Qu’est-ce
qui me permet de voir dans le personnage de Charles Benesteau
comme une image du Christ, une transposition de la figure de
Jésus ? Qu’est-ce qui m’y autorise ? Je
projette ! L’auteur du roman, Emmanuel Bove, aurait probablement
trouvé incongrue une telle interprétation, et
de même, j’imagine, le réalisateur du film éponyme,
Jean-Pierre Darroussin, qui s’est inspiré de l’histoire
tout en la modernisant. Je ne sais rien de leurs sentiments
ou de leur sensibilité, s’il y entre ou non une
veine chrétienne. Mais en voyant le film, j’ai
eu assez rapidement cette intuition et elle m’a paru
soutenable jusqu’à la fin.
Lorsqu’on présente
l’histoire, on se borne
généralement à raconter qu’il
s’agit
d’un homme, Charles Benesteau, qui, la cinquantaine
venue, a brusquement décidé de quitter sa robe
d’avocat
et de rompre avec son milieu, la grande bourgeoisie à laquelle
il appartenait, pour aller vivre seul dans un quartier populaire
de Paris. On souligne le thème de la rupture et on
le valorise, on aime a priori ce rejet de la bourgeoisie,
on sympathise,
mais là n’est que le point de départ,
en fait, et le long de l’intrigue nouvelle, qui se
passe parmi les gens du peuple, ce n’est qu’une
sorte d’arrière-plan historique.
Le véritable
sujet du roman (ou du film), c’est l’histoire
d’un
homme entraîné par sa bonté et sa candeur
dans une situation périlleuse qui pourrait devenir
une affaire de mœurs et mal tourner pour lui. Il voulait
vivre seul, en retrait de tout, heureux et caché,
selon le vieil adage, et juste écrire ses souvenirs
ou des poèmes,
sans véritable passion d’ailleurs, mais quelques
hasards auxquels il cède, des rencontres qu’il
n’évite pas, vont curieusement agiter son existence.
Un
ouvrier, du nom de Sarrasini et qui habite la maison voisine,
le sollicite pour un conseil juridique : il a surpris sa
femme qui est trop jolie dans les bras d’« un
autre homme »,
il veut divorcer, mais en étant sûr d’obtenir
la garde de leur enfant, une fille de douze, treize ans, à laquelle
il se dit très attaché. Benesteau, embêté,
lui promet de confier son dossier à l’un de
ses anciens collègues et que ça ne lui coûtera
rien. Mais le lendemain, le gaillard revient, lui explique
qu’il a dû choisir l’avocat que lui avait
indiqué son patron et que malheureusement il devra
le payer, 180 €, dès aujourd’hui. Si lui,
Monsieur Benesteau, ne pourrait pas lui prêter cette
somme ? Celui-ci flaire l’escroquerie, mais il s’exécute
de bonne grâce. Il lui est indifférent de se
faire duper. Il n’a pas grand-chose à perdre
et si ce qu’il perd fait le bonheur même passager
de son prochain, eh bien soit, pourquoi pas ? Mieux vaut être
dupé que dupeur ! Mieux vaut subir que commettre un
tort !
Cette désarmante morale socratique est aussi
chrétienne. Abîme de la bonté. Elle confine à la
bêtise ou au sublime. Elle énerve l’homme
réaliste et raisonnable. Le soir du même jour,
complètement saoul, Sarrasini
frappe sa femme et la blesse grièvement. La police
l’arrêtera
et la femme sera transportée à l’hôpital.
Scène de misère humaine. Quant à la
fille, terriblement choquée, elle a été recueillie
par les concierges de l’immeuble. Ne pouvant et ne
voulant pas la garder, ils ont l’idée de s’adresser
au bon Monsieur Benesteau qui, n’est-ce pas, s’était
déjà occupé si généreusement
du père. Et voilà notre « héros » responsable
malgré lui de cette fille, dont les circonstances
ont fait son « prochain ». Dans son visage, il
a perçu
la détresse. Il ne peut se dérober. Il l’installe
chez lui, avec une femme de ménage, Mme Chevasse.
Peu à peu,
il parvient à sortir la fille de son mutisme, il l’apprivoise,
lui donne des livres, la sort au restaurant. Cela rend jalouse
Mme Chevasse, qui, veuve, élevant seule son fils,
en apprentissage pour le moment, avait peut-être des
vues sur un homme aussi riche et de son âge à peu
près.
Elle va lancer une cabale avec d’autres
femmes, qui se réunissent dans la loge de la concierge
et observent avec de plus en plus de suspicion le comportement
de ce bizarre
locataire. Le ton monte ! L’imagination des commères
s’enflamme. C’est sûr, ce Benesteau est
un vicieux, il se paye du bon temps. La fille est mineure.
Elle
a le diable au corps, vu son milieu. Lui en profite. On a
un pédophile dans la maison. Il faut le dénoncer à la
police.
Arrivée à ce point, l’histoire
menace de capoter dans le drame : la condamnation d’un
juste, un sacrifice, une crucifixion.
Emmanuel Bove est un romancier qui expérimente
des situations morales et sociales. Comme Dostoïevski
avec L’Idiot,
peut-être un modèle, il lâche la bonté (c’est-à-dire
un personnage incarnant la bonté, un saint, un christ)
dans le monde et il suit ce qui se passe. Elle n’est
pas reçue avec amour, la bonté, elle provoque
des remous, elle dérange ceux qu’elle touche
ou qui en sont témoins, ceux qui en ont seulement
entendu parler, et elle en vient à susciter de la
haine, de la méchanceté. Ainsi filée,
cette histoire est archétypale et nous savons comment ça
finit, comment ça peut finir. Par des cris de mort
et une mise à mort.
Sans résurrection et sans rémission, l’histoire
est désespérante, sa leçon cynique ou
nihiliste. Au mieux, seront sauvés (éclairés,
transformés) quelques élus, une fois le sacrifice
accompli.
Mais une telle fin ne satisfait pas, elle est
difficilement soutenable. Emmanuel Bove, comme d’autres,
a dû le
sentir, ne serait-ce que par esthétique. Il a en tout
cas contourné le mélodrame et imaginé autre
chose, de plus profond.
Il fait intervenir in fine la mère
de la jeune fille, qui est sortie de l’hôpital.
Contre
toute attente, elle ne donne pas dans la cabale des commères,
elle ne va pas se dépêcher
d’accuser,
elle écoute son enfant qu’elle a trouvée,
calme et confiante, auprès de ce monsieur qui l’a
protégée.
Et elle comprend tout, sans complication,
elle comprend la bonté naturelle
de cet homme « extraordinaire »,
comme elle dit, touchée par son exemple, touchée
par la grâce. Elle aurait besoin d’argent pour
refaire sa vie et donner une éducation à sa
fille. Il va lui donner une partie de sa fortune, tout simplement.
Il y a longtemps d’ailleurs qu’il cherchait une
occasion de se séparer d’un argent pour lui
devenu inutile. La bonté, à la fin, l’emporte,
elle rayonne, dissipe les méfiances, gagne les consciences
alentour.
Ne désespérons pas. Le chœur
des commères se rassérène lui aussi
et reconnaît
qu’il peut exister des hommes bons, « pas comme
les autres ».
Après avoir frôlé la tragédie,
l’histoire
se termine donc merveilleusement, comme un conte de fées
? Non. Un dernier retournement se produit, subtilement préparé par
quelques indices. Charles Benesteau a eu plusieurs fois des
malaises. Il se décide à consulter un médecin.
Diagnostic : une tumeur. Était-ce donc cela, son mystère
? À son enterrement, dans le cortège, quelqu’un
avance une explication : « Charles devait avoir le
pressentiment de sa mort ». Voilà pourquoi,
sans doute, il avait rompu avec son milieu et eu cette conduite
si étrange.
Obscurément il avait dû sentir qu’il n’allait
plus vivre très longtemps et… ? Et il a choisi
de vivre à l’écart et saintement. Pour
se préparer au ciel ? Était-il donc religieux
? Ou avait-il obéi à une pulsion de l’inconscient,
qui le déstructura et lui fit perdre la raison ?
Réductrice,
médicale, vaguement psychiatrique,
en effet, l’explication rabat le « supérieur » (le
spirituel, la morale) sur le plan inférieur d’un
mécanisme de réaction psychologique ou instinctive.
Dans l’esprit d’une science qui prétend
régenter tout le savoir humain, des psychiatres avaient
bien, dès la première décennie du XXe
siècle, psychiatrisé le cas Jésus et
la psychanalyse se plaît toujours à suspecter
les manifestations du bien.
En romancier désenchanté,
qui se tient soigneusement à distance de ce qu’il
décrit, Emmanuel Bove prend-il au sérieux l’explication « psychologique » du
pressentiment ou y met-il de l’ironie, la laisse-t-il
tomber (car elle fait la chute du livre) en s’amusant,
en clignant des yeux ? Il l’affiche dans le titre même,
qui désignerait ainsi la clé de l’histoire,
et il n’y aurait rien à penser de plus ? Rien
d’autre à chercher ? Pas de valeur morale. Rien
d’évangélique. Il n’y a rien à admirer.
Le lecteur peut en être troublé et rester perplexe.
Il aimerait une certitude. Était-ce bien ça,
l’angoisse devant la mort, qui a déterminé le
comportement de cet homme, sa soudaine éthique, l’indifférence à ses
biens, son abandon et sa liberté même ? Apparente,
trompeuse liberté ?
Comme spectateur du film, je me
suis esclaffé plutôt,
quand j’ai entendu parler du « pressentiment » qu’aurait
eu Charles, parce que le personnage qui formule avec componction
cette hypothèse est tout à fait comique.
C’est
le valet de chambre de Madame, que nous avons vu à deux
reprises officier dans l’appartement de celle-ci (l’ex-femme
de Charles), et tel il apparaissait en ouvrant la porte ou
en servant un verre à « Monsieur », tel
il apparaît dans le cortège funèbre,
en bras de chemise et portant son gilet orange rayé,
la même tenue que Nestor le valet du capitaine Haddock,
au château de Moulinsart ! Le roman finit tristement
(bien sûr !) mais aussi platement sur la scène
du cortège funèbre qui « accompagne Charles à sa
dernière demeure ».
Dans le film, cette scène
a quelque chose de surréel, d’invraisemblable,
notamment par la tenue du valet qui détonne au milieu
des autres personnes toutes en noir, et nous comprenons assez
vite qu’elle est onirique, que c’est Charles
qui rêve les images de son enterrement. Et en effet,
nous le voyons pour finir (ce sont les dernières séquences
du film) attablé dans un bistrot, en train de prendre
des notes sur son calepin et de rêvasser, le regard
perdu. Il vient de sortir de chez le médecin qui lui
a confirmé la
gravité de son cas, il est entré là,
dans ce bistrot quelconque, et a commandé un thé.
Il s’attarde, part le dernier, doucement poussé à la
porte par la serveuse qui sourit et auprès de qui
il s’excuse en lui laissant un billet de 5 € dans
la main. Il avait encore failli oublier de payer sa consommation.
Le personnage est distrait, discret, gentil, et suscitant
la
gentillesse autour de lui. Ordinairement, les hommes sont
ainsi, gentils, avenants, compréhensifs les uns pour
les autres. C’est l’air du film, dans ses dernières
images, dans son suspens (pas suspense), ses points de suspension
finals. Une apaisante leçon de banalité et
en cela même d’humanisme.
-
Comparant le roman et le film, j’ai trouvé celui-ci
meilleur, à bien des égards, plus riche, plus
convaincant. Jean-Pierre Darroussin, avec sa complice, semble-t-il,
Valérie Stroh, a non seulement actualisé l’histoire,
en l’inscrivant dans le Paris de notre époque,
mais il a aussi su étoffer le personnage, le rendre
plus dense et plus crédible, tant par des inventions
du scénario que par son jeu d’acteur. Et comme
réalisateur, il a produit des images immédiatement
signifiantes, qu’on n’a pas le temps d’analyser,
et qui comme telles sont des bonheurs esthétiques.
Ainsi les premières vues de Charles Benesteau (enfin,
Jean-Pierre Darroussin) à vélo dans les rues
de Paris et place de la Concorde. Il est tout le temps filmé de
dos, il a son costume de ville, il n’est pas déguisé en
coureur avec maillot et casque. Un drôle de quidam
! On devine rien qu’à l’allure son plaisir
de pédaler et comme il est aux aguets, il tourne la
tête, tend le bras, on sent sa vigilance au milieu
de la circulation et son habileté, on sent qu’il
est content d’être un cycliste, il jouit d’être
différent, de ne pas être de ces automobilistes
qui…
Au moment où ses relations commencent à s’aigrir
avec ses voisins de l’immeuble, il découvre
un matin dans la cour qu’on lui a volé son vélo.
Que va-t-il faire, courir chez la concierge, montrer sa fureur,
jurer ? Non, sans paraître ni abattu ni indigné,
il ramasse l’antivol qu’on a cisaillé et,
le tenant à bout de bras, il va le jeter dans une
poubelle verte, avant de sortir de la cour et de partir à son
rendez-vous à pied. Ce n’est pas un homme, ce
type, il ne râle jamais, subit tout. Si, ecce homo,
c’est
l’homme même, bon, sage, pacifié, humanisé.
J’ai
dû me projeter en lui.
Jean-Paul Sorg, Buhl le 7 décembre
2006 |
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