Je lis dans le mensuel d’une
Unité pastorale à Schaerbeek (le Kerkebeek qui réunit cinq paroisses catholiques) une lettre
de Juda au sujet de l’évangile du même
nom dont la presse a fait écho durant le temps pascal.
Le procédé littéraire part d’une
bonne intention : par le biais d’une fiction,
informer les lecteurs de ce que serait vraiment cet « évangile » mis
sous le feu des projecteurs. Sous le titre « Halte à la
désinformation », je lis, notamment, que
ce document est « un faux grossier » ;
je note, pour le fun, que cette « lettre »,
signée « Judas Iscariote » est,
elle aussi,… un faux !
Après avoir rendu à César
ce qui… ne lui appartient pas ! j’aimerais
réagir à bâtons rompus sur le fond de
l’affaire, conscient de vulgariser plutôt que
de faire œuvre de « spécialiste ».
Et cette « affaire Juda » n’est
pas sans lien avec diverses aventures médiatiques
de ces derniers mois : l’engouement pour le Da
Vinci Code, l’émission de la RTBF sur les miracles
et le suaire de Turin et surtout les réactions de
chrétiens catholiques et de responsables de cette Église,
la diffusion, en avril, du film « The Body »,
de Jonas McCord, avec Antonio Banderas (d’après
le roman du même nom de Richard Ben Sapir).
Histoires
fausses ?
L’évangile de Juda n’est
pas plus « faux » (ni plus vrai) que
les quatre évangiles canoniques que nous connaissons :
Matthieu, Marc, Luc et Jean. Ces derniers, comme l’évangile
de Juda – et bien d’autres récits apocryphes :
Thomas, Marie, Jacques,… – sont des « pseudépigraphes ».
C’est-à-dire qu’ils ont été mis
sous la plume d’un auteur qui ne les a pas écrits.
Ce procédé, courant dans l’Antiquité,
ne ressortit pas à notre notion, romantique et/ou
moderne, de « faux ». Plusieurs lettres
de Paul, ne sont pas de lui (parmi plusieurs : Timothée,
Tite, notamment), mais les lettres de Pierre ou de Jean ne
sont non plus de la plume de leur auguste auteur annoncé mais écrites à la
fin du 1er ou au début du 2e siècle.
Les auteurs évangéliques nous
sont inconnus et appartiennent à la deuxième
ou troisième génération de disciples
de Jésus et n’ont pas été témoins
des événements qu’ils relatent. Ils témoignent
d’une foi, d’une expérience communautaire
et font œuvre théologique et non journalistique.
Leurs récits ne sont d’ailleurs pas indemnes
des tensions de diverses communautés (ad intra et
ad extra). Le choix des textes, leur réception canonique
qui s’élabore dans le courant du 2e siècle
mais qui se pose encore à l’ouverture du Concile
de Trente est un processus à la fois théologique
et « politique » (au sens de la gestion
de la « cité » ; je n’ose écrire « de
Dieu » pour éviter l’anachronisme).
Ce choix, cette décantation des textes
en un corpus donné à entendre et à croire,
ne se fixe pas sur le fait que des récits seraient « plus
vrais » que d’autres, mais sur un processus
de réception, de reconnaissance, d’intégration
de communautés et de textes qu’ils portent ou
utilisent. Mais en les disant « vrais »,
les vivant ainsi, ils deviennent « vrais » et
se « vérifient » dans une histoire
humaine.
Même si les textes canoniques sont, souvent,
plus anciens (disons, à la louche de 50 à 130)
que les « apocryphes » (fin du 1er
siècle jusqu’au Moyen-âge), ils sont loin
de nous permettre de mettre la main sur « Monsieur
Jésus de Nazareth, marchant sur les route de Galilée
et mort, crucifié, proche de la quarantaine, à Jérusalem ».
Certes, il y a des amplifications épiques dans les
apocryphes, ceux-ci développent des thèses
et notions non retenues dans les courants chrétiens
officiels et témoignent de sentiments et pratique
de l’époque où ils sont écrits.
Certes ils sont « polémiques » mais
ce serait une erreur de croire que les textes « officiels » ne
le sont pas. Ces derniers font aussi œuvre théologique
et témoignent aussi de processus d’« amplification
littéraire ».
Body or not body !
Prenons, par exemple, les récits dits
du « tombeau vide ». Paul n’en
fait pas état. À l’époque où il écrit,
on fait appel, par exemple au concept d’apparition
(il s’est donné à voir/connaître),
seule façon théologique de témoigner
de l’expérience de la Résurrection. L’insistance
sur la « corporéité » du
Ressuscité viendra dans un temps second. Et nous mêmes
ne sommes pas indemnes de ces ajouts littéraires.
Dans son Précis de théologie
catholique, le Cardinal Ratzinger montre que la résurrection
n’est pas un événement historique comme
l’est la crucifixion. Elle est un événement
eschatologique (en gros, qui se déploie jusqu’à la
fin des temps) et qui s’annonce sous la médiation
de l’expression « théologique » (dixit
le Cardinal Danneels) : « le troisième
jour ». D’une certaine façon, « aujourd’hui » est
(aussi) le troisième jour !
Et donc, la thèse du film « The
body » où la découverte d’un
squelette qui pourrait être celui de Jésus pourrait
saper les fondements de l’Église catholique,
part d’une dérive de la compréhension
de la résurrection. Feu Jean Mouson, mon professeur
d’exégèse, nous disait dans les années
1980, que la découverte éventuelle du cadavre
de Jésus ne contesterait en rien l’affirmation
de la résurrection.
Le bibliste Patrice Perreault écrit
ainsi :
« Si on retrouvait le cadavre
de Jésus, cela ne devrait pas altérer la
foi en la résurrection, puisque pour les croyants
de religion chrétienne, la résurrection de
Jésus n'est pas la réanimation de son cadavre,
mais plutôt le « réveil » de
son « Je » sous une autre forme.
Le « Je » de Jésus, toujours
vivant, en relation avec le monde et Dieu, existe maintenant
sous un autre mode d'existence auquel les êtres humains
et le monde sont appelés à vivre. C'est la
conclusion que tire Paul de sa foi en la résurrection. »
Pas
de secret !
L’évangile de Juda, pas plus que
d’autres apocryphes (Thomas, etc.) ne nous fait connaître
un savoir caché (volontairement ou pas). Le roman
de Brown est un roman et rien d’autre ; il surfe
sur une vague ésotérique mais il ne nous donne
pas un « nouveau » savoir sur Jésus.
Il a seulement le mérite de nous apprendre que nous
savons très peu de chose sur la personne historique
de Jésus (et pourtant plus peut être que d’autres
personnages de l’Antiquité). Juda, Thomas, Lazare,
Nicodème, le disciple bien-aimé, Marie-Madeleine
(et il y a en fait plusieurs femmes du Nouveau Testament
derrière ce nom qui nous semble si connu),… sont
d’abord des personnages littéraires et théologiques
(qu’ils aient été ou non des personnes
de chair et de sang est, somme toute, secondaire). Ils ne
nous apprennent pratiquement rien sur Jésus mais beaucoup
sur la théologie, la foi et les pratiques de ceux
qui les « convoquent » à faire
partie du récit. Pas plus d’ailleurs que, par
exemple, le livre de Françoise Gange, Jésus
et les femmes (2001) ne peut prétendre dire ce que
furent les relations de Jésus avec telle ou telle
femme !
Ces livres, récits, le roman de Brown,… nous
font aussi découvrir que notre formation « théologique » est
souvent déficitaire. Il en va ainsi de l’émission
controversée (par nombre de catholiques) de la RTBF
sur les miracles et le suaire. Certes l’émission
ne fait pas dans le grand journalisme d’investigation ;
certes, certaines choses sont caricaturales, mais les réactions
d’indignation témoignent, serait-ce en « creux »,
de nos carences et de nos impasses théologiques. Si
nous définissons le miracle ou le miraculeux comme
ce qui contrevient aux « lois de la nature » (surnaturel
ou oserais-je : « contre nature »)
nous nous retranchons de plus en plus vers un territoire
restreint, qui se rétrécit comme une peau de
chagrin.
Restant sauve la question théologique
du mal posée par un Dieu qui interviendrait dans l’histoire
humaine selon son « bon vouloir » et
resterait sourd à tant d’autres détresses,
il y aurait à penser le miracle comme s’inscrivant
dans le cours de l’histoire humaine. Qu’il y
ait amour au lieu de haine dans le monde, tient plus du miracle
que la guérison inexpliquée de telle maladie
(tiens, en passant, il semble que contre le VIH, le « ciel » soit
bien impuissant), mais c’est là un autre sujet,
car il y aurait lieu, entre autres, d’analyser et d’intégrer
la fonction anthropologique du pèlerinage.
Des
suaires et des pépins !
Il en est de même pour les suaires de
Turin et d’ailleurs. Penser la résurrection
comme quelque chose qui affecterait un tissu au niveau nucléaire,
subatomique, etc., c’est encore passer à côté du
cœur de la foi au Christ. Mais ce phénomène
n’est pas nouveau et n’est pas fondamentalement
différent d’un récit évangélique
qui tend à faire manger par un corps glorieux un poisson
qui n’est pas ressuscité !
En somme, cela va dans le sens de cette anecdote
vécue en 1980, dans un cours de philosophie :
une étudiante signale au professeur que l’on
a retrouvé le squelette d’Adam. Le professeur,
gardant son sérieux, lui demande comment on l’a
reconnu. L’étudiante répondit alors : « car
il y avait des pépins de pomme à côté ».
Chercher le miracle dans l’exceptionnel
qui est inexplicable par la raison ou la science, chercher
dans le suaire le linceul de Jésus et le témoignage
physique de la réusrrection, c’est ‘chercher
les « pépins de pomme » à côté du
squelette d’Adam’.
Toutefois, nos évêques, nos théologiens,
nos chargés de presse, ne sont pas naïfs. La
plupart ont une bonne formation et des compétences
théologiques. Pourquoi donc de telles réactions,
dignes, selon certains, d’une mauvaise pièce
de théâtre ?
Ne sommes-nous pas confrontés à la
tension entre les catholicismes populaire et savant ?
Nous nous sommes accommodés durant des siècles
du christianisme populaire, construisant sur lui, comme nous
l’avons fait en bâtissant nos églises
sur des lieux de cultes païens. Mais nous avons empêché le
Peuple de Dieu de penser et de réfléchir !
Nous devons faire le grand écart pour penser notre
foi et pour justifier des pratiques qui sont en porte-à-faux
par rapport au cœur du message évangélique.
Plutôt que d’agiter des épouvantails,
de demander des droits de réponses, plutôt que
de subir la critique, juste retour de manivelle pour n’avoir
pas joué le jeu de la clarté et de la transparence,
ne convient-il pas de songer à vraiment former le
peuple de Dieu à « penser juste » ?
Aujourd’hui, le patient qui va chez son
médecin en sait, si pas plus que lui, en tout cas,
souvent beaucoup sur sa maladie. Aujourd’hui, des chrétiens
viennent trouver leurs pasteurs et ce que ceux-là disent
de leur foi et de sa reprise en parole est souvent celle
de leur première communion ou de leur profession de
foi. D’autres « savent », pour
avoir approfondi, cherché, ont été des « zététiques »…mais
ne trouvent pas de lieu « d’interlocution » :
ils partent donc avec fracas ou sur la pointe des pieds.
Et cela est à mon sens, pour les « croyants » catholiques,
une vraie interpellation, qui, elle, mérite d’être
prise au sérieux…
Charles De Clercq, prêtre
catholique. Bruxelles, le 14 mai 2006
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