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 Les chroniques



    Nadine de Vos

 

 

 

   

 


L’amour du prochain ennemi

 

 

Depuis deux millénaires, l’amour du prochain – ce bon conseil relayé sous forme de commandement par Jésus et le christianisme – reste le fleuron de la bien-pensance religieuse occidentale. Rabâchée aux croyants depuis leur plus tendre enfance, l’expression, plus qu’une formule, est devenue un slogan qu’il n’est pas bon de remettre en cause dans certains milieux. Il faut donc aimer le prochain, et mieux : il faut l’aimer « comme soi-même ».

La deuxième partie de l’injonction demanderait, déjà a elle seule, un long et fastidieux développement au terme duquel on ne serait guère avancé. Du narcissisme à l’autodestruction en passant par l’« incapacité d’aimer », comme disait Freud, la panoplie est grande, en effet, des diverses manières de s’aimer – ou de se haïr – soi-même. Comme il est établi que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, laissons de côté cet aspect nombriliste de la question.

Inutile aussi de s’attarder sur les différentes définitions de l’amour puisqu’il est déjà circonscrit dans l’expression « amour du prochain », ce prochain n’étant pas le proche que l’on pourrait croire, mais bien « tout le monde et n’importe qui », en ce compris les ennemis.

Et c’est là que le bât blesse. Qui, en effet, oserait affirmer sans ciller qu’il aime ou qu’il veut aimer – d’un amour sans mesure, désintéressé et pur – la brute malfaisante, le pervers retors, le tortionnaire impitoyable, le sadique raffiné, le mégalomane totalitaire, le vicieux sournois… tels qu’ils sont ?
Aimer son prochain ou, en d’autres termes, faire preuve de la charité telle que définie par et pour les chrétiens, semble en effet relever plus de l’utopie que du projet de vie. Et si la dogmatique chrétienne affirme que l’amour universel du prochain est un impératif réalisable par chacun et que l’exemple du Christ en est la garantie, le théologien ne s’aventure pas à expliquer comment il faut s’y prendre pour se forcer à aimer. L’amour s’impose de lui-même ou ne s’impose pas ; il ne dépend pas de notre bon vouloir, contrairement à la générosité, la tolérance, la compassion… vertus plus réalistes et humainement praticables.

Pour certains – du jésuite atypique au philosophe athée – cet amour du prochain est l’expression d’un lien passionnel, d’un égoïsme d’autant plus pernicieux qu’il est parfaitement camouflé. « La charité n’est rien d’autre que l’intérêt personnel dissimulé sous le manteau de l’altruisme » dit le jésuite (1). Et le philosophe ajoute « …il faut aimer son prochain pour plaire à Dieu, …, pour le salut de notre âme, notre petite âme privée. L’instrumentalisation inévitable d’autrui se fait donc dans ces conditions » (2). Le poète va plus loin et assène : « Faire le bien à ton ennemi est le meilleur moyen de complaire à ta vanité. » (3)

Pour le bouddhiste, seul le saint parvenu au nirvâna est capable d’un amour parfait et désintéressé car cette « charité », sans aucun attachement sentimental, n’engendre plus aucun avantage pour celui qui se trouve déjà au sommet de la perfection. Humour et rire jaunes !

Idéal du croyant, l’amour au superlatif serait l’apanage de Dieu – à supposer qu’il existât – Dieu, à qui l’homme confie le soin d’être tout ce qu’il ne pourra jamais être, de représenter tout ce qu’il ne pourra jamais atteindre. Et on pourrait se demander s’il n’y aurait-il pas comme un relent d’orgueil à ambitionner ainsi la perfection. Peut-être certains, dans leur course à la sainteté, suivent-ils même les instructions de Thérèse d’Avila pour qui la prière silencieuse est le meilleur moyen d’exprimer l’amour du prochain à qui on donne, par cette pratique, « plus que soi-même »… Honnêtement, qui y gagne ?

« Faire le bien à ton ennemi peut être œuvre de justice et n’est pas ardu ; l’aimer est affaire d’anges et non pas d’hommes. » (3)

Nadine de Vos, Le 9 mars 2006

(1) Anthony De Mello, Quand la conscience s’éveille.
(2) Michel Onfray, La Sculpture de soi.
(3) Jorge Luis Borges, L’Or des Tigres - Fragments d’un Evangile Apocryphe