Depuis deux millénaires,
l’amour
du prochain – ce bon conseil relayé sous forme
de commandement par Jésus et le christianisme – reste
le fleuron de la bien-pensance religieuse occidentale. Rabâchée
aux croyants depuis leur plus tendre enfance, l’expression,
plus qu’une formule, est devenue un slogan qu’il
n’est pas bon de remettre en cause dans certains milieux.
Il faut donc aimer le prochain, et mieux : il faut l’aimer « comme
soi-même ».
La deuxième partie de l’injonction
demanderait, déjà a elle seule, un long et
fastidieux développement
au terme duquel on ne serait guère avancé.
Du narcissisme à l’autodestruction en passant
par l’« incapacité d’aimer »,
comme disait Freud, la panoplie est grande, en effet, des
diverses
manières de s’aimer – ou de se haïr – soi-même.
Comme il est établi que la plus belle fille du monde
ne peut donner que ce qu’elle a, laissons de côté cet
aspect nombriliste de la question.
Inutile aussi de s’attarder
sur les différentes
définitions de l’amour puisqu’il est déjà circonscrit
dans l’expression « amour du prochain »,
ce prochain n’étant pas le proche que l’on
pourrait croire, mais bien « tout le monde et n’importe
qui », en ce compris les ennemis.
Et c’est là que
le bât blesse. Qui, en effet,
oserait affirmer sans ciller qu’il aime ou qu’il
veut aimer – d’un amour sans mesure, désintéressé et
pur – la brute malfaisante, le pervers retors, le tortionnaire
impitoyable, le sadique raffiné, le mégalomane
totalitaire, le vicieux sournois… tels qu’ils
sont ?
Aimer son prochain ou, en d’autres termes, faire preuve
de la charité telle que définie par et pour
les chrétiens, semble en effet relever plus de l’utopie
que du projet de vie. Et si la dogmatique chrétienne
affirme que l’amour universel du prochain est un impératif
réalisable par chacun et que l’exemple du Christ
en est la garantie, le théologien ne s’aventure
pas à expliquer comment il faut s’y prendre
pour se forcer à aimer. L’amour s’impose
de lui-même
ou ne s’impose pas ; il ne dépend pas de notre
bon vouloir, contrairement à la générosité,
la tolérance, la compassion… vertus plus réalistes
et humainement praticables.
Pour certains – du jésuite
atypique au philosophe athée – cet amour du
prochain est l’expression
d’un lien passionnel, d’un égoïsme
d’autant plus pernicieux qu’il est parfaitement
camouflé. « La charité n’est rien
d’autre que l’intérêt personnel
dissimulé sous
le manteau de l’altruisme » dit le jésuite
(1). Et le philosophe ajoute « …il faut aimer
son prochain pour plaire à Dieu, …, pour le
salut de notre âme, notre petite âme privée.
L’instrumentalisation
inévitable d’autrui se fait donc dans ces conditions » (2).
Le poète va plus loin et assène : « Faire
le bien à ton ennemi est le meilleur moyen de complaire à ta
vanité. » (3)
Pour le bouddhiste, seul le saint
parvenu au nirvâna
est capable d’un amour parfait et désintéressé car
cette « charité », sans aucun attachement
sentimental, n’engendre plus aucun avantage pour celui
qui se trouve déjà au sommet de la perfection.
Humour et rire jaunes !
Idéal du croyant, l’amour
au superlatif serait l’apanage de Dieu – à supposer
qu’il
existât – Dieu, à qui l’homme confie
le soin d’être tout ce qu’il ne pourra
jamais être,
de représenter tout ce qu’il ne pourra jamais
atteindre. Et on pourrait se demander s’il n’y
aurait-il pas comme un relent d’orgueil à ambitionner
ainsi la perfection. Peut-être certains, dans leur
course à la
sainteté, suivent-ils même les instructions
de Thérèse d’Avila pour qui la prière
silencieuse est le meilleur moyen d’exprimer l’amour
du prochain à qui on donne, par cette pratique, « plus
que soi-même »… Honnêtement, qui
y gagne ?
«
Faire le bien à ton ennemi peut être œuvre
de justice et n’est pas ardu ; l’aimer est affaire
d’anges et non pas d’hommes. » (3)
Nadine de Vos, Le 9
mars 2006
(1) Anthony De Mello, Quand
la conscience s’éveille.
(2) Michel Onfray, La Sculpture de soi.
(3) Jorge Luis Borges, L’Or des Tigres - Fragments
d’un Evangile Apocryphe
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