Un philosophe
contemporain jouit d'une grande notoriété dans le monde des laïques
aujourd'hui quand il s'agit de penser la morale et spécialement
cette dimension si souvent confisquée par le christianisme:
l'amour. André Comte-Sponville semble réussir
la gageure de faire de ce prescrit une règle cardinale
de la laïcité où elle revêtirait
même un caractère authentiquement moral, si l'on
réserve ce qualificatif au mouvement strictement désintéressé,
s'agît-il même de la satisfaction du devoir accompli.
En effet, accomplie dans une optique religieuse, la démarche
lui paraît procéder d'une crainte ou d'une espérance
par rapport à un châtiment ou à une récompense
terrestres ou situés dans un au-delà qui n'est
hypothétique que pour ceux qui n'y sont pas réceptifs.
Reprenant des notions
anciennes, l'auteur distingue en fait trois types d'amour:
l'eros ou l'amour sexuel; la
philia, joie naissant de savoir que l'autre existe, et l'agapè,
qui est le seul qui mérite vraiment son nom, il s'adresse
à tous indistinctement en tant qu'ils sont êtres
humains et il doit être pratiqué à leur
égard, sans exclusion d'aucune sorte puisqu'il faut
même le prodiguer à ses ennemis.
Luc Ferry partage ce point
de vue au départ
d'une approche également laïque même s'il
se montre sensiblement plus gagné par le spiritualisme
que ne déclare l'être, à ce jour, Comte-Sponville.
Cette conjonction de deux
philosophes réputés
tracerait-elle les contours d'une morale laïque unique
ou du moins en constituerait-elle un commun dénominateur
en dehors duquel il n'y aurait pas place pour d'autres expressions
des valeurs laïques ? On pourrait avoir cette impression
mais il n'en est rien. Si cette approche commune séduit
bien des laïques, il importe de ne pas y voir un chemin
obligé en dehors duquel il n'y aurait qu'errance voire
erreur.
Il faut toujours soumettre à examen critique
tous les prescrits moraux tirés des textes considérés
comme sacrés dans les diverses religions et plus spécialement
dans le christianisme. Sans doute alors qu'on n'y adhère
pas, on peut, bien qu'on n'y soit pas obligé, reprendre
l'héritage moral. Mais on doit se défier de
ces penseurs libres exaministes qui n'ont rien de plus empressé
que de rejeter tout fondement religieux...pour, ensuite, s'ingénier
à donner une nouvelle légitimité aux
antiques prescrits, prolongeant ainsi l'oecuménisme
en dehors de sa sphère naturelle.
Sans doute, nombre d'entre
de ces directives ont démontré leur utilité aux plans individuel
et social et il ne paraît dès lors pas opportun
de les écarter parce qu'elles sont aussi édictées
par des textes faisant autorité pour les croyants.
Mais s'agissant de l'amour, on voudrait appeler à plus
de méfiance car qu'est cette vertu prêchée
dans les Évangiles et, peu ou prou, dans les catéchismes
successifs d'une Église dont le moins que l'on puisse
dire est qu'elle a une curieuse façon de la pratiquer,
une façon pour directive si l'on songe au trop fameux
« Compelle intrare » et au peu de souci des corps
dont témoigne l'amour extrême que la Sainte Inquisition
porta aux âmes et à leur salut au prix de la
mortification de l'enveloppe charnelle.
On concédera volontiers qu'une idée
généreuse peut se trouver travestie dans la
pratique, c'est là une antienne qui, encore dans un
passé récent -mais est-ce vraiment dans le passé-
a prétendu excuser le marxisme doctrinal des méfaits
du communisme réel. Cela veut seulement dire qu'il
est possible de justifier les mêmes actes par amour
ou esprit « mauvais » si l'on abandonne à
celui qui agit le soin et le privilège de dire de quelle
intention son geste procède. Au rebours, dans mon optique,
c'est chacun qui définit en fonction de ce qu'il juge
bon pour lui ce qu'il attend des autres et ce qu'il leur
fera.
Dans cette optique, l'amour
-si on veut continuer à user de ce mot- consiste à faire à
autrui ce que ce dernier désire, comme il le désire,
aux conditions qu'il détermine. Il est évident
qu'ainsi défini, de manière aussi éminemment
subjective, l'altruisme -terme que je préfère
car moins affecté de notations passionnelles que le
terme amour- ne peut se pratiquer inconditionnellement vis-à-vis
de tout un chacun. Il y a nécessairement élection
et hiérarchie.
C'est ici que l'on rencontre
l'œuvre d'un
autre laïque qui se revendique de la philosophie hédoniste
mais qui n'a pas droit aux mêmes honneurs que ses confrères.
Il s'agit de Michel Onfray qui, dans une langue alerte, charpentée
mais toujours très précise, fait l'éloge
d'une philosophie morale préférant la virtu
"la force vitale" à la vertu, dans une filiation
qui l'unit notamment au cynisme antique et à Nietzsche.
Il
considère
que chacun d'entre nous constitue le point de référence,
l'épicentre de cercles concentriques, sans cesse plus
lointains sur lesquels prennent place les autres dans une
plus ou moins grande proximité selon qu'ils nous sont
plus ou moins chers ou carrément hostiles. L'amour
ou l'amitié ne sont pas consentis inconditionnellement
ni en même quantité à tous. Ils sont fonction
de la réciprocité du plaisir donné et
reçu de part et d'autre. En un mot, c'est fonction
de notre intérêt qui sait qu'il ne sera jamais
si sûrement satisfait que dans la mesure où l'on
aura eu soin de celui de l'autre.
Cette théorie des cercles concentrique
évoque irrésistiblement la parabole de Jean-Marie
Le Pen, déclarant préférer son fils à
son frère, son frère à son cousin, son
cousin à son voisin et ainsi de suite. C'est en réalité
bien plus substantiellement différent que ne pourrait
le faire croire une analyse superficielle car là où
il y a norme et, fût-ce en un sens paradoxal, morale
dans le chef du leader du parti nationaliste français,
il y a élection individuelle sans souci de se lier
par des critères dans la pensée de Michel Onfray,
à laquelle je me rallie sur ce point bien particulier.
Pourquoi, en effet, faudrait-il
universaliser d'autre règle que celle qui dirait qu'en toute circonstance,
il convient de se laisser guider par le souci de son intérêt,
après s'être au mieux enquis de son optimum et
s'être mis dans les conditions les meilleures possibles
pour pouvoir se déterminer et agir en conséquence.
Les autres règles morales -et son adhésion à
l'hédonisme lui en impose- peuvent sans doute illustrer
la directive que je me donne plus que je n'entends la suggérer
au lecteur mais combien souvent ne sont-elles pas un écran
entre l'appréhension de nos intérêts et
des moyens dont nous disposons pour les satisfaire et la mise
en œuvre effective d'une stratégie visant à
cette concrétisation.
Si l'on donne à l'amour un champ à
ce point large qu'il se confond pratiquement avec le champ
des relations avec autrui, il faut convenir qu'il englobe
toute la morale en tant qu'elle se préoccupe de celles-ci,
demeurant excepté le domaine de la conduite que l'on
se doit à soi-même ou, pour certains, à
Dieu, indépendamment de la figure de l'autre. A une
morale d'exigence, se substituerait une approche qui ne se
peut plus qualifier de morale selon les canons classiques
parce qu'elle fait fond sur l'adversaire éternel de
tous les systèmes éthiques: l'égoïsme
ou l'égocentrisme ou, ce qui est déjà
mieux porté, l'individualisme.
Comme beaucoup de bons
esprits, je voudrais que vous réalisiez que tous nos actes volontaires,
nous ne les accomplissons qu'en fonction de ce que nous croyons
être notre intérêt. Sans doute ne faut-il
pas réduire ce dernier terme à sa version strictement
matérialiste au sens péjoratif du mot, lors
même que, pour moi, ce sens n'est pas péjoratif
par lui-même en tant qu'il est l'une des multiples branches
du possible. Le sens péjoratif n'advient que quand
on feint de croire que cette branche est la seule, alors que
l'intérêt égoïste peut se porter
sur l'art, la contemplation, la mystique...ou le secours des
malheureux car l'altruisme n'est qu'une forme d'égoïsme
parmi d'autres, celui qui s'y livre retirant des satisfactions
diverses qui vont de la reconnaissance, à la promesse
du salut éternel en passant par la satisfaction de
ne pas avoir honte de son abstention, les motivations étant
d'ailleurs en nombre infini ou en tout cas indéfini.
Revenons à Michel Onfray qui trouve des
termes tout à la fois simples et justes pour montrer
l'absurdité de l'agapè indifférenciée
comme l'entendent Jésus et, à s'y méprendre,
André Comte-Sponville :
« Le prochain du christianisme, c'est tout un chacun,
qui que ce soit pourvu qu'il soit une créature de Dieu
(Comte-Sponville ne poserait pas cette condition, puisqu'il
n'est pas chrétien): un fanatique de guillotine sous
la Terreur, un tireur d'élite dans les troupes de Thiers,
un fasciste italien pratiquant la torture, un bolchevique
réglant le problème de la collectivisation des
terres par une balle dans la nuque, un nazi opérant
dans les couloirs des chambres à gaz, un collaborateur
adhérant à la milice de Pétain, qui jouit
d 'énucléer les résistants avant de coudre
des hannetons dans le globe oculaire des suppliciés.
C'est aussi un tortionnaire d'enfants, un terroriste sans
foi ni loi, un violeur de femmes, un fanatique de violence
pure, un apologiste des holocaustes, un révisionniste,
un exploiteur cynique, un amateur de purification ethnique.
La liste pourrait être longue [...] En tant que tels
je devrais les aimer comme moi-même, pour l 'amour de
Dieu. [...L'autre] peut bien être le prototype du personnage
immonde, insupportable, haïssable, il peut recourir en
permanence à la haine, au mépris, à la
violence, il peut vouloir mon anéantissement, ma destruction
-et je devrais l'aimer ? D'abord j'en suis incapable. Ensuite,
je ne le veux pas. Mieux
personne n'en est capable, à moins d'être
déjà mort, à moins d'avoir déjà
nié en soi toutes les passions, d'avoir transformé
son âme en machine neutre, glacée et d'avoir
fait de son corps une tombe plus froide que n'importe quel
tombeau ».
Peu d'esprits sincères s'écarteront
de cette analyse à moins d'avoir atteint la sainteté
ou, à tout le moins, le détachement célébré
par le Bouddha. Ce que beaucoup peuvent entreprendre c'est
non pas tant de pratiquer cet amour inconditionnel et équanime
du prochain que d'adopter un comportement aussi proche que
possible de celui qui serait le leur s'ils étaient
mus par ce sentiment. Mais alors, comme le note Comte-Sponville,
nous sommes à nouveau dans l'ordre du « comme
si », autrement dit dans l'ordre de la morale, qui se
distingue de l'amour authentique qui est vertu, comme l'avare
qui se force à donner ne doit pas être confondu
avec le généreux.
Mais si nous sommes dans
le domaine de la morale et non de la vertu, qualité seule intrinsèque
à l'être, il faut convaincre puisqu'il s'agira
de déterminer à faire le bon choix . Convenons
que les raisons évoquées un peu plus haut par
Onfray semblent bien plus convaincantes qu'une large pratique
de l'agapè pour qui ne se sent pas de vocation particulière
au martyre.
Pour ceux qui, comme moi,
se défient
de l'apparente générosité des religions
qui abrite si commodément des comportements qui apparaissent
comme rigoureusement antinomiques aux yeux de mécréants
aux capacités dialectiques rudimentaires, pardon, imperméables
aux subtilités de l'herméneutique et rebutés
par la casuistique et qui craignent que les morales de tous
poils même laïques, n'en soient que les ultimes
( ? ) avatars, il ne reste qu'à s'en remettre au droit
et à participer à son élaboration par
les processus démocratiques là où ils
existent, sans jamais négliger la voie judiciaire puisque
le justiciable peut amener les juges à appliquer le
droit mais, ce faisant, aussi à le dire, ce qui est
le créer dans une certaine mesure.
C'est donc par un appel à la lucidité
et à la vigilance individuelle ainsi qu'à l'action
citoyenne que je propose de régler les rapports entre
individus là où d'aucuns se réfèrent
à un amour s'adressant à tous, dans la sphère
des philosophes idéalistes, ou à ceux que l'on
en juge dignes, si l'on est plutôt hédoniste.
À vous de choisir.
Daniel Parotte,
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