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 Les chroniques



    Jean-Paul Sorg

 

- Cruche

- Dixit Molière

- Ah, ces nanas !

- C'est quoi être cruche ?

- Féminité

- La confusion des sexes

- Le poids des clichés

- La virilité de la pensée unique

 

 

   

 


En marge de la campagne

 

 

Cruche

Ils disent qu’ils la trouvent cruche et on le répète en chœur, avec satisfaction. Logique du : moi qui dis qu’elle l’est, je ne le suis pas, dans la mesure même où je le dis. Le mot « cruche » tombe comme un… couperet. Il tue. Comme le ridicule doit tuer. La pauvre ! Si incroyablement naïve et sentimentale. Elle n’est pas à la hauteur.

Je m’interroge sur le rapport que la langue établit entre l’objet, un vase en terre cuite ou en grès à large panse, à col étroit, et ce qualificatif synonyme de niais, d’ignorant, d’empoté. Tiens, encore une métaphore pas évidente :
« empoté », pour engourdi, maladroit ou gauche ! La langue décidément foisonne de métaphores, chausse-trapes, embûches à chaque bout de discours ! Un pot est sans grâce, récipient rudimentaire à parois rectilignes, mais une cruche, la silhouette d’une cruche ? Élégance, courbes harmonieuses, arrondi parfait, une œuvre d’art qui révèle l’adresse d’un potier ou d’une potière.

Alors, quelle intuition a fait de cet objet précieux, délicat et utile, pas seulement décoratif, nullement potiche, le symbole d’une sorte de bêtise et de disgrâce ? Est-ce parce qu’une cruche, comme un pot, est une chose inerte, qui reste « bêtement » en place, là où on l’a posée, sur un dessus de meuble ou une étagère, en contraste avec un être vivant qui bouge, qui réagit, qui répond à une sollicitation ou à une situation ? Cruche, telle personne un peu « demeurée » ? Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, ce qu’on lui veut, elle reste figée dans ses croyances naïves ou son naturel, son innocence ? Irrémédiablement immature et destinée à se faire avoir à tous les coups ? Une Ségolène en politique, au milieu des loups ? Gazelle qui ne voit pas les loups dans les éléphants qui l’entourent ?

Dixit Molière  

Il y a une part d’obscurité dans cette métaphore de la cruche, de la crucherie ou, maintenant, « cruchitude » ! L’emploi métaphorique de ce mot ne date pas d’hier, il est attesté dès le 17e siècle. On peut y reconnaître un trait du génie comique qui habite la langue verte du peuple. On le rencontre justement chez Molière, dans L’ Étourdi. Mascarille apostrophe son maître Lélie, un fils de famille qui convoite Célie, une belle esclave.

« Et puis pour votre amour je m’emploierais encore ?
J’aimerais mieux cent fois être grosse pécore,
Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou,
Et que monsieur Satan vous vînt tordre le cou. »

Savante ironie : ces paroles de menace (feinte, bien sûr) sont dites par quelqu’un de particulièrement dégourdi et astucieux (le valet) à quelqu’un qui est tout le contraire, l’étourdi, le benêt, le bêta, qui fait tout rater et par là même, ressort du comique, fait rebondir l’action jusqu’au conventionnel happy end.

Mais qu’importe ici la pièce, qui illustre en son titre le sens premier d’étourdi : écervelé, sans tête ! Ce qu’on retiendra, c’est ce voisinage de pécore, cruche, chou (bête comme…) et lanterne. S’il y a une cohérence, elle vient peut-être de ce que sont évoquées ainsi quatre rondeurs un peu paresseuses, passives, gourdes. (La gourde : espèce de courge calebasse, gros fruit renflé.) Trop vite et à tort on y associerait « féminines », car ces mots qui font image et servent à pointer un ridicule s’appliquent d’abord indifféremment aux hommes et aux femmes. Je m’exclame : quelle cruche, ce type ! Je désigne un homme, un frère !

Ah, ces nanas !  

Rousseau fustigeait les membres du Conseil des deux cents de Genève, qu’il trouvait endormis. « Ses membres ne sont que des cruches », disait-il. Il n’y avait aucune femme dans ce Conseil, on s’en doute, pas de parité ! Des cruches, on en voit tellement, paraît-il, dans les conseils municipaux. On ne les entend jamais. Les cruches sont muettes par nature.

Est-ce parce que le mot est de genre féminin et si clairement féminin par sa terminaison… muette qu’à la longue le pli a été pris de l’appliquer principalement et même, dirait-on aujourd’hui, spécifiquement aux femmes, à un certain type de nanas… ? Langage caractéristique des machistes, mais aussi de ces féministes qui ne supportent pas les femmes trop… femmes, car trop femme c’est trop bonne, trop douce, trop maternelle, c’est en un mot trop cruche !

Les femmes averties et rusées (encore un cliché ?) en jouent. Principe d’égalité, esprit de parité oblige : elles sont de plus en plus nombreuses, les femmes qui se lancent sur les tapis verts et participent à des tournois de poker où elles surprennent. « Les hommes s’imaginent que les femmes sont incapables de bluffer, ce qui bien sûr est faux ! Il suffit de jouer un peu la cruche pour les faire plonger ! »

Celles-là ont intégré dans leur stratégie (leur sport de combat) l’image que les hommes aiment avoir d’elles et elles la leur renvoient dans les jambes. Elles en rient entre elles ! Pris qui croyait prendre. Cruche, le mec avec son idée de… cruchitude !

C’est quoi, être cruche, en vérité ?   

Eh bien, on ne l’est pas, voilà ce qu’il faut comprendre pour commencer. L’illusion et toute l’injustice proviennent d’un mauvais emploi de la copule
« être ». De même, je le soutiens, personne n’est « con ». Cruche ou con ou conne ou idiot imbécile, etc., ce sont des méchancetés. Rien de plus ? Ce sont des agressions, des coups que l’on porte dans la mêlée humaine, dans les jeux complexes, toujours turbulents, des rapports humains où chacun a appris (sauf s’il reste « cruche » !), où chacun sent d’instinct qu’il vaut mieux frapper qu’être frappé, qu’il vaut mieux être du côté des frappeurs, des aboyeurs, contre quelques boucs choisis (et qui l’auront bien cherché !), contre quelques moutons égarés et autres têtes de Turc ! C’est ainsi que nous fonctionnons, dans une agressivité quasi perpétuelle à plusieurs degrés, allant d’un jugement critique apparemment justifié et nécessaire à l’injure la plus ordurière, gratuite et commune.

Je pense et je dis ou ne dis pas que Ségolène, par exemple (ce nom de plus résonne comme celui d’un personnage de théâtre, comme Célie ou Célimène dans une comédie de Molière !), est vraiment « cruche ». Est-ce un fait ? Non, en toute rigueur, un fait, c’est telle gaffe ou bourde ou ignorance constatée, tel lapsus. C’est notamment d’avoir dit « bravitude », à la place de bravoure. Je trouve cela plutôt charmant ; d’autres, les malveillants, trouvent cela cruche. « Cruche » est l’énoncé d’un jugement global, total, qui ne se limite pas au fait singulier, mais porte sur l’entière personne, attaque le sujet. C’est une généralisation, c’est une idée, c’est juste une idée. Ne pas se hâter de dire (de penser) que c’est une idée juste ! Une idée, au sens originel (ainsi chez Platon), est une forme, le nom qui en constitue le signifiant met en forme, mentalement, une multiplicité d’impressions ou d’informations.

J’ai connu quelques femmes qui avaient la réputation entre nous d’être des
« cruches » et je répétais le bon mot, moi aussi, j’en souriais, c’était tellement plaisant et rassurant. Ces femmes étaient un peu naïves parfois,
en effet, ça on pouvait le dire, un peu gauches (pas forcément de gauche !) dans leur générosité même, leur élan de confiance, leur spontanéité et une obstination à rester fidèles à certaines valeurs pourtant démenties par l’expérience. Mais de là à résumer leur personne dans le mot (image) de
« cruche », ce n’est pas très intelligent, ça ne l’est pas du tout, c’est une injustice foncière, autant logique que morale. C’est les cataloguer et les réifier (précisément les traiter comme une chose, une « cruche », en l’occurrence) ; ce n’est pas les comprendre comme il faut, de l’intérieur, ce n’est pas les comprendre comme… Dieu les comprend. Oui, Dieu !

Les malins trouveront sûrement « cruche » ma défense, non, ma disculpation des cruches. Le remords d’avoir quelquefois considéré, ne fût-ce qu’à part moi, l’une ou l’autre personne amie comme une cruche, sans plus, m’a dicté ce texte.

Féminité  

Au-delà de l’anecdote, ce qui est en débat autour de la nouvelle notion de
« cruchitude » appliquée à quelqu’un comme Ségolène, n’est-ce pas le sens même de la féminité et son avenir ? Il y a des féministes (au fond machistes !) qui n’ont de cesse de casser la féminité en tant que mythe. Telle femme exposée aux médias n’est pas plus cruche qu’une autre, n’est pas cruche du tout (ça ne veut pas dire grand-chose), mais on l’attend au tournant et on projette sur elle une image, un fantasme de « cruchitude », un fantasme de fantasme, en vérité. Comme encore cette figure éculée de Bécassine, que l’on croyait pourtant éliminée de la mémoire collective.

Elles surtout (sourcilleuses féministes) imaginent que les autres qu’elles, les hommes ou les femmes aliénées, entretiennent ce fantasme de la femme cruche par essence, trop femme, indécrottablement maternelle, à la fois mère compassionnelle et fouettarde. Nous aurions affaire là, en effet, à un fantasme archaïque dans lequel la plupart des « mâles » resteraient engoncés et beaucoup de femmes également qui ont intériorisé ces représentations et les reproduisent.

La féministe dure, implacable, veut une femme dont les compétences en politique, les talents, les forces, ne devront rien au fait qu’elle soit une femme. Oubliée, hors circuit, hors jeu, la féminité (le fait d’être du sexe féminin). Plus radicalement : la féminité n’est rien, rien de réel ou de substantiel, elle n’est qu’un mythe, une construction de la civilisation machiste.

La confusion des sexes  

Cette position, qui est une croyance, un mythe aussi, se laisse retourner. D’accord, la « féminité », avec tout ce qu’on y projette, n’est pas une donnée de la nature, ancrée biologiquement ; d’accord, elle est un mythe, inévitablement, elle est culture, comme tout ce qui est humain, mais c’est précisément comme telle, comme invention, comme structure de civilisation, qu’elle a une valeur à laquelle il doit être permis de s’attacher et qui peut mériter d’être défendue sans complexe.

Léger de dire que l’humanité a tellement progressé en liberté que voici le temps – final ? – de la « confusion des sexes » (selon la trouvaille polémique du psychanalyste Michel Schneider) Confusion en ce sens que pour n’importe quelle fonction il est indifférent maintenant que ce soit un homme ou une femme qui l’exerce. Toute différence sera appréhendée comme une discrimination, négative ou positive. Toute distinction, à la limite, devra être abolie. Aboutissement de l’esprit démocratique, qui ne connaîtra pas de repos avant que tout le monde soit quelconque. On veut des êtres indéterminés, désincarnés, de purs et simples sujets, des libertés. Car l’existence précède l’essence, n’est-ce pas ? Le néant (zéro attributs) précède l’être qui ne devient qu’en (se) faisant. Ravages de la philosophie existentialiste de Sartre qui perdure, sans qu’on ait à s’y référer expressément, parce qu’elle colle si bien à la monade que pense être l’individu moderne. L’humanisme sartrien a évidé l’anthropologie. Négation de toute espèce de détermination par la nature ou, aussi bien, par une culture réifiée en nature.

Le poids des clichés  

De « la » femme (qui n’existe pas), non seulement on rejettera avec indignation les images négatives peintes par les hommes qui répètent depuis toujours que les femmes sont des êtres irrationnels, inconséquents, apolitiques, inaptes donc à certaines hautes responsabilités, mais on refusera également et avec acrimonie les images positives, poétiques, romantiques qui montrent la femme généreuse, intuitive et pragmatique. Les progrès de la raison et de l’émancipation – les Lumières – ont établi comme une évidence l’égalité des sexes : la femme n’est en rien inférieure à l’homme, la cause est entendue, ce serait une forme de racisme que de penser encore en ces termes et de se comporter selon ce schéma, mais il faut s’interdire avec la même rigueur de la penser comme « supérieure » en lui attribuant l’une ou l’autre vertu exceptionnelle, dont la gent masculine serait moins bien pourvue ou carrément dépourvue !

Mais que redoute-t-on ? Qu’y a-t-il a priori de consternant et de régressif, si une femme manifeste dans l’exercice d’un pouvoir des qualités et des valeurs spécifiques, comme la faculté d’écoute, l’attention à la vie, le souci du concret et de résultats tangibles, la volonté de protéger et de ménager ? Ce sont des qualités toutes maternelles. Vraiment ? Ce sont des clichés, des fantasmes infantiles. De vieux mythes. Une fois de plus on dessine à gros traits l’image archétypale de la bonne mère. De mamaman. Oui, et alors ? Soit dit en passant, celles qui s’affligent de la rémanence de cette image font comme si seuls les garçons y étaient fixés et pas du tout les filles, comme si les filles ne s’attachaient jamais à leur maman, à l’image de maman, et n’y puisaient pas de l’énergie pour mener leur propre vie et désirer à leur tour la maternité ? Mais justement : on dirait que c’est la maternité qui gêne, comme ce qui toujours à nouveau empêche la pleine émancipation des femmes et grève leur destin. La maternité est un reste de nature, que des techniques de fécondation artificielle, d’utérus artificiel, et des pratiques de location des ventres permettent heureusement à qui le veut (et à qui peut payer) de surmonter. On est au 21e siècle, quoi ! On n’arrêtera pas ce progrès technique qui n’obéit pas à de simples besoins (des besoins simples), mais va dans le sens des désirs illimités, vers le confort maximal et l’autonomie la plus totale possible du sujet.

Un reste d’optimisme me fait penser, cependant, que de telles pratiques n’intéresseront jamais qu’une minorité : des personnes à lourd problème, quelques excentriques et des snobs. La plupart des femmes et des hommes garderont du bon sens et opteront pour les voies naturelles, pour une continuité et la reproduction des données naturelles de la vie. La nature ne sera plus l’incontournable nécessité, elle sera l’objet d’un choix réfléchi.

De la virilité de la pensée unique ?  

Que le président de la République ou le chef du gouvernement soit une femme, les Français paraissent l’admettre, banalement, comme d’autres peuples. Mais en France la fonction présidentielle est si monarchique qu’on imagine peut-être plus qu’ailleurs (plus qu’en Allemagne ou en Finlande) qu’il y faut un homme ou si les circonstances, les élections retiennent d’aventure une femme, celle-ci, pense-t-on implicitement (inconsciemment ?), devra se comporter comme un homme, comme un homme se comporterait. On reconnaît bien l’égalité entre les sexes, mais sur le modèle de la virilité. Qu’importe le sexe du chef, pourvu qu’il agisse en chef.

À Ségolène Royal on reproche tout et son contraire : d’être femme, trop femme et pas assez homme ; de jouer à être femme (la carte de la… féminitude) et de savoir être en réalité, dans l’exercice du commandement, sèche, tranchante, coupante (ah ! ah !) ; d’être à la fois sexy et prude (d’autant plus sexy que plus…), cover-girl et bonne sœur ; d’apparaître le plus souvent en jupe et de porter la culotte ; d’allumer et d’éteindre… Pénible psychologisation. Mais quoi, la psychologie est littérature. Littérature de… magazine. Phrase : les éditorialistes font infiniment moins de psychologie sur le dos d’un homme politique que sur le dos d’une femme. Variante : les éditorialistes font infiniment plus de psychologie sur le ventre d’une femme politique que sur le dos d’un homme.

Ce qui arrive avec Ségolène et qui fait que certains (et certaines) n’en reviennent pas et ne peuvent pas la blairer, c’est que sa féminité est si évidente, si rayonnante, qu’elle trouble le jeu des représentations et l’équation fixée entre un homme et une femme-homme, une femme masculine. Mais qui donc est le plus libre dans sa tête, qui montre le plus de maturité (de sagesse) ? Celui (celle) qui demande qu’une femme au pouvoir soit comme un homme et qui se félicite de ne pas « faire de différence » ? (C’est dans cette idée de « ne pas faire de différence » que l’on croit être moderne, exempt de préjugé, et qu’on place la preuve de sa liberté d’esprit…) Ou bien est-ce celui (celle) qui ne craint pas qu’une femme reste femme, manifeste des qualités spécifiques et gouverne autrement ?

Je ne le crains pas, je l’espère. Il me plaît en ce moment d’en caresser l’illusion. Que soit brisée en politique la pensée unique de la virilité (la virilité de la pensée unique).

Jean-Paul Sorg, philosophe. Buhl, 16 février 2007