- Un vieux débat
- Le peuple élu dans la cité de
Dieu
- Dieu dans la cité
- Un débat d’actualité
- La pluralité des
croyances
Un vieux débat
Le protestantisme évangélique
est une nébuleuse.
Loin de renvoyer à un mouvement structuré, hiérarchisé au
sein d’une église, il se subdivise en de multiples
organisations, Eglises, dénominations, œuvres et
autres sectes. Caractérisé par un accent sur
la conversion (thème de la « nouvelle naissance »),
la mise en avant de la Croix, l’autorité absolue
de la Bible et le militantisme, ce mouvement pèse au
moins 200 millions de chrétiens dans le monde. Mais
on peut largement doubler ce chiffre si l’on intègre
la mouvance pentecôtiste-charismatique, qui renvoie à un évangélisme
centré sur l’efficacité miraculeuse du
Saint-Esprit. C’est dire s’il s’agit d’un
monde à la fois dense et varié, sur lequel il
est difficile de porter des jugements généraux.
Une des tensions qui traverse ce mouvement est celui du rapport
au politique.
Aux Etats-Unis, la droite chrétienne
conservatrice a pris l’habitude, depuis vingt-cinq
ans de se faire le porte-parole des « born
again » des évangéliques
américains. Elle représente, à l’évidence,
une option forte. Mais contrairement à l’image
propagée par l’entourage du président
George W. Bush, le position-nement évangélique
face à la
politique ne se réduit pas aux slogans de la Nouvelle
Droite chrétienne : une aile influente refuse
cette rhétorique, renvoyant au vieux débat, à la
racine des ambiguïtés évangéliques
actuelles, celui qui opposa au XXVIIe siècle John
Cotton et Roger Williams. Le peuple élu dans la cité de
Dieu
Au début du projet colonial nord-américain,
les puritains anglais se sont heurtés dans des débats
passionnés, complexes et prophétiques, sur
la manière dont il fallait articuler religion et politique.
Ces questions ont opposé deux camps, dont on retrouve
l’écho aujourd’hui.
Le premier camp est
représenté par l’establishment de la colonie de la baie du Massachusetts, avec les figures
de John Cotton (1585-1652) et John Winthrop (1588-1649). Fils
de juriste, puritain formé à Cambridge,
Cotton s’est précocement révélé être
un farouche adversaire de l’Eglise anglicane, au profit
d’un modèle de gouvernance congrégationaliste,
indépendant de la couronne britannique. C’est à cause
de ses opinions tranchées que Cotton s’est retrouvé sur
un bateau en partance pour Boston. Arrivé en 1633,
il devient rapidement un pasteur respecté et un leader
communautaire à poigne. John Winthrop est lui aussi
un puritain de la première heure. Ancien avocat et
juge de paix il a servi comme gouverneur du Massachusetts
de 1630 à 1634,
puis de 1637 à 1640, et enfin de 1646 à 1649.
Véritable héraut de la cause
de Nouvelle Angleterre, il est resté dans l’histoire
comme l’auteur
du sermon « A Model of Christian Charity » (1630),
basé sur un passage de l’Évangile selon
Matthieu (5 :14), où il compare le Nouveau Monde
puritain à une cité sur la colline (City
upon a hill), sur laquelle les yeux des peuples du monde
entier sont rivés. En raison du fait que l’Angleterre
a violé son alliance (covenant), les puritains
devaient quitter le pays pour reconstruire une cité juste.
D’après
eux, briser l’alliance a des conséquences sérieuses,
d’où leur ardent souci de défendre une
société d’ordre et de conformité à la
loi divine.
Cotton et Winthrop s’avèrent en
consonance avec la facette calviniste d’une chrétienté homogène,
où la religion doit soutenir le politique et le politique
doit réciproquement soutenir aussi la religion. Tous
les ingrédients ultérieurs d’une mythologie états-uniène
d’un peuple élu, fervent et doctrinaire, se
retrouvent dès l’origine du projet américain
dans ses conceptions favorables à une « Cité de
Dieu » calviniste. Mais ces conceptions n’ont
pas régné sans partage.
Dieu dans la cité
ou
la séparation des Églises
et de l’État
L’autre pôle de la tension
constitutive qui a présidé à la
construction du mythe politique américain paraît, à bien
des égards, diamétralement opposé au
modèle
d’une chrétienté puritaine. Plusieurs
figures pourraient le représenter, mais la plus emblématique,
et de loin, est celle de Roger Williams (1603-1683), resté dans
l’histoire comme le principal pionnier, dans l’histoire
moderne, du respect politique de la liberté de conscience.
Qui était
cet homme ? Natif de Londres, il a reçu
sa formation à Cambridge,
exactement comme John Cotton. Devenu lui aussi puritain,
de tendance congrégationaliste puis baptiste, il a évolué rapidement
vers des conceptions radicales en faveur de la séparation
des Églises et de l’État, et de la neutralité absolue
de l’État en matière de religion. Ces
convictions étaient
partagées par les premiers baptistes britanniques à l’époque.
Elles ont eu pour Williams des conséquences graves.
Embarqué en 1630 pour la colonie du Massachusetts,
il s’y fait rapidement repérer pour ses positions
atypiques. Entré en conflit avec les pasteurs de la
communauté, à commencer par John Cotton, il
est alors banni de la colonie.
Loin de se décourager
ou de disparaître dans l’anonymat
des bannis, Williams est recueilli par des amérindiens, à qui
il achète un territoire. Baptisé « Providence »,
l’endroit va devenir la première ville de la
future colonie du Rhode Island.Depuis son exil, Williams
n’a
pas renoncé à faire partager ses vues. Il défend
jusqu’à son dernier souffle la liberté de
conscience et la liberté religieuse, accueillant au
Rhode Island les marginaux et hérétiques rejetés
par les autres colonies.
Williams a défendu une conception
du rapport religieux-politique diamétra-lement opposée
de celle pour laquelle plaident John Cotton ou John Winthrop.
A la « cité de
Dieu » sur la colline, composée d’un
peuple élu calviniste, il oppose un espace pluraliste
où les chrétiens doivent manifester « Dieu
dans la cité » mais sans pour autant subvertir
cette dernière en « cité de Dieu » intolérante
et exclusive.
Un débat encore d’actualité
Cette
polarité Cotton-Williams ressurgit tout au long
de l’histoire américaine, et elle colore encore
aujourd’hui les débats inter-évangéliques
sur la manière dont il faut intervenir sur la scène
politique.
D’un côté, un rapport qui
a intériorisé théologiquement
l’idée de constituer une minorité parmi
d’autres, et qui de ce fait valorise la neutralité de
l’État en matière de religion et de conscience.
C’est l’option Roger Williams que l’on
va trouver défendue au XVIIIe siècle par les
Quakers de Pennsylvanie, mais aussi par une bonne partie
des baptistes,
et plus tard par une figure comme l’ex-président
Jimmy Carter, un born again très critique des dérives
observées sous la présidence de George W. Bush
Jr.
Le second pôle met l’accent sur
l’utopie
du nouveau peuple élu, minorité mise à part
vouée à restaurer une chrétienté réformée
et purifiée des erreurs et dissonances. Après
avoir été longtemps défendu par la majorité des
presbytériens, ce dernier registre a été largement
développé depuis les années 1980 dans
des groupes de pression évangéliques et fondamentalistes
comme la Majorité morale (Jerry Farwell), puis la
Coalition chrétienne (Pat Robertson).
Trait curieux,
ce point de vue a été rejoint
aussi par des catholiques conservateurs, à commencer
par le très influent Richard Neuhaus, qui souligne
dans The Naked Public Square que « l’expérience
américaine n’est pas seulement issue d’une
croyance religieuse, elle continue à dépendre
d’une telle croyance ». Si l’Amérique
veut préserver sa véritable identité,
elle doit retourner à ses racines religieuses, aux racines
de son alliance avec le Dieu des puritains, sans hésiter
pour cela à recourir à l’aide du bras
séculier, à la
manière dont John Cotton et John Winthrop, au XVIIe
siècle, entendaient déjà renforcer l’ordre
civil et la paix sociale. Que ce soit sur un mode hard, à la
manière de Pat Robertson, ou sur un mode soft, à la
manière de Billy Graham, de nombreuses figures protestantes,
principalement recrutées dans les rangs conservateurs
et évangéliques de la scène religieuse
américaine, s’inspirent toujours aujourd’hui
de cette conception.
Ce puissant pôle évangélique
a apporté son
soutien appuyé à la politique conservatrice
conduite par le président Georges W. Bush. Un soutien
d’autant
plus aisé que le président américain
lui-même
cultive volontiers le registre de l’alliance puritaine
entre un Dieu bienveillant et protecteur et un nation choisie.
La
pluralité des croyances
Mais les zélateurs contemporains
de la « cité puritaine
sur la colline » sont aujourd’hui perplexes.
Bien qu’appuyés par la droite chrétienne
et la majorité des électeurs évangéliques
(entre les deux tiers et les trois quarts du public évangélique),
les Républicains n’ont guère fait pour
mettre l’Amérique en conformité avec
une supposée loi divine. Et la défaite électorale
républicaine, en novembre 2006, les renvoie à la
réalité bien ancrée d’une Amérique
pluraliste, qui n’a aucune intention de se laisser
capturer par les fantômes du vieux rêve puritain.
D’autres évangéliques
en revanche se réjouissent. Défenseurs d’une
perspective pluraliste qui propose « Dieu dans
la cité » (comme voix parmi d’autres)
plutôt qu’une « Cité de Dieu » :
ils sont satisfaits du caractère plus williamsien
que Cottonien de la société américaine
contemporaine. Dans le mainstream politique et culturel
des Etats-Unis du XXIe siècle, la liberté de
conscience, la pluralité des
croyances, s’imposent largement sur l’aspiration à un
homogénéité confessionnelle élective.
Sébastien
Fath, article paru dans Espace de libertés 348/décembre
2006, pp.7-8 NDLR : Les intertitres sont de la rédaction
À propos de Sébastien Fath :
Site du CNRS
Principales publications en français
Du ghetto
au réseau.
Le protestantisme évangélique
en France, 1800-2005 ,
(Genève : Labor et Fides,
2005) 426p
Militants de la Bible aux Etats-Unis : évangéliques
et fondamentalistes du Sud (Paris:Autrement, 2004), 222p
Dieu bénisse l'Amérique.
La religion de la Maison Blanche (Paris: Seuil, 2004) 300p (pour la 2 e
impression)
Le protestantisme évangélique.
Un christianisme de conversion (ed),
actes du colloque EPHE/CNRS organisé à Paris
en 2002 (Turnhout : Brépols, 2004), 380p
La diversité évangélique. (Cléon d'Andran :
Excelsis, 2003) 142p
Les protestants (Paris : Le Cavalier Bleu,
2003), 128p
Billy Graham, pape protestant ? (Paris :
Albin Michel, 2002), 308p
Les baptistes en France (1810-1950). Faits, dates et
documents (Cléon d'Andran :
Excelsis, 2002), 208p
Une autre manière d'être chrétien
en France. Socio-histoire de l'implantation baptiste en France
(1810-1950) (Genève: Labor et Fides, 2001), préface
par Jean-Paul Willaime , 1222p
L'Iran et de Gaulle : chronique d'un rêve
inachevé (Paris:Eurorients, 1999)
À propos de Roger Williams, voir aussi sur Wikipedia |
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