La courbe des religions
Le siècle
qui commence ouvre un large champ aux religions, mais non à ces
formes religieuses connues dans le passé.
Les différences –autrefois : des divisions- sont
devenues largement incompréhensibles. Il faut faire
de l’histoire pour les comprendre. Mais être savant
en histoire, ne signifie pas comprendre la permanence des comportements.
Les religions dogmatiques et institutionnelles
sont vouées à s’étioler
et, finalement, disparaître en tant que rassemblements
numériquement importants. Certes, elles ne sont pas
destinées à disparaître complètement,
mais elles seront renvoyées dans les marges de l’histoire
ancienne. Des minorités pourront bien, en fonction
de leur histoire locale, se réclamer de telle ou telle
tradition ou tendance : leur présent ne sera pas la
simple continuation du passé.
Le sommet n’est
pas le creux de la vague. La courbe appelée
sinusoïde fournit une bonne image de cela. Des hauts
et des bas se succèdent. Certes, la résultante
est une droite, mais l’homme ne voit pas les résultantes.
Il ne voit que les hauts et les bas de son histoire.
Seule
exception : l’Islam. L’Islam européen,
parti de presque rien, devient la religion d’un grand
nombre –pour lesquels les origines jouent un rôle
de moins en moins important (voire même aucun rôle,
dans le cas des convertis). Dans le contexte du déclin
général des religions traditionnelles, l’Islam
est sur une pente ascendante. Les années futures le
montreront.
Nos parents n’auraient jamais imaginé que
l’Islam
serait un jour la deuxième religion de nos pays. Nos
enfants, de même, n’imaginent pas que cette religion
pourrait devenir la première, par le nombre de nos
concitoyens qui se réclament d’elle. Il importe
que cette réalité soit perçue, et perçue
de façon positive, ce qui est encore loin d’être
le cas. L’Europe se construit, mais apparemment les
religions sont absentes de cette construction. Sur ce point,
un enseignement
approprié est attendu…
Il faudrait, par
exemple, qu’un pays comme la France
(qui compte des millions de musulmans) permette qu’un
enseignement universitaire forme des théologiens et
imams dans un cadre intellectuel intégré, ainsi
que cela est fait pour catholiques et protestants. Dans le
cas contraire, on ne pourra guère se plaindre que
ces élites
reçoivent une formation étrangère et, éventuellement,
hétérogène à nos habitudes mentales
(raisons et tolérances). Sans parler du risque de
voir se développer un réseau d’écoles « libres »…
Rappelons
que la séparation (bien nécessaire
en son temps) de l’église et de l’état
n’a jamais été d’application en
Alsace. De sorte qu’à Strasbourg (comme en Allemagne,
en Suisse et ailleurs…) des facultés catholique
et protestante sont intégrées à l’université.
N’est-ce pas en ce lieu que pourrait être créée
une faculté de théologie musulmane ? Les refus
opposés vont à contre-courant de l’histoire,
mais justement l’histoire n’est pas terminée.
La question reviendra.
Mais notre approche ne se borne pas
ici à des données
statistiques. Le sens du phénomène nous intéresse.
De la déperdition du religieux, un indice peut être
trouvé dans la pauvreté des émissions « religieuses » chrétiennes.
Elles sont, souvent, une sorte de journalisme d’information,
ce qui est, en soi, tout à fait estimable, mais ne
peut guère être qualifié de religieux.
Les chrétiens
n’auraient-ils rien à dire d’autre que
des considérations générales, des débats
d’idées, des rappels historiques, des notions étrangères à presque
tous nos contemporains.
Dire cela paraîtra, sans doute,
incompréhensible à beaucoup
de croyants historiques, comme si la religion était
une simple une manière de penser, un dire autrement.
Une sorte de philosophie informée du monde présent
et de ses problèmes
De ce point de vue, les émissions
juives ouvrent le regard sur une tradition riche et profonde.
Nombreux sont les
non-juifs qui les suivent. Mais l’Islam, encore souvent
contraint de se modeler sur l’actualité, est
appelé à enrichir
son regard et donner à voir ce qui est essentiel.
Etre religieux n’est pas d’abord une manière
de penser, mais une manière d’être. Dans
ce monde marchand, au-delà de tous les discours de
pouvoir, les hommes religieux (non nécessairement
croyants à la
manière dogmatico-confessionnelle) ont une perspective
différente.
Très caractéristique est
une manière d’agir
sous le regard de Dieu. « Adore
Dieu comme si tu le voyais. Et si tu ne le vois pas : Lui,
Il te voit ».
C’est
ce que dit un « Hadîth » fameux dans le
monde musulman. Les chrétiens penseront au texte de
l’Evangile
: « Notre Père qui voit dans le secret… ».
Ou encore, dans la Bible hébraïque, cette affirmation
selon laquelle l’homme se fie à l’apparence,
mais que Dieu regarde au cœur (1).
Il y a là un
trait fondamental de toute attitude religieuse quelle que
soit la tradition de référence, et
même, en absence de toute référence explicite à une
tradition unique. Malgré le passé, il importe
de ne pas mettre sur le même plan : religieux et confessionnel.
L’homme religieux (« croyant » ou
non) ne peut agir à l’insu d’une grande
conscience qui le dépasse infiniment et qui le juge
immédiatement.
Il ne peut donc agir dans son seul intérêt personnel
immédiat et couvrir, aux yeux de tous, des comportements
contraires à son évolution intérieure.
L’homme n’est pas simplement ce que nous voyons
car il n’est pas un être achevé. C’est
là, le premier pas de toute démarche religieuse.
D’autant que, conformément aux
usages courants, les paroles peuvent aussi bien montrer que
couvrir. Notre
histoire est pleine de discours où la vérité tient
peu de place….
Un nouvel œcuménisme… Un
nouvel œcuménisme est devant nous. OYKOUMENE
signifie : « la terre habitée ». Il fut
un temps où la terre habitée était le
monde méditerranéen. Puis les dépendances
et colonies de quelques pays de ce monde christianisé.
Enfin, plus récemment, ce monde occidental dans lequels
des chrétiens, devenus minoritaires, se rassembleraient
et, même, s’uniraient. Projet insensé d’un « œcuménisme » de
rassemblement et combat d’arrière-garde …
De
fait, il est des catholicismes et des protestantismes. Il
fut un temps où protestants et catholiques étaient
globalement opposés sur plusieurs points particuliers.
Longtemps justifiée, une telle opposition n’a
plus guère de sens. En effet, la diversité des
catholicismes et des protestantismes fait que tel , aujourd’hui,
se sent proche de cette tendance (« catholique » ou « protestante »)
et opposé à cette autre. Indépendamment
de toute tradition d’origine.
Dans tous les cas, les
extrêmes peuvent s’opposer,
mais les moyens sont unis de fait. Non en vertu d’un
accord négocié, mais de manière spontanée
du fait d’un héritage commun et d’une
approche semblable –même sur des points qui,
en d’autres
temps, ont signifié des divisions.
On peut dire qu’aujourd’hui,
les différences
et les traditions doivent être apprises. Non pour être
effacées, mais pour être reconnues et respectées.
L’Islam n’est d’ailleurs pas en reste,
en matière de diversité. De grands changements
sont à venir,
mais notre approche est commandée par des réflexes
anciens.
Dans ce cadre, un « œcuménisme » nouveau
se met en place. Le grand défi du siècle qui
vient est la prise en compte de la richesse des héritages
religieux. Non par une sorte de syncrétisme qui ferait
bon marché des différences. Au contraire, la
diversité des
approches est une richesse. Deviens
ce que tu es, toi qui n’es
pas seulement ce que dit, à ton sujet, le monde extérieur.
Rejoins tes racines, tes sources, mon frère. C’est
là que nos ressemblances se manifesteront. Non dans
les mots, mais dans les actes.
Dans tous les cas, le religieux
n’est pas appelé à disparaître.
Une dimension fondamentale de l’humain est ici concernée.
L’homme ne deviendra pas plus non-religieux qu’il
ne deviendra unijambiste ou quadrupède. Aucune pensée
ou philosophie ne viendra se substituer à une approche
religieuse de la réalité.
Cependant, dans une
culture nouvelle, tel langage religieux peut devenir un frein –voire
un obstacle. Tel discours, reçu par tradition, peut
devenir incompréhensible.
En sorte que ces paroles peuvent être un frein sur
la voie d’une vie harmonieuse.
C’est alors qu’une
réforme est nécessaire. Non pas un rappel d’une réforme qui a eu lieu
dans le passé, mais une réforme actuelle, à frais
nouveaux. Et que faut-il rappeler ?
D’abord que l’humain
n’est pas un être
achevé. Son évolution n’est pas terminée.
La vie est un chemin dont le terme est un accomplissement.
Un proverbe yiddisch rappelle que « pour
le sot, la vieillesse est l’hiver ; pour le sage, c’est
le temps de la moisson ».
Les chrétiens ont
beaucoup à montrer. Le passé religieux,
en Occident, n’est pas fait que de choses violentes,
de dominations insupportables, de traditions reproduites
sans compréhension. Certes, intolérances et
violences se sont inscrites dans notre histoire. Mais aussi
ces merveilleuses
cathédrales ou ces abbayes qui furent –en leur
temps- des centres de développement.
D’autre
part, de nos jours, ouverture et respect de l’autre
sont beaucoup plus fréquents que les fanatismes anciens.
Et il est des communautés vivantes qui, malgré leur
petit nombre, attestent la permanence d’une espérance
et d’une ouverture au monde qui vient. Mais ce monde-là ne
sera pas un retour au monde passé : il est invention
d’un monde nouveau et d’une nouvelle réforme.
Nous ne sommes qu’au début de ce long chemin.
Jacques Chopineau, Genappe le 21 juin 2004
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