Une Europe musulmane
Au plan
religieux (comme au plan de la culture en général),
une nouvelle époque européenne s’ouvre
: une Europe musulmane. Non pas un Islam « importé »,
mais un Islam ordinaire dans une Europe démocratique
dont une partie importante de la population sera naturellement
musulmane. Il importe que notre société prenne
en compte cette réalité. Ce qu’elle fait
aujourd’hui lentement et difficilement –pour diverses
raisons.
Certes, cet Islam est né principalement
d’une
immigration ancienne et parfois récente. Mais il est
aussi –pour quelques européens- lié à un
mouvement de conversion vers la religion islamique. Et ceci –le
fait mérite d’être noté- malgré une
image médiatique souvent défavorable à l’Islam.
D’autre part, dans beaucoup de pays européens,
la population a souvent des ancêtres originaires d’un
pays différent. Pour beaucoup de français,
les ancêtres n’étaient pas gaulois ! Ce
grand brassage n’est donc pas une nouveauté.
Ce qui est relativement nouveau est qu’au brassage
ethnique ancien se superpose un brassage de type culturel
et religieux.
On sait qu’une bonne part de la population
française
a des ancêtres italiens, espagnols, portugais, polonais,
etc… Ce qui a pu être perçu –en
un temps, en un lieu- comme problématique. Il y a
longtemps que de tels « problèmes »
se
sont effacés.
Avec le temps, il en ira de même pour tous nos concitoyens
quelle que soit leur origine.
C’est cependant en termes
relativement nouveaux que se pose l’intégration
de populations originaires du Maghreb ou de l’Afrique
musulmane. Une difficulté vient
de ce que cette immigration est souvent mal perçue.
Comme si l’Islam était en soi conforme à des à-peu-près
journalistiques du genre « Islam = islamisme = intégrisme »….
Ce qui –par parenthèse- est aussi absurde que
d’assimiler le christianisme à l’inquisition
et autres aberrations du passé.
L’Islam - religion
de paix et de justice - mérite
bien autre chose que de telles approximations génératrices
de peurs et/ou de mépris. L’ignorance doit,
là aussi, être
combattue. Heureureusement, il ne manque pas de savants (historiens,
philologues…) ou de touristes épris d’architecture
ou de musique, ou encore de croyants de diverses confessions
pour voir tout autrement cette civilisation marquée
par la religion islamique.
D’un autre côté,
l’Islam européen
devra aussi s’intégrer à une société en
partie différente des sociétés dans
lesquelles l’Islam est la religion majoritaire, voire
unique. Il est prévisible que –pour quelques
musulmans- l’adaptation à une
société laïque et pluraliste n’ira
pas sans difficultés.
C’est le sujet des lignes
qui suivent.
Un passage difficile
Là où l’Islam
est majoritaire, il n’est,
traditionnellement, pas de séparation claire entre « croyances » et
société. Vérité sociale et vérité religieuse
sont liées indissolublement. Pas de Dieu et de César
: Tout appartient à Dieu.
Jadis, d’ailleurs,
une loi analogue régissait
aussi les sociétés chrétiennes.
Au pape
: le pouvoir des deux glaives, même s’il déléguait
l’un de ces deux glaives au « pouvoir temporel ».
Ainsi, conformément à une certaine lecture
de Romains 13 : désobéir au pouvoir était
désobéir à Dieu. Ce qui était
un avantage évident pour les pouvoirs établis
!
Par contre, dans une société démocratique,
le crime contre Dieu n’existe pas. Toutes les croyances
sont respectables, mais aucune ne peut être imposée.
Cela n’est pas sans conséquences…
Par
exemple, aucun « blasphème » ne peut être
perçu comme criminel. Il ne peut exister de délit
de non-croyance, certes, mais en outre : il est courant,
dans notre histoire, de moquer telle croyance ou telle pratique.
Cela peut être choquant, c’est clair, pour un
croyant. Il est vrai que l’on peut faire mauvais usage
de la liberté, mais il en est toujours ainsi, aujourd’hui.
Nous ne sommes plus au temps où un jeune chevalier
de la Barre était mis à mort, pour avoir brisé un
crucifix. Voltaire avait alors clamé son indignation.
En vain.
Liberté ! Seule l’insulte est interdite.
Encore faut-il qu’un tribunal fasse droit à une
plainte régulièrement déposée.
Seule limite, donc, à ce droit général
de critique : Il n’est pas de liberté sans responsabilité.
Chacun est responsable des ses propos et de ses actes. Telle
est notre loi.
C’est cette loi qui –en démocratie- permet à tous
de vivre ensemble. En ce sens, toute démocratie est « laïque ».
Mais « laïque » ne signifie pas anti-religieux.
Simplement : il n’appartient pas à l’état
d’intervenir dans la vie privée. Tous les citoyens –croyants
ou non- sont dans la même situation vis-à-vis
de la loi commune. Cela suppose –pour chacun- le respect
des croyances comme des non-croyances. Le vivre-ensemble
suppose le respect de toutes les personnes et, donc, de toutes
les pensées et de toutes les croyances.
L’Islam
européen qui se constitue est démocratique.
Or, dans un état démocratique, aucune loi religieuse
ne peut être la loi de tous. Démocratie n’est
pas théocratie. La loi commune n’est pas d’inspiration
religieuse –même si l’histoire, ici et
là, fournit des arguments aux tenants d’une
loi « religieuse ». Une loi personnelle, familiale
ou clanique peut être une loi religieuse. Une loi démocratique
ne le peut pas.
Sur ce point, plusieurs pays islamiques sont
parfois dans une situation analogue aux pays « chrétiens » des
siècles passés. Il était difficile d’être
non-chrétien dans un pays chrétien. Les juifs
européens en ont connu quelque chose !
De même,
les non-musulmans ont été parfois
discriminés dans les pays musulmans. Les nombreuses études
sur la question m’épargneront d’entrer
ici dans les détails (très variables d’une époque à l’autre,
d’une région à l’autre…).
Mais dans tous les cas, cette situation ancienne n’est
pas celle de nos sociétés européennes
actuelles.
Une cause de malentendu
Laissons ces formes
de racisme ordinaire qui se traduisent par des injustices
courantes, des discriminations à l’embauche,
des difficultés de logement, des mépris quotidiens… Cela
n’aura qu’un temps, bien que l’actualité soit
parfois difficile à vivre pour quelques uns. On ne
peut, d’ailleurs, pas généraliser. Il
est aussi des intégrations heureuses et des réussites
individuelles.
Cependant certaines attitudes européennes
peuvent être
ressenties comme des injustices – venant de nations
qui, jadis, ont entrepris croisades et colonisations. De
toutes façons, bien sûr, l’histoire ne
peut être refaite. A nous de l’assumer, sans
honte ni gloriole.
Ainsi (ce n’est qu’un exemple,
mais il est de taille), le silence vis-à-vis des souffrances
du peuple palestinien pose des questions à de nombreux
européens épris
de justice. Ce « silence » est d’ailleurs
un euphémisme. L’Europe actuelle est, en fait,
largement pro-américaine et, donc, pro-israélienne.
Pour reprendre une formule qui a traversé l’Atlantique
: Israël a le droit de vivre ! Certes. Mais le peuple
palestinien aussi a le droit de vivre. Peut-on l’oublier
?
En outre, les humains ne peuvent vivre que
sur une terre. Et sur quelle terre devrait vivre ce peuple
palestinien ?
Une petite terre morcelée, sans frontières
véritables et aux ressources spoliées au gré des
besoins d’un puissant voisin ?
Dans la mémoire
des générations présentes
et à venir, un tragique se constitue. Une mémoire
faite de maisons détruites, d’oliviers arrachés,
de terres spoliées, d’eau confisquée,
d’un mur honteux… Tout cela ne va évidemment
pas dans le sens de la paix. Les enfants actuels se souviendront
longtemps du sort fait à leurs parents.
Une Europe complice Pourtant,
hormis par de belles paroles et généreuses
généralités, les nations démocratiques
ne se manifestent guère. Fondamentalement, cette attitude « européenne » peut être
expliquée de deux manières : culturelle et
politique…
- Culturelle : les horreurs de la « shoa » justifiaient
la création d’un état juif. Ce fut
vrai après la dernière guerre. Personne,
alors, en Europe, n’aurait pu affirmer le contraire.
Il convient cependant de remarquer que le peuple palestinien
n’était
en rien coupable de ces horreurs. Est-il juste qu’il
en paye le prix ?
- Politique : le suivisme des européens
vis-à-vis
de la politique américaine. Ce suivisme suppose
une approbation de fait à tout ce qu’entreprend
un état d’Israël aujourd’hui dominateur.
Les résistants sont des terroristes.
Il est clair
qu’une attitude critique vis-à-vis
de la politique d’un état (Israël) ne doit
pas être étendue à la religion juive.
L’attachement des juifs du monde à un état
d’Israël est bien compréhensible. Mais
cela signifie pas que l’actuel état d’Israël
puisse se comporter en un Goliath oppresseur.
Il ne manque
d’ailleurs pas de juifs qui prennent leurs
distances vis-à-vis de la politique suivie par l’actuel état
d’Israël. Et beaucoup d’entre eux savent
que l’injustice, jamais, ne produit la paix. Gagner
les guerres ne signifie pas gagner la paix. Seule la paix,
pourtant, ouvre le chemin de l’avenir.
Il reste que
cette situation de violences en Palestine n’incite
pas à la tolérance dans nos banlieues. En sorte
que la passivité de l’Europe peut être
perçue comme un parti-pris pro-juif et anti-musulman.
La révolte face à l'injustice On peut d’ailleurs considérer
comme une erreur la suppression de l’aide européenne
au gouvernement élu
de la malheureuse Palestine. Mais il s’agit d’une
erreur qui doit être replacée dans le cadre
de l’alignement habituel de l’Europe sur les
Etats-Unis.
L’Europe est ainsi souvent perçue
comme complice d’une politique de soutien à un état
israélien puissant, mais opposée à un
monde arabe divisé, déchiré, satellisé et
parfois même acheté. Les choses pourraient bien
changer dans un avenir proche…
D’autre part,
on peut trouver surprenantes les réserves
européennes au sujet de l’actuelle administration
Bush, comme si cette administration était en rupture
par rapport aux années passées. La continuité l’emporte
pourtant sur le « changement » ….
L’administration
actuelle, il est vrai, figure un sommet du genre (Guantanamo,
Abu Ghraïb, l’oocupation
de l’Irak etc…). Mais, il y a plus de quarante
ans, la guerre au Viet-Nam ou le soutien actif aux pires
dictatures sud-américaines ne devaient rien aux Bush,
père et fils. Le « changement » peut donc
paraître illusoire. Une même logique de domination
inspire les mêmes réflexes politiques.
Toujours,
bien sûr, des américains soucieux
de vérité et de justice manifestent : comme
ils manifestaient jadis contre la guerre au Viet-Nam, ou
aujourd’hui contre la guerre d’Irak. Dans les
deux cas, les morts et les destructions sont et furent nombreuses.
Et dans les deux cas, l’Europe est inexistante, pour
ne pas dire complice.
C’est du moins ainsi qu’elle
est perçue –ce
qui est fâcheux pour un processus d’intégration
de ces « minorités visibles » que constituent,
chez nous, les descendants musulmans des immigrés
de jadis.
Qu’on y prenne garde : si la démocratie
se soucie peu de justice, c’est au nom de la justice
qu’il
faudra combattre cette soi-disant démocratie. C’est
ainsi que commencent toutes les révolutions.
Mais
toute révolution est dangereuse. Elle est souvent
l’avant-garde d’une dictature « pure et
dure », bientôt sanglante. Il importe donc de
construire une démocratie soucieuse de justice. Long
travail dont les résultats seront toujours provisoires.
Nous sommes à la veille d’un
profond changement de société. Un des traits
de cette mutation est une démocratie qui se construit
: pluri-ethnique, pluri-culturelle et pluri-religieuse. Dans
ce monde, croyants
et incroyants –dans le respect des différences-
seront jugés à l’aune du faire et non
du dire. Sans même parler de cette chance pour des
nations vieillissantes de recevoir des populations nouvelles.
Saurons-nous les accueillir ?
Jacques Chopineau. Genappe le 31 mars 2007 |