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 Les chroniques



    Jean-Paul Sorg

 

Comédie dramatique, de Jean-Pierre Darroussin, 2006, avec Jean-Pierre Darroussin, Valérie Stroh, Amandine Jannin, Anne Canovas, Hippolyte Girardot, etc.

 

   

 


CINÉMA - Le pressentiment

 

 

Qu’est-ce qui me permet de voir dans le personnage de Charles Benesteau comme une image du Christ, une transposition de la figure de Jésus ? Qu’est-ce qui m’y autorise ? Je projette ! L’auteur du roman, Emmanuel Bove, aurait probablement trouvé incongrue une telle interprétation, et de même, j’imagine, le réalisateur du film éponyme, Jean-Pierre Darroussin, qui s’est inspiré de l’histoire tout en la modernisant. Je ne sais rien de leurs sentiments ou de leur sensibilité, s’il y entre ou non une veine chrétienne. Mais en voyant le film, j’ai eu assez rapidement cette intuition et elle m’a paru soutenable jusqu’à la fin.

Lorsqu’on présente l’histoire, on se borne généralement à raconter qu’il s’agit d’un homme, Charles Benesteau, qui, la cinquantaine venue, a brusquement décidé de quitter sa robe d’avocat et de rompre avec son milieu, la grande bourgeoisie à laquelle il appartenait, pour aller vivre seul dans un quartier populaire de Paris. On souligne le thème de la rupture et on le valorise, on aime a priori ce rejet de la bourgeoisie, on sympathise, mais là n’est que le point de départ, en fait, et le long de l’intrigue nouvelle, qui se passe parmi les gens du peuple, ce n’est qu’une sorte d’arrière-plan historique.

Le véritable sujet du roman (ou du film), c’est l’histoire d’un homme entraîné par sa bonté et sa candeur dans une situation périlleuse qui pourrait devenir une affaire de mœurs et mal tourner pour lui. Il voulait vivre seul, en retrait de tout, heureux et caché, selon le vieil adage, et juste écrire ses souvenirs ou des poèmes, sans véritable passion d’ailleurs, mais quelques hasards auxquels il cède, des rencontres qu’il n’évite pas, vont curieusement agiter son existence.

Un ouvrier, du nom de Sarrasini et qui habite la maison voisine, le sollicite pour un conseil juridique : il a surpris sa femme qui est trop jolie dans les bras d’« un autre homme », il veut divorcer, mais en étant sûr d’obtenir la garde de leur enfant, une fille de douze, treize ans, à laquelle il se dit très attaché. Benesteau, embêté, lui promet de confier son dossier à l’un de ses anciens collègues et que ça ne lui coûtera rien. Mais le lendemain, le gaillard revient, lui explique qu’il a dû choisir l’avocat que lui avait indiqué son patron et que malheureusement il devra le payer, 180 €, dès aujourd’hui. Si lui, Monsieur Benesteau, ne pourrait pas lui prêter cette somme ? Celui-ci flaire l’escroquerie, mais il s’exécute de bonne grâce. Il lui est indifférent de se faire duper. Il n’a pas grand-chose à perdre et si ce qu’il perd fait le bonheur même passager de son prochain, eh bien soit, pourquoi pas ? Mieux vaut être dupé que dupeur ! Mieux vaut subir que commettre un tort !

Cette désarmante morale socratique est aussi chrétienne. Abîme de la bonté. Elle confine à la bêtise ou au sublime. Elle énerve l’homme réaliste et raisonnable.

Le soir du même jour, complètement saoul, Sarrasini frappe sa femme et la blesse grièvement. La police l’arrêtera et la femme sera transportée à l’hôpital. Scène de misère humaine. Quant à la fille, terriblement choquée, elle a été recueillie par les concierges de l’immeuble. Ne pouvant et ne voulant pas la garder, ils ont l’idée de s’adresser au bon Monsieur Benesteau qui, n’est-ce pas, s’était déjà occupé si généreusement du père. Et voilà notre « héros » responsable malgré lui de cette fille, dont les circonstances ont fait son « prochain ». Dans son visage, il a perçu la détresse. Il ne peut se dérober. Il l’installe chez lui, avec une femme de ménage, Mme Chevasse. Peu à peu, il parvient à sortir la fille de son mutisme, il l’apprivoise, lui donne des livres, la sort au restaurant. Cela rend jalouse Mme Chevasse, qui, veuve, élevant seule son fils, en apprentissage pour le moment, avait peut-être des vues sur un homme aussi riche et de son âge à peu près.

Elle va lancer une cabale avec d’autres femmes, qui se réunissent dans la loge de la concierge et observent avec de plus en plus de suspicion le comportement de ce bizarre locataire. Le ton monte ! L’imagination des commères s’enflamme. C’est sûr, ce Benesteau est un vicieux, il se paye du bon temps. La fille est mineure. Elle a le diable au corps, vu son milieu. Lui en profite. On a un pédophile dans la maison. Il faut le dénoncer à la police.

 

Arrivée à ce point, l’histoire menace de capoter dans le drame : la condamnation d’un juste, un sacrifice, une crucifixion.

Emmanuel Bove est un romancier qui expérimente des situations morales et sociales. Comme Dostoïevski avec L’Idiot, peut-être un modèle, il lâche la bonté (c’est-à-dire un personnage incarnant la bonté, un saint, un christ) dans le monde et il suit ce qui se passe. Elle n’est pas reçue avec amour, la bonté, elle provoque des remous, elle dérange ceux qu’elle touche ou qui en sont témoins, ceux qui en ont seulement entendu parler, et elle en vient à susciter de la haine, de la méchanceté. Ainsi filée, cette histoire est archétypale et nous savons comment ça finit, comment ça peut finir. Par des cris de mort
et une mise à mort. Sans résurrection et sans rémission, l’histoire est désespérante, sa leçon cynique ou nihiliste. Au mieux, seront sauvés (éclairés, transformés) quelques élus, une fois le sacrifice accompli.

Mais une telle fin ne satisfait pas, elle est difficilement soutenable. Emmanuel Bove, comme d’autres, a dû le sentir, ne serait-ce que par esthétique. Il a en tout cas contourné le mélodrame et imaginé autre chose, de plus profond.
Il fait intervenir in fine la mère de la jeune fille, qui est sortie de l’hôpital.

Contre toute attente, elle ne donne pas dans la cabale des commères,
elle ne va pas se dépêcher d’accuser, elle écoute son enfant qu’elle a trouvée, calme et confiante, auprès de ce monsieur qui l’a protégée.
Et elle comprend tout, sans complication, elle comprend la bonté naturelle
de cet homme « extraordinaire », comme elle dit, touchée par son exemple, touchée par la grâce. Elle aurait besoin d’argent pour refaire sa vie et donner une éducation à sa fille. Il va lui donner une partie de sa fortune, tout simplement. Il y a longtemps d’ailleurs qu’il cherchait une occasion de se séparer d’un argent pour lui devenu inutile. La bonté, à la fin, l’emporte,
elle rayonne, dissipe les méfiances, gagne les consciences alentour.
Ne désespérons pas. Le chœur des commères se rassérène lui aussi et reconnaît qu’il peut exister des hommes bons, « pas comme les autres ».

Après avoir frôlé la tragédie, l’histoire se termine donc merveilleusement, comme un conte de fées ? Non. Un dernier retournement se produit, subtilement préparé par quelques indices. Charles Benesteau a eu plusieurs fois des malaises. Il se décide à consulter un médecin. Diagnostic : une tumeur. Était-ce donc cela, son mystère ? À son enterrement, dans le cortège, quelqu’un avance une explication : « Charles devait avoir le pressentiment de sa mort ». Voilà pourquoi, sans doute, il avait rompu avec son milieu et eu cette conduite si étrange. Obscurément il avait dû sentir qu’il n’allait plus vivre très longtemps et… ? Et il a choisi de vivre à l’écart et saintement. Pour se préparer au ciel ? Était-il donc religieux ? Ou avait-il obéi à une pulsion de l’inconscient, qui le déstructura et lui fit perdre la raison ?

Réductrice, médicale, vaguement psychiatrique, en effet, l’explication rabat le « supérieur » (le spirituel, la morale) sur le plan inférieur d’un mécanisme de réaction psychologique ou instinctive. Dans l’esprit d’une science qui prétend régenter tout le savoir humain, des psychiatres avaient bien, dès la première décennie du XXe siècle, psychiatrisé le cas Jésus et la psychanalyse se plaît toujours à suspecter les manifestations du bien.

En romancier désenchanté, qui se tient soigneusement à distance de ce qu’il décrit, Emmanuel Bove prend-il au sérieux l’explication « psychologique » du pressentiment ou y met-il de l’ironie, la laisse-t-il tomber (car elle fait la chute du livre) en s’amusant, en clignant des yeux ? Il l’affiche dans le titre même, qui désignerait ainsi la clé de l’histoire, et il n’y aurait rien à penser de plus ? Rien d’autre à chercher ? Pas de valeur morale. Rien d’évangélique. Il n’y a rien à admirer. Le lecteur peut en être troublé et rester perplexe. Il aimerait une certitude. Était-ce bien ça, l’angoisse devant la mort, qui a déterminé le comportement de cet homme, sa soudaine éthique, l’indifférence à ses biens, son abandon et sa liberté même ? Apparente, trompeuse liberté ?

Comme spectateur du film, je me suis esclaffé plutôt, quand j’ai entendu parler du « pressentiment » qu’aurait eu Charles, parce que le personnage qui formule avec componction cette hypothèse est tout à fait comique.
C’est le valet de chambre de Madame, que nous avons vu à deux reprises officier dans l’appartement de celle-ci (l’ex-femme de Charles), et tel il apparaissait en ouvrant la porte ou en servant un verre à « Monsieur », tel il apparaît dans le cortège funèbre, en bras de chemise et portant son gilet orange rayé, la même tenue que Nestor le valet du capitaine Haddock, au château de Moulinsart ! Le roman finit tristement (bien sûr !) mais aussi platement sur la scène du cortège funèbre qui « accompagne Charles à sa dernière demeure ».

Dans le film, cette scène a quelque chose de surréel, d’invraisemblable, notamment par la tenue du valet qui détonne au milieu des autres personnes toutes en noir, et nous comprenons assez vite qu’elle est onirique, que c’est Charles qui rêve les images de son enterrement. Et en effet, nous le voyons pour finir (ce sont les dernières séquences du film) attablé dans un bistrot, en train de prendre des notes sur son calepin et de rêvasser, le regard perdu. Il vient de sortir de chez le médecin qui lui a confirmé la gravité de son cas, il est entré là, dans ce bistrot quelconque, et a commandé un thé. Il s’attarde, part le dernier, doucement poussé à la porte par la serveuse qui sourit et auprès de qui il s’excuse en lui laissant un billet de 5 € dans la main. Il avait encore failli oublier de payer sa consommation. Le personnage est distrait, discret, gentil, et suscitant la gentillesse autour de lui. Ordinairement, les hommes sont ainsi, gentils, avenants, compréhensifs les uns pour les autres. C’est l’air du film, dans ses dernières images, dans son suspens (pas suspense), ses points de suspension finals. Une apaisante leçon de banalité et en cela même d’humanisme.
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Comparant le roman et le film, j’ai trouvé celui-ci meilleur, à bien des égards, plus riche, plus convaincant. Jean-Pierre Darroussin, avec sa complice, semble-t-il, Valérie Stroh, a non seulement actualisé l’histoire, en l’inscrivant dans le Paris de notre époque, mais il a aussi su étoffer le personnage, le rendre plus dense et plus crédible, tant par des inventions du scénario que par son jeu d’acteur. Et comme réalisateur, il a produit des images immédiatement signifiantes, qu’on n’a pas le temps d’analyser, et qui comme telles sont des bonheurs esthétiques. Ainsi les premières vues de Charles Benesteau (enfin, Jean-Pierre Darroussin) à vélo dans les rues de Paris et place de la Concorde. Il est tout le temps filmé de dos, il a son costume de ville, il n’est pas déguisé en coureur avec maillot et casque. Un drôle de quidam ! On devine rien qu’à l’allure son plaisir de pédaler et comme il est aux aguets, il tourne la tête, tend le bras, on sent sa vigilance au milieu de la circulation et son habileté, on sent qu’il est content d’être un cycliste, il jouit d’être différent, de ne pas être de ces automobilistes qui…

Au moment où ses relations commencent à s’aigrir avec ses voisins de l’immeuble, il découvre un matin dans la cour qu’on lui a volé son vélo. Que va-t-il faire, courir chez la concierge, montrer sa fureur, jurer ? Non, sans paraître ni abattu ni indigné, il ramasse l’antivol qu’on a cisaillé et, le tenant à bout de bras, il va le jeter dans une poubelle verte, avant de sortir de la cour et de partir à son rendez-vous à pied. Ce n’est pas un homme, ce type, il ne râle jamais, subit tout. Si, ecce homo, c’est l’homme même, bon, sage, pacifié, humanisé.

J’ai dû me projeter en lui.

Jean-Paul Sorg, Buhl le 7 décembre 2006