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 Dialogue


    Pierre de Locht

 

   

1. Du sens au goût de la vie
2. La liberté intérieure
3. Poser des jalons
4. Seul le présent engage
5. Sortir d'un univers clos

 

   


Un chemin d’humanisme

 

 

Vers l’âge de quatorze ans, assez brusquement, l’idée d’être prêtre s’est imposée à moi comme une évidence, et n’a guère été remise ensuite en question. Me consacrer au service des autres était, à mes yeux, le sens de la vie, et la manière de préparer l’au-delà, pour moi et pour les autres. Cette consécration impliquait un “dépouillement de soi” qui ne me paraissait pas coûteux.

Il est précieux d’être invité à préciser davantage ce qu’est devenu pour soi le sens de la vie qui, en ce qui me concerne, a beaucoup évolué au cours des années. Cette évolution se fait au jour le jour, presque imperceptiblement. Il est bon d’être amener, à certains moments, à l’expliciter davantage.

Quelles sont les grandes lignes de cette évolution?
Je vais tenter de le préciser autour de cinq déplacements.

1. Du sens au goût de la vie

Est-ce le sens de la vie qui est primordial, où le goût de la vie? On m’a surtout inculqué que la vie était faite pour… atteindre tel ou tel objectif. Seules des finalités donnaient sens à la vie. C’est la qualité de ces buts, de ces objectifs à atteindre qui faisaient la valeur de l’existence.

Être sans cesse tendu vers un but à atteindre risque d’empêcher d’acquérir le goût de vivre. Or, c’est tout simplement extraordinaire d’être vivant, et un vivant conscient de ce qu’il vit, de ce qu’il est. Il me paraît dès lors primordial d’aimer la vie, d’être heureux d’exister, de s’émerveiller d’être vivant.

Ce n’est donc pas la qualité des objectifs qu’on se donne qui rend seule l’existence valable. Exister comme être conscient, “spirituel”, est un don extraordinaire.
Un premier passage : du sens de la vie au goût de la vie.

2. La liberté intérieure

La longue formation reçue (séminaire, université, formation continuée…) m’inculquait un sens à la vie, le vrai sens hors duquel l’existence n’est guère valable. Aussi fallait-il l’apprendre aux autres, y entraîner les autres.

Il n’y a pas un sens, auquel il importe d’acquiescer. Avec les rapports d’autrui, de la Tradition et de ce qui m’est offert de partout, le sens,  je suis amené à le construire de manière tout à fait personnelle, et à le remettre constamment sur le métier.

A travers étapes et événements multiples, on construit sa cohérence, on s’habite de plus en plus soi-même, on habite son existence. «Le jour de ma mort, écrit Benjamin Franklin, j’aurai fini de naître». C’est à travers de multiples naissances, ces manières de réagir aux aléas et événements, tant personnels que sociaux de l’existence, qu’on élabore son sens de la vie, et qu’on construit sa liberté intérieure.

3. Poser des jalons

“Annoncer aux autres la Bonne Nouvelle pour qu’ils soient sauvés”. Formule probablement trop abrupte, mais qui indique quel fut pour moi, au départ, le sens de la vie. Idéal qui ne se comprend que parce que le message de Jésus-christ et l’ouverture à Dieu, je les découvrais comme vivifiants. Un certain esprit “missionnaire” me paraît aujourd’hui contestable, mais impliquait en tout cas un fondamental souci d’autrui.

Cette relation à autrui, l’engagement dans des tâches de solidarité restent, pour moi, tout à fait décisifs, tout en devenant progressivement moins “paternalistes”, plus respectueux des êtres dans leur autonomie et leur propre cheminement. Il y avait en cela un sentiment de supériorité et une certaine volonté de pouvoir sur autrui, … pour leur plus grand bien, certes! Supériorité de croire posséder la vérité, de savoir ce qu’est le sens de la vie et comment dès lors il faut se conduire. Savoir et pouvoir, non pas en mon nom personnel, mais au nom de cette église dont j’étais le porte-parole mandaté.

Aujourd’hui, la place de l’autre, des autres, est et reste essentielle, vitale, mais autrement. C’est beaucoup plus une rencontre d’être à être. C’est moins un service pour autrui qu’une présence à autrui, avec tout ce que cela engage. Ma propre existence n’aurait pas de sens pour moi si elle n’était pas cet être avec, en solidarité. On ne peut pas tout. Ma solidarité s’est davantage traduite dans certains domaines. Elle est, en tout cas, vitale pour moi.

J’ai d’ailleurs la conviction que la seule manière de ne pas se laisser décourager dans un monde d’injustice, de guerres… est de se mettre à faire quelque chose, à poser des jalons, si modestes soient-ils. C’est la seule voie de l’espérance. Cette espérance m’est indispensable.

4. Seul le présent engage

De manière un peu abrupte encore pour bien mettre en évidence les déplacements, alors qu’il s’agissait avant tout de gagner son ciel, il me paraît capital d’être tout entier dans le présent.

C’est l’aujourd’hui qu’il importe de valoriser au maximum : c’est cet aujourd’hui qui est porteur de possibilités extraordinaires. Il ne s’agit pas de préparer un plus tard, mais de déployer les virtualités présentes.

Et c’est précisément dans la mesure où l’on prend mieux conscience des extraordinaires possibilités humaines, que l’espérance d’un au-delà prend, me semble-t-il sa véritable consistance. S’il y a un au-delà, c’est dans le présent que je le perçois. Ce n’est pas parce que la terre est «une vallée de larmes» que j’espère un ciel. C’est parce que je perçois davantage tout ce qu’il y a de qualité et de vérité profonde dans ce qui nous relie à autrui qu’il me semble toucher là de l’impérissable. Il y a quelque chose de vital qui ne peut pas ne pas s’éterniser, qui est signe d’une dimension d’éternité dans ce qui est le plus profondément humain.

Mais tout cela est lié à une découverte présente, et non à une préparation du futur. La seule manière, dans tous les domaines, de préparer une étape ultérieure est d’être le plus valablement inséré dans l’aujourd’hui. On n’a prise que sur le présent, un présent tout chargé d’une histoire et foisonnant de projets. Mais ceux-ci n’ont de densité que s’ils suscitent des implications dans le présent. Seul le présent engage.

5. Sortir d'un univers clos

Je me sens de plus en plus en solidarité profonde, sur un pied d’égalité, avec mes contemporains d’obédiences philosophiques ou religieuses différentes.

Nous sommes tous ensembles, au nom des mêmes préoccupations, responsable de l’humanisation du monde. Tout ce qui me fait sortir de l’univers un peu clos du “milieu catholique” est pour moi éclairant et tonifiant. Cela me force, entre autres, à dépasser bien des œillères, à ne pas attribuer à ma foi chrétienne des valeurs et des acquis qui sont le patrimoine commun de l’humanité, à découvrir la richesse de tant de chemins différents. AU cœur d’une vie de plus en plus marquée de confrontations d’égal à égal, de dialogues intenses, je suis amené, et c’est vivifiant, à libérer ma foi chrétienne de bien des éléments superficiels, voire dépassés.

Dans ce chemin d’humanisme, parcouru entre autres avec bien des amis agnostiques, le message évangélique reste à mes yeux un guide d’une grande clarté. La majeure partie du message de Jésus est tout simplement un humanisme particulièrement affiné.

Ce qui est tout à fait spécifique à mon adhésion chrétienne, et dès lors à mon sens de vie, est de laisser ouverte la voie de la Transcendance. Croire, ou plus exactement espérer en une Alliance avec un Dieu, loin d’enlever quoi que ce soit à notre totale liberté responsable, élargit notre horizon humain, est inhérent à mon sens de la vie.

Une telle espérance, une telle option me paraît donner une portée et une densité accrue à la communion entre tous les êtres et dès lors aussi aux indispensables et multiples combats pour la justice. Cette foi en une alliance transcendante situe le cheminement personnel et le cheminement de l’humanité, si décevant puisse-t-il être sous certains aspects, sur un fond extraordinaire de confiance et d’espérance.

Pierre de Locht, 6 mars 1993, revue pluraliste Vivre, 1993/2, Lillois 

 


          

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