Nous ne saurons jamais ce qu’aurait été l’Occident – ce
qu’aurait été le monde – sans l’imposition
du christianisme comme religion d’État par le
pouvoir impérial, au 4ème siècle. Ce
que nous savons, par contre, c’est que les philosophes
grecs opéraient une distinction entre religion et éthique,
cette dernière étant autonome, comme il n’est – espérons-le
! – plus nécessaire de le démontrer. Nous
savons aussi comment les religions du Livre ont modifié ce
point de vue. À partir de là, il peut sembler
hasardeux d’annoncer d’emblée que notre éthique
aurait été meilleure ou pire avec ou sans le
christianisme. Le philosophe André Comte-Sponville,
qui se dit « fidèle » à la
tradition chrétienne, avance que « la présence
ou non d’une foi religieuse [il est question essentiellement
ici du catholicisme] ne change « presque » rien à la
morale » (1). Il n’y aurait donc presque
rien, que de petites différences, entre la morale
catholique et la morale laïque ? Ce distinguo
entre « grandes » questions
morales et « querelles » prétendues d’ordre
théologique paraît quand même bien fragile.
L’hypothèse
défendue est qu’il y
aurait consensus entre croyants et non croyants, sur les
questions essentielles que sont le respect de l’autre
(sa vie, sa liberté, sa dignité), l’amour,
la générosité,
la justice. En théorie, ce doit être vrai.
Mais en pratique, on peut s’offrir le luxe de douter
: de quel respect de quelle liberté parle-t-on,
en effet, lorsque l’on interdit le préservatif,
la contraception, l’avortement, l’euthanasie
?
Lorsque
l’on condamne l’homosexualité ? Où est
la liberté de penser, où est la liberté de
conscience ? Elle n’est pas nulle, certes, mais elle
est réduite à peu, exercée par un petit
carré de chrétiens libéraux – ces
mots sont presque antinomiques – obligés de
se livrer à d’absurdes contorsions s’ils
souhaitent entrer
encore dans le moule façonné par les Églises,
ou du moins certaines d’entre elles. Pour ce qui concerne
l’homosexualité, par exemple,
il est intéressant de noter, qu’à la
même
page de l’ouvrage cité en note, l’auteur
déclare qu’il pourrait s’agir d’un
problème théologique, ajoutant que « c’est
ce que suggère, dans la Genèse, la destruction
de Sodome et Gomorrhe ».
Intéressant, car
c’est l’explication catholique la plus stricte
qui est retenue
de cet épisode, alors que d'autres
exégèses,
principalement protestantes,
en donnent une interprétation
moins dangereusement rétroactive, tenant davantage
compte du contexte historique proche-oriental des récits
bibliques (2).
Il n’est pas utile d’argumenter
plus loin pour montrer à quel point de si « petites » divergences
de vues peuvent mettre en péril le prétendu
commun accord qui existerait entre croyants et non croyants à propos
des « grandes » questions éthiques.
L’athée
fidèle déclare encore : « l’athéisme
est une croyance négative, mais c’est bien une
croyance… » (3). Il est évident
qu’il
parle là de son athéisme d’ancien catholique
resté attaché à son éducation
rémanente,
tout autant qu’à son interprétation lacunaire
de la Bible. Un athée culturellement moins imprégné du
dogmatisme catholique sait très bien, en effet, qu’il
existe de nombreuses variétés d’athéisme
dont certaines ne prennent pas automatiquement la forme de
croyances.
Toute affirmation irréfutable parce
que non objectivable et non observable devrait requérir
l’attitude
agnostique. Or nous savons bien que certaines de ces
propositions (comme celle de la théière en
orbite quelque part dans l’univers, par exemple, ou
l’existence
du Père Noël) se voient rejetées à l’unanimité malgré l’impossibilité de
les vérifier. Il est un athéisme de cet ordre
pour lequel l’existence des dieux n’est rien
d’autre
qu’une extravagance dénuée de sens, qui
ne le concerne pas et qu’il ne souhaite même
pas nier car on ne nie pas « rien ».
Ainsi en
est-il de l’athéisme indifférent
qui ne se pose aucune question mais qui ne fait aucune référence
au divin ; de l’athéisme passif, très
proche, qui considère que la croyance en un dieu quelconque
est inutile et inefficace ; de l’athéisme dit
sémantique (3), plus profond, pour lequel le concept « Dieu »,
vide de tout contenu, n’a pas à être nié…
Ces
athées-là ne sont ni militants, ni conquérants. Ils
ne défendent pas une croyance, ils ne combattent pas
au nom d’une idéologie. Ils ne dérangent
pas, ne s’imposent pas. Tout au plus, peuvent-ils être
contrariés – comme je le suis – par les
manifestations démonstratives quelquefois envahissantes
de certains croyants. Car on ne peut échapper
aux vœux pieux à vocation sanctificatrice, aux élans
mystico-enthousiastes des pèlerins de Compostelle,
aux regards compassés et aux jugements condescendants.
L’athée,
par contre, n’a pas souvent l’occasion
de faire ainsi état ses options de vie, si souvent
mal reçues. Une méconnaissance globale
de l’athéisme
pousse de nombreux croyants – dont certains se disent
ouverts et tolérants – à refuser le dialogue
ou bien à camper dans une position de forteresse assiégée,
se cabrant au moindre désaccord trop souvent interprété comme
une attaque à leur foi.
Ainsi vont les choses, les
pailles et les poutres, et il n’est
d’autre choix alors pour l’athée tranquille
mais excédé que de se rappeler qu’il
est « heureux
celui qui ne s’acharne pas à avoir raison, parce
que personne n’a raison,
ou tous (4) ».
Nadine
de Vos, le 30 décembre 2006.
(1) André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme – Introduction à une
spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006, page
55.
(2) Voir Thomas Römer, De Sodome et Gomorrhe à David
et Jonathan, sur le site d'Evangile
et Liberté
(3) Cf. Marcel Conche : «"Athée" ne
suis-je même pas, car je ne prononce pas le mot "Dieu",
fut-ce pour le dire sans objet. »
(4)Jorge Luis Borges, Fragments d’un évangile
apocryphe, in L’Or des Tigres, Gallimard, 1976. |
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