Vers l’âge de quatorze
ans, assez brusquement, l’idée d’être
prêtre s’est imposée à moi comme
une évidence, et n’a guère été
remise ensuite en question. Me consacrer au service des autres
était, à mes yeux, le sens de la vie, et la
manière de préparer l’au-delà,
pour moi et pour les autres. Cette consécration impliquait
un “dépouillement de soi” qui ne me paraissait
pas coûteux.
Il est précieux d’être invité
à préciser davantage ce qu’est devenu
pour soi le sens de la vie qui, en ce qui me concerne, a beaucoup
évolué au cours des années. Cette évolution
se fait au jour le jour, presque imperceptiblement. Il est
bon d’être amener, à certains moments,
à l’expliciter davantage.
Quelles sont les grandes
lignes de cette évolution?
Je vais tenter de le préciser autour de cinq déplacements.
1. Du sens au goût de
la vie
Est-ce le sens de la vie
qui est primordial, où le goût de la vie? On m’a surtout inculqué
que la vie était faite pour…
atteindre tel ou tel objectif. Seules des finalités
donnaient sens à la vie. C’est la qualité
de ces buts, de ces objectifs à atteindre qui faisaient
la valeur de l’existence.
Être sans cesse tendu vers un but à
atteindre risque d’empêcher d’acquérir
le goût de vivre. Or, c’est tout simplement extraordinaire
d’être vivant, et un vivant conscient de ce qu’il
vit, de ce qu’il est. Il me paraît dès
lors primordial d’aimer la vie, d’être heureux
d’exister, de s’émerveiller d’être
vivant.
Ce n’est donc pas la qualité des
objectifs qu’on se donne qui rend seule l’existence
valable. Exister comme être conscient, “spirituel”,
est un don extraordinaire.
Un premier passage : du sens de la vie au goût de la
vie.
2. La liberté intérieure
La longue formation reçue (séminaire,
université, formation continuée…) m’inculquait un sens à la vie, le vrai sens hors duquel l’existence
n’est guère valable. Aussi fallait-il l’apprendre
aux autres, y entraîner les autres.
Il n’y a pas un sens, auquel il importe
d’acquiescer. Avec les rapports d’autrui, de la
Tradition et de ce qui m’est offert de partout, le
sens, je suis amené à le construire de manière
tout à fait personnelle, et à le remettre constamment
sur le métier.
A travers étapes et événements
multiples, on construit sa cohérence, on s’habite
de plus en plus soi-même, on habite son existence. «Le
jour de ma mort, écrit Benjamin Franklin, j’aurai
fini de naître».
C’est à travers de multiples naissances, ces
manières de réagir aux aléas et événements,
tant personnels que sociaux de l’existence, qu’on
élabore son sens de la vie,
et qu’on construit sa liberté intérieure.
3. Poser des jalons
“Annoncer aux autres la Bonne Nouvelle
pour qu’ils soient sauvés”. Formule probablement
trop abrupte, mais qui indique quel fut pour moi, au départ,
le sens de la vie. Idéal qui ne se comprend que parce
que le message de Jésus-christ et l’ouverture
à Dieu, je les découvrais comme vivifiants.
Un certain esprit “missionnaire” me paraît
aujourd’hui contestable, mais impliquait en tout cas un
fondamental souci d’autrui.
Cette relation à autrui, l’engagement
dans des tâches de solidarité restent, pour moi,
tout à fait décisifs, tout en devenant progressivement
moins “paternalistes”, plus respectueux des êtres
dans leur autonomie et leur propre cheminement. Il y avait
en cela un sentiment de supériorité et une certaine
volonté de pouvoir sur autrui, … pour leur plus
grand bien, certes! Supériorité de croire posséder
la vérité, de savoir ce qu’est le sens
de la vie et comment dès lors il faut se conduire.
Savoir et pouvoir, non pas en mon nom personnel, mais au nom
de cette église dont j’étais le porte-parole
mandaté.
Aujourd’hui, la place de l’autre,
des autres, est et reste essentielle, vitale, mais autrement.
C’est beaucoup plus une rencontre d’être
à être. C’est moins un service pour autrui
qu’une présence à autrui, avec tout ce
que cela engage. Ma propre existence n’aurait pas de
sens pour moi si elle n’était pas cet être
avec, en solidarité. On ne peut pas tout. Ma solidarité s’est
davantage traduite dans certains domaines. Elle est, en tout
cas, vitale pour moi.
J’ai d’ailleurs la conviction que
la seule manière de ne pas se laisser décourager
dans un monde d’injustice, de guerres… est de
se mettre à faire quelque chose, à poser des
jalons, si modestes soient-ils. C’est la seule voie
de l’espérance. Cette espérance m’est
indispensable.
4. Seul
le présent engage
De manière un peu abrupte encore pour
bien mettre en évidence les déplacements, alors
qu’il s’agissait avant tout de gagner son ciel,
il me paraît capital d’être tout entier
dans le présent.
C’est l’aujourd’hui qu’il
importe de valoriser au maximum : c’est cet aujourd’hui
qui est porteur de possibilités extraordinaires. Il
ne s’agit pas de préparer un plus tard, mais
de déployer les virtualités présentes.
Et c’est précisément dans
la mesure où l’on prend mieux conscience des
extraordinaires possibilités humaines, que l’espérance
d’un au-delà prend, me semble-t-il sa véritable
consistance. S’il y a un au-delà, c’est
dans le présent que je le perçois. Ce n’est
pas parce que la terre est «une vallée de larmes»
que j’espère un ciel. C’est parce que je
perçois davantage tout ce qu’il y a de qualité
et de vérité profonde dans ce qui nous relie
à autrui qu’il me semble toucher là de
l’impérissable. Il y a quelque chose de vital
qui ne peut pas ne pas s’éterniser, qui est signe
d’une dimension d’éternité dans
ce qui est le plus profondément humain.
Mais tout cela est lié à une découverte
présente, et non à une préparation du
futur. La seule manière, dans tous les domaines, de
préparer une étape ultérieure est d’être
le plus valablement inséré dans l’aujourd’hui.
On n’a prise que sur le présent, un présent
tout chargé d’une histoire et foisonnant de projets.
Mais ceux-ci n’ont de densité que s’ils
suscitent des implications dans le présent. Seul
le présent engage.
5. Sortir d'un univers clos
Je me sens de plus en
plus en solidarité
profonde, sur un pied d’égalité, avec
mes contemporains d’obédiences philosophiques
ou religieuses différentes.
Nous sommes tous ensembles,
au nom des mêmes
préoccupations, responsable de l’humanisation
du monde. Tout ce qui me fait sortir de l’univers un
peu clos du “milieu catholique” est pour moi éclairant
et tonifiant. Cela me force, entre autres, à dépasser
bien des œillères, à ne pas attribuer à
ma foi chrétienne des valeurs et des acquis qui sont
le patrimoine commun de l’humanité, à
découvrir la richesse de tant de chemins différents.
AU cœur d’une vie de plus en plus marquée
de confrontations d’égal à égal,
de dialogues intenses, je suis amené, et c’est
vivifiant, à libérer ma foi chrétienne
de bien des éléments superficiels, voire dépassés.
Dans ce chemin d’humanisme, parcouru entre autres avec bien des amis agnostiques,
le message évangélique reste à mes yeux
un guide d’une grande clarté. La majeure partie
du message de Jésus est tout simplement un humanisme
particulièrement affiné.
Ce qui est tout à fait spécifique
à mon adhésion chrétienne, et dès
lors à mon sens de vie, est de laisser ouverte la voie
de la Transcendance. Croire, ou plus exactement espérer
en une Alliance avec un Dieu, loin d’enlever quoi que
ce soit à notre totale liberté responsable,
élargit notre horizon humain, est inhérent à mon
sens de la vie.
Une telle espérance, une telle option
me paraît donner une portée et une densité
accrue à la communion entre tous les êtres et
dès lors aussi aux indispensables et multiples combats
pour la justice. Cette foi en une alliance transcendante situe
le cheminement personnel et le cheminement de l’humanité,
si décevant puisse-t-il être sous certains aspects,
sur un fond extraordinaire de confiance et d’espérance.
Pierre de Locht,
6 mars 1993, revue pluraliste Vivre,
1993/2, Lillois
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