décide et tranche. S'ils nous aident à comprendre la Bible, ils n'en déterminent pas la bonne interprétation. Au contraire, la lecture et l'étude de la Bible permettent d'en évaluer la valeur. Ce sont des auxiliaires précieux, nullement des juges infaillibles.  "Les Pères, écrit Zwingli, doivent être soumis à la Parole de Dieu, et non la Parole de Dieu aux Pères". Le synode de Westminster (1649) déclare : "ils ne peuvent être reçus comme règle de foi et de vie; mais pour la foi et la vie ils doivent être utilisés comme des aides".

Bible et commentaires savants

En proclamant "l'Écriture seule", le protestantisme ne veut pas opposer une lecture naïve et spontanée de la Bible à une étude savante et érudite. Bien au contraire, il a toujours exigé que les ministres chargés de la  prédication et de l'enseignement fassent des études poussées, apprennent les langues originelles (hébreu et grec) des écrits bibliques. Calvin demande que les pasteurs sachent se servir et qu'ils utilisent effectivement des dictionnaires, des grammaires, des éditions savantes, des livres d'histoire.

Luther souligne que son doctorat en théologie lui donne autorité pour s'opposer et demander des comptes aux autorités ecclésiastiques. Sa protestation a de la force parce qu'elle ne vient pas de n'importe qui, et qu'elle s'appuie sur une compétence reconnue et sanctionnée.

Cette insistance est tellement forte que le révolté Müntzer accuse Luther d'établir une "tyrannie des scribes", et que l'anabaptiste Hubmaïer reproche à Zwingli de remplacer "le règne des papistes par celui des linguistes". Les Réformateurs ne veulent cependant pas que les savants confisquent la Bible, mais qu'ils instruisent le peuple pour qu'il puisse la lire de manière intelligente et informée. L'interprétation des Écritures doit s'appuyer sur les travaux des experts et des spécialistes, condition non pas suffisante mais nécessaire pour qu'on la lise et la comprenne correctement.

Le principe de l'Écriture seule ne signifie donc nullement l'inutilité ou la nocivité des commentaires exégétiques, des analyses philologiques ou des études historiques.

Bible et écrits non bibliques

Le principe du Sola Scriptura, veut-il faire de la Bible la seule source de la vie spirituelle et de la réflexion croyante? Ici également, il faut répondre non. Nous le constatons tous : beaucoup de choses, à côté et en dehors de la Bible, nourrissent notre foi, notre pensée, et notre sensibilité : des tableaux, des concerts, des poèmes, des livres chrétiens, des écrits philosophiques, des textes venant d'autres traditions religieuses.

Ce n'est pas nouveau. L'Ancien Testament fait de nombreux emprunts aux civilisations qui entourent Israël. Paul à Athènes n'hésite pas à citer des auteurs païens, et l'on retrouve chez Jean des thèmes qui évoquent les spiritualités de l'époque. Zwingli doit beaucoup à la littérature de l'Antiquité classique, et Calvin a été profondément marqué par le stoïcisme.

Les deux Réformateurs sont convaincus que la pensée croyante aurait tort d'ignorer la philosophie, même si ses possibilités restent limitées et insuffisantes. Ils ne la rejettent nullement, comme le feront certains courants théologiques contemporains. Aujourd'hui, plusieurs d'entre nous ont été marqués par des écrits venant de l'Islam ou du bouddhisme, qui leur ont apporté une lumière, fait découvrir une vérité, à travers lesquels  ils ont perçu quelque chose de Dieu.

Est-ce illégitime ? Je ne le pense pas, dans la mesure où l'on contrôle tous ces apports et qu'on les confronte au message biblique. Le Sola Scriptura pose l'Écriture non comme source unique, mais comme seule norme, en ce sens qu'elle fournit les repères, les critères, les cadres qui permettent d'apprécier et de critiquer, d'accueillir ou d'écarter ce qui vient d'ailleurs. Je lis et m'approprie des écrits profanes, des textes juifs, musulmans ou bouddhistes à la lumière du Nouveau Testament, de même que des musulmans peuvent lire avec profit le Nouveau Testament à la lumière du Coran, des bouddhistes à la lumière de leur spiritualité ou des philosophes à la lumière de leur réflexion.

Ne faisons pas du Sola Scriptura un slogan qui justifie une fermeture et des rejets. Au contraire, la référence à la Bible et à son autorité nous ouvre à quantité de choses, et nous permet de les accueillir positivement.

La Bible a autorité non pas en ce qu'elle interdirait d'autres lectures, mais en ce qu'elle nous apporte des orientations qui les rendent positives et fructueuses.

André Gounelle



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