Chère C.,
À
la fin de ma dernière lettre, je t’ai promis qu’un
jour je te dirais ce qu’on a fait du christianisme de
la sagesse modeste et paisible, incarné à mon
avis par le petit agneau de l’évangile de Thomas
que je t’ai cité, qui doit rester vivant pour
ne pas être mangé, en opposition à l’autre,
si connu et à mon avis si contestable, qui doit porter/enlever
les péchés du monde (Jean 1/29). Je te promettais
aussi de te dire par quoi on les a remplacés. Je tiens
donc ma promesse, en t’envoyant quelques extraits de
la fin de mon dernier livre, La Source intérieure, qui
décrit et dénonce cette falsification et ce remplacement.
Reprenons, maintenant, notre entretien…
«
Méditons donc sur saint Christophe. Ce n’est pas
pour moi le porte-bonheur du voyageur, l’amulette ou
le gri-gri qui permet d’arriver à bon port, mais
l’admirable icône du salut par l’enfant.
Le vieillard porte l’enfant sur son épaule, mais
en réalité il porte l’enfant en lui ou à l’intérieur
de lui, l’enfant qu’il a été, et
cet enfant le guide. Nous serons sauvés par l’enfant
que nous avons été. C’est l’enfant éternel,
le puer aeternus de toutes les religions. C’est de lui
que vient le salut : le retour à l’Origine, l’Originel.
De cette Source tout doit couler : tout doit couler de Source.
Évangile
de Thomas, logion 18.
1 Les disciples dirent à Jésus :
2 ‘Dis-nous comment sera notre fin ?’
3 Jésus dit :
4 ‘Avez-vous donc dévoilé le commencement
5 pour que vous vous préoccupiez de la fin,
6 car là où est le commencement,
7 là sera la fin.
8 Heureux celui qui se tiendra dans le commencement,
9 et il connaîtra la fin
10 et il ne goûtera pas de la mort.’
On dit toujours
: ‘retomber en enfance’. Mais pourquoi
ne dit-on jamais : ‘y remonter ?’. On nous dit
toujours : ‘Tu verras plus tard’. Mais plus tard,
on ne voit rien. ‘La fin est dans le commencement et
cependant on continue’, dit justement Beckett dans
Fin de partie. Voyez les adultes s’agiter, théâtre
d’ombres, sous le regard mélancolique et lumineux
des enfants. ‘Soyez donc comme quand vous étiez
enfants, dit Rilke, aussi tristes et aussi heureux’.
Les fulgurances, les enthousiasmes (‘Dieu
en nous’)
nous les avons déjà eus, de toute façon.
Ils existent donc, ils sont là : si nous ne les voyons
pas, ce n’est pas qu’ils n’existent plus,
c’est simplement que le brouillard de la vie sociale
les a recouverts. Nous devons simplement, non pas pleurer
sur leur disparition, mais comprendre qu’ils sont encore
en nous et nous accompagnent. Rien de tout cela ne peut nous être
enlevé. Le souvenir en ce sens peut garantir l’avenir.
Il faut balayer les faux-semblants, et voir l’essentiel,
qui a été déjà vu, ici et maintenant,
hic et nunc : c’est une lumière présente
qui nous guide, et non une ombre qui nous suit de façon
menaçante.
L’essentiel n’est pas dans l’attente,
mais dans la restauration, le rétablissement. Et ce
mot est utilisé aussi en médecine pour dire
la guérison.
De toute façon dans la vie le choix est simple : ou
bien on se laisse porter au fil du courant, charrié comme
un ballot le long du fleuve, flottant au hasard, allant à vau-l’eau.
Ou bien on essaie de remonter le courant, de revenir à la
Source. Bois mort, ou saumon vivant ?
N’attendons pas
de l’extérieur ce qui ne
peut venir que de nous-même. Sinon nous sommes en état
de dépendance ou de mendicité. Je répète
que le seul problème est que nous restions en vie,
que toujours aussi nous en ayons envie, que nous échappions à la
dégradation ou à l’entropie générale,
que nous ne soyons pas comme ces étoiles dont la lumière
continue de nous parvenir alors qu’elles sont mortes
depuis longtemps. Combien en connaissons-nous, de ces ‘hommes
statues’, qui peuvent bien encore faire illusion en
société,
mais qui au fond d’eux-mêmes sont éteints
: leurs grands idéaux, leurs grands credos, même
ostensiblement affichés, ne sont en fait que répétition,
machinalité. Si eux-mêmes ne s’en aperçoivent
pas, leur entourage le voit, et cela est fort pénible.
Des écarts, des distorsions énormes s’opèrent
bien souvent entre l’homme public et l’homme
privé.
Si on veut savoir si un homme vit encore, il faut, non pas
se fier à ce qu’il dit, mais interroger ses
proches. Rien de tel qu’un enfant aussi, pour voir
le décalage
entre le discours et le fond. Pour détecter les morts-vivants,
ou les hommes cadavres, devenus si oublieux de la Source,
qu’ils
sont oublieux même de leur oubli… » (1).
Chère
C., j’espère que tu seras d’accord
avec moi. Ne nous renions pas, remontons vers la Source,
et restons en vie, pour cette seule quantité qui nous
en reste, et dont nous ignorons la durée.
Bien à toi.
M.
Michel Théron, le 23
mai 2005.
(1) Michel Théron, La
Source intérieure, 2005, extraits du dernier chapitre.
Ce livre est disponible chez Le Publieur, 31, rue
Henri-Chevreau, 75020 Paris. Il est aussi commandable et
téléchargeable
sur son site |
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