une certaine
inculture
On parle beaucoup de religions, et bien des
conflits prennent déjà –et prendront
davantage - le visage de « guerres de religion » nouvelle
manière.
En sorte que nos sociétés laïques se sentent
parfois sur la défensive. D’autant que la connaissance
du fait religieux ne fait guère, aujourd’hui,
partie de la culture. Il est ainsi habituel de confondre religion
et confession, foi et croyance, Dieu et super-être existant
au-delà des limites de notre monde…
D’un autre côté, les chrétiens eux-mêmes
font parfois les mêmes confusions. Et ils ont souvent
gardé des réflexes d’européens majoritaires,
pour lesquels il est courant et pour ainsi dire « normal » d’adhérer à telle
croyance et telles coutumes.
Certes, des théologiens
ont exprimé –depuis
plus de cinquante ans- des réserves, des critiques,
au sujet des diverses dogmatiques en usage dans les christianismes.
Pourtant, ces réserves ou ces critiques ont été dites,
souvent, de manière si complexe que seuls des spécialistes
ont pu les entendre. En sorte que seuls des cercles restreints –quasi
confidentiels- ont véhiculé des propos jugés
subversifs –voire hérétiques. Une manière –sans
doute- de protéger le peuple ? Ou bien de ne pas mécontenter
les pouvoirs ecclésiastiques et/ou de faire une belle
carrière ?
Quoiqu’il en soit : C’est aujourd’hui
en termes clairs qu’il convient de parler. Evidemment,
le problème est énorme : une génération
n’en viendra pas à bout. Des siècles
de dogmatisme –au temps ou l’Europe était
au centre du monde- ne peuvent s’effacer rapidement.
Nous sommes encore loin d’avoir pris la mesure du provincialisme
de nos conceptions religieuses, dans un monde où l’Europe
et ses extensions culturelles ne pèseront que d’un
poids local, de moins en moins lourd.
Toute religion est
enracinée dans une culture particulière.
Elle est donc liée à une langue et à une
histoire. Les formes religieuses sont aussi diverses que
les civilisations. Pourtant, à un certain degré de
profondeur, une attitude religieuse est « lisible » par
tous les religieux du monde. Paradoxe ?
Malgré ce
qu’on dit encore, le christianisme
n’a
jamais été confiné aux discours de l’église
officielle. Il y a toujours eu des signes d’église –même
dans les églises dominantes. Pour le dire autrement
: Untel était membre de l’église-institution,
sans être dans l’église invisible. Tel
autre paraissait opposé à l’institution
qui porte ce nom, et qui vivait cependant au cœur de
l’église
véritable ou bien en montrait la direction.
Certes,
des siècles d’histoire ont laissé leur
marque. En sorte que l’anticléricalisme a souvent
pris le visage d’une lutte pour la liberté.
La fameuse loi de 1905 (qui n’a jamais été une
loi anti-religieuse) a d’ailleurs été vécue
comme une libération par les croyants protestants
ou juifs, comme par les incroyants athées ou agnostiques.
À notre époque de claire séparation
entre le religieux –volontiers théocratique-
et l’état
démocratique, il est temps de distinguer l’essentiel
et l’accessoire. Le grand inquisiteur avait tous les
vêtements chrétiens, mais il n’était
certes pas chrétien pour ceux qu’il envoyait à la
torture ou au bucher.
Il ne faudrait cependant pas jeter le bébé avec
l’eau du bain. Une civilisation sans religion n’existe
pas. Ou si elle existe pendant un temps (comme dans la Russie
soviétique où une propagande anti-religieuse était
diffusée à tous, depuis l’école
primaire), un certain regard intérieur retrouvera
un visage religieux local ou, comme on dit, « traditionnel ».
Cela ne signifie évidemment pas que tel agnostique
soit nécessairement ignorant en matière religieuse,
pas plus qu’un religieux n’est forcément
ignorant en matière scientifique. Ces clivages sont
d’un autre temps.
Il était jadis courant d’opposer la science-le
progrès-la raison… d’une part, et l’obscurantisme-les
superstitions-les religions… d’autre part. Certains,
aujourd’hui, malgré le changement d’époque,
ne pensent pas autrement. Une telle opposition simple est évidemment
d’un autre siècle et –surtout- ne nous
prépare
pas à comprendre la situation présente.
Une inculture certaine
Sur un sujet aussi
vaste, on doit ici modestement s’en
tenir à un seul trait.
Peu de mots, en tout cas, ont connu un tel bouleversement
de sens. Ce qu’on appelait autrefois « religion » n’est
sans doute pas ce que l’on appellera ainsi dans les
années
qui viennent. En sorte que les critiques de la religion risquent
de devenir la critique d’un fantôme.
L’inculture
religieuse de notre civilisation marchande est parfois gigantesque.
Quelques uns de nos informateurs semblent
ignorer qu’il existe plusieurs théologies et
qu’elles
ne sont pas toujours conservatrices –voire fondamentalistes
(comme certains enfantillages américains). Pour ne
rien dire de la méconnaissance au sujet de l’Islam –la
deuxième religion de nos pays. Cette ignorance est
la source de bien des approximations et des amalgames.
Cette
inculture, cependant, n’est pas irréversible.
Une meilleure connaissance des cultures du monde devrait
rendre incontournable une meilleure connaissance du fait
religieux.
Bien sûr, les temps et les lieux sont des marques caractéristiques.
Un sage venu d’Orient avait l’habitude
de commencer son discours par :
«
L’homme occidental –je veux dire : l’homme
qui ne sait rien de la religion… ».
Une source
toute différente (un moine breton qui a longtemps
vécu en Inde) le dit encore, à sa manière
abrupte (1) :
«
Il n’y a que deux espèces de gens qui sont
en paix :
- ceux qui n’ont rien compris au mystère de Dieu
et qui croient l’avoir compris : les théologiens.
- Ceux qui ont « réalisé » et accepté de
ne rien savoir de Dieu. ».
Pour le même auteur :
«
L’homme qui est satisfait de soi dans la pratique de
sa religion n’a pas encore commencé d’être
religieux » (1)
Et peu importe ici que cette religion
soit le judaïsme,
le christianisme, l’Islam ou autres…
Œcuménisme
? Sans doute, mais non pas un œcuménisme
de rassemblement des petits troupeaux derrière un
même
drapeau. Une telle « réunion » n’arrivera
jamais…
«
L’œcuménisme qui cherche à réaliser
l’unité au niveau du phénomène
n’a
rien compris. Il faut reconnaître la pluralité d’expression.
Et ce pluralisme d’expression, formulation plus structures,
sera encore beaucoup plus fort une fois que l’Orient
s’en sera mêlé. Il faut aider les chrétiens à découvrir
ce point ». (1)
Et encore :
«
Nombreux sont ceux qui, réalisant qu’il se trouve
de sincères croyants dans toutes les dénominations
chrétiennes, basent leur réflexion non plus
sur les définitions théologiques et canoniques
de l’Eglise, telles qu’elles sont données
par la hiérarchie de chaque confession, mais bien
sur le fait de la Présence universelle de l’Esprit
qui transcende les barrières institutionnelles » (1).
Ce grand spirituel eût été,
en d’autres
temps, déclaré hérétique. Il
montrait cependant une voie que nous commençons,
enfin, à explorer.
D’autres cependant, experts
en distinctions fines (théologiens
et philosophes), peuvent bien expliquer, savamment, leurs
démarches
et leurs convictions. Mais, d’une part, savoir n’est
pas sagesse et, d’autre part, la religion n’est
pas une manière de penser (plutôt mille manières
de penser). C’est de savoir-faire qu’il s’agit,
non de savoir-dire. Voilà la tâche qui attend
les « religieux » de notre Occident.
Jacques
Chopineau, Genappe le 28 octobre 2006
(1) Les citations
du Père H. Le Saux sont tirées de l’ouvrage
intitulé : Ecrits (textes choisis et présentés
par Marie-Madeleine Davy), Paris 1991 (Albin-Michel).
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