Après les moments d’ivresse
du début
de la construction européenne, il ne suffit plus,
aujourd’hui,
de clamer « L’Europe ! L’Europe ! ».
Il importe de savoir QUELLE Europe nous mettons sur les rails.
Et
si elle est engagée dans un cul-de-sac : il faudra
bien faire quelques pas en arrière afin de retrouver
la route qui mène vers l’horizon. On ne dit
pas, devant un mur : « nous ne reculerons pas ».
C’est
pourtant ce que certains font. En faisant mine de croire
qu’en
ne reculant pas, on avance. De là, les réflexions
qui suivent. L’Europe est mal partie
Le grand projet est placé sur
de mauvais rails. Des menaces se profilent à l’horizon.
Si nous n’y prenons pas garde, la débâcle
est assurée. Le grand projet se fondra en vaste zone
de libre échange. Politiquement alignée et économiquement
dépendante. La loi du marché, plutôt
que sa propre loi.
Pendant ce temps, cependant, de belles paroles et de grandes
promesses, de nobles affirmations et des espoirs affichés…
Mais on ne fera l’Europe indépendamment des
peuples européens…
Aux responsables de s’en
souvenir ! On peut bien parler pudiquement de « déficit
démocratique », c’est de gouffre ou d’abîme
qu’il faudrait parler.
Seule, une Europe « européenne » pourrait être
une Europe démocratique et sociale. Ce n’est
pas le chemin que nous prenons. Pourquoi ? Parce que beaucoup
d’européens
sont des atlantistes convaincus et que les Etat-Unis n’ont
aucune envie de voir se mettre sur ses pieds une Europe indépendante.
Que le géant économique reste un nain politique
! Et qu’il ne se mêle pas de ce qui ne le regarde
pas. Une défense ? Sans doute, mais subalterne. Apte à fournir
des supplétifs si le grand empire le leur demande.
Cette Europe est une sorte de protectorat.
Sans défense –et
donc sans diplomatie- ce conglomérat semble avoir
fait le choix. Un géant économique. Un nain
politique. Une Europe libérale et atlantiste. L’un
ne va pas sans l’autre. Démocratique, certes,
mais pas trop : pas au point de demander réellement
aux peuples ce qu’ils voudraient. Car ils voudraient,
peut-être,
une Europe sociale qui risquerait d’être opposée
aux choix qui ont été faits.
Si l’on veut que l’Europe soit aimée,
encore faut-il qu’elle soit reconnaissable. Ce conglomérat
aux frontières floues (où s’arrêtent-elles
?) n’est pas une Europe reconnaissable. Comment pourrait-elle être
aimée ?
Pourquoi l’Asie mineure (Turquie) et
non l’Afrique
du Nord ? Il y aurait, au moins, autant de bons arguments à faire
valoir.dans ce cas. Et que dire de l’Arménie
ou de la Géorgie ?
Aux dires de certains, cette « Europe » devrait
inclure la Russie et –donc- s’étendre
jusqu’à Vladivostok,
sur les rives de l’océan Pacifique. Dans ce
cas : pourquoi pas, de proche en proche, jusqu’en Australie
? Ce dernier pays n’est-il pas proche de nous par la
démocratie et par la langue ?
Bien, mais pourquoi
parler encore d’Europe ? Il s’agirait,
en fait, d’un grand marché apatride dont le
dernier mot serait le profit. Que l’on y prenne garde
: L’argent
n’est pas une patrie. Dans un tel conglomérat
: Ceux qui n’ont pas d’argent n’auraient
pas de patrie. Et ceux là, dès lors, ne pourraient
qu’admirer de loin, une puissance dont ils ne seraient
que supplétifs, sous-traitants, alignés, subalternes… De
diverses manières, c’est déjà ce
qui se passe.
Une Europe sans drapeau
L’Europe actuelle
n’est pas une patrie. Ainsi,
elle n’a, en fait pas de drapeau, sauf un emblème
que les peuples européens n’a pas choisi (et
pourquoi ces douze étoiles ?). Les drapeaux étaient
nationaux –même
s’ils sont de plus en plus ignorés par les générations
jeunes.
On voit même des européens arborer
sur leurs vêtements
un drapeau américain (là-bas, ce drapeau est
vénéré par tous –riches et pauvres).
Bien sûr, pour des européens, ce n’est
là qu’un
signe, mais ce signe est la marque d’une dépendance
réelle. Arborer ces couleurs-là est une reconnaissance
de la richesse et de la puissance qu’elle donne. Entre
parenthèses, on ne voit personne arborer un drapeau
européen. N’y a-t-il pas là de créneau,
aux yeux des fabriquants ?
Les petits pays –surtout
dans l’ancienne Europe
de l’Est- sont attachés à ce symbole.
Certes, les dirigeants actuels de ces pays ont connu le temps
où leur
pays était aligné sur Moscou –à l’époque
de l’Union soviétique. Et ils ont tout naturellement
changé d’alignement. La normalité est –pour
eux, sans doute- dans l’alignement. Il faudra du temps
pour qu’ils réalisent, pratiquement qu’il
n’est pas d’autre Europe que la « vieille
Europe » de laquelle ils font partie.
Les uns et les
autres, d’ailleurs, par cet alignement,
pensent se démarquer des grands pays européens –autrefois
régnants (pour le meilleur pour le pire…). Et
il vrai que notre histoire européenne est marquée
par un long passé guerrier que la construction européenne
renvoie dans le passé lointain. .
Dans le même sens vont des exigences diverses : régionales,
linguistiques, provinciales, ethniques etc.…. Dans
cette perspective, quelques uns pensent devoir construire
l’Europe
sur la ruine des anciennes nations. C’est l’Europe
aux cent drapeaux. Les drapeaux régionaux seraient
alors les seuls drapeaux véritables et le symbole
européen
un simple signe formel.
On ne peut négliger les signes –le
drapeau en est un.. Il rend visible l’âme d’un
peuple. Et l’on ne pourra pas édifier une grande
Europe en la fondant seulement sur un grand marché prospère.
D’ailleurs, une crise de cette prospérité signifirait
une crise du grand ensemble. On ne peut être mariés
pour le meilleur et non pour le pire. Aucune union ne résisterait
longtemps, dans ces conditions.
Concrètement, une
crise économique entraînerait
une révision des acquis communautaires. C’est
cela que nous devons craindre et l’Europe actuelle
ne possède aucun contre-poison. Les actuelles discussions
sur l’agriculture illustrent ce phénomène.
Y aura-t-il encore une agriculture européenne dans
cinquante ans ? Pas si le marché s’y oppose.
Et par la voix de l’OMC, ce marché saura se
faire entendre.
La
grande Suisse
Au temps de mes études, un professeur
(Suisse) –plein
d’humour- déplorait la bataille de Marignan
(1515) en disant : « C’est la bataille qui a
toujours interdit à la Suisse de s’étendre
jusqu’à ses
frontières naturelles qui sont : la mer, dans toutes
les directions ! ». Il est vrai qu’en ce temps-là,
les valeureux guerriers suisses avaient été décimés
par les bombardes de l’armée de François
premier.
Il en tirait argument pour rappeler qu’en
tous temps, on ne peut se défendre que si l’on
possède
les armes qui conviennent. Aux armes modernes : On ne peut
opposer des hallebardes. ; ni des piques aux bombes ; ni
des chevaux aux chars.
D’ailleurs –malgré certains
discours pacifistes, il faut le rappeler- l’opposition
aux armes n’engendre
pas la paix, mais promet la servitude. Même la neutralité doit être
armée, afin d’être, éventuellement,
défendue . Les suisses en savent quelque chose.
Bien
sûr, l’allusion à Marignan était
une boutade, dans la bouche de ce professeur facétieux
et plein d’humour qui nous en contait beaucoup d’autres
(en dehors des cours, évidemment). Cela faisait rire
les étudiants qui appréciaient ce professeur
fort savant, certes, mais aussi à l’humour permanent
et au sens étonnant de la répartie. Ses « histoires »,
toujours, nous ravissaient.
Ce n’est que beaucoup plus
tard que la vérité profonde
de la boutade a refait surface. En effet, si une grande Suisse
s’étendait aux pays où l’on parle
les trois langues officielles de la petite confédération
(allemand, français, italien), une véritable
Europe européenne serait créée. Et si
la petite Suisse a pu fonctionner (et bien fonctionner),
pendant des siècles, avec ces trois langues : pourquoi
une grande Suisse ne pourrait-elle pas fonctionner avec quelques
langues
de plus ?
Et quelle que soit la figure de l’Europe
: la Suisse sera au cœur de ces nations. A ceux qui
déclarent
que ce n’est pas un sujet d’actualité,
il faut répondre que ce sera forcément d’actualité dans
dix ou vingt ou cinquante ans. On refera pas l’histoire –pas
plus qu’on changera la géographie ! La Suisse
est et restera au cœur de l’Europe.
Encore faut-il,
naturellement, que cette Europe soit clairement reconnaissable.
Encore faut-il que tous les peuples européens
puissent reconnaître, en cette Europe, une patrie dont –riches
ou pauvres- ils se veulent citoyens. Concrètement,
c’est à l’Europe
qu’il
appartient d’être attirante pour tous les européens.
Mais l’actuel grand marché aux frontières
floues, l’actuel conglomérat de pays alignés….
n’est peut-être pas d’un grand attrait
pour ceux qui –comme les suisses- ont une patrie et
ne sont pas attirés par un alignement qui contredirait
leur neutralité.
Pourtant, l’Europe deviendra peut-être plus européenne
et démocratique. Dans ce cas, la question sera de nouveau
posée. Et peut-être le cœur de notre Europe
commencera-t-il à irriguer le grand corps ? Utopie,
sans doute, mais ce sont les rêves qui mettent les peuples
en marche. Quel est le rêve européen ?
La
voie de l’avenir
Il faudra bien que l’Europe
se recentre. Qu’elle
s’approfondisse avant de s’étendre. Une
erreur a été commise : Elargir l’Europe
avant de l’approfondir. Il fallait se doter d’une
constitution à quinze et demander à de nouveaux
entrants d’y adhérer. Au lieu de cela, un accord à vingt-cinq
n’a pas pu être trouvé. Et l’on
peut prévoir qu’il ne sera pas trouvé,
aussi longtemps que les peuples européens n’auront
pas été réellement
associés au projet.
Mais les responsables « européens » persistent
dans cette voie. En effet, on a ensuite –par fidélité aux
erreurs passées ?- décidé d’ouvrir
des négociations avec la Turquie. Naturellement, sans
demander aux peuples européens ce qu’ils en
pensaient.
Certes, la promesse a été faite
aux français
de leur demander leur avis dans dix ou quinze ans ! Mais
s’ils
disaient alors « non » à des négociations
considérées comme abouties : Quel rôle
serait attribué à ces « mauvais » européens
?
Cette idée de reporter à plus tard la consultation
est une idée funeste. C’est comme monter dans
un train en marche en se disant que l’on pourra toujours
descendre, plus tard, si la direction ne nous convient pas.
Ne vaudrait-il pas mieux se demander, avant, où va le
train ?
Mais c’est ainsi : les européens sont des wagons –comme
ils, d’autre part, attelés à une locomotive
non-européenne dont les voies sont parfois aventureuses.
N’importe, dans tous les cas, les wagons suivront.
Que pourraient-ils faire ?
Il serait temps d’interrompre
cette fuite en avant, par laquelle cette Europe s’élargit,
au lieu de s’approfondir.
Et que tout lien nouveau commence par des « liens privilégiés » Que
ce soit la règle pour tous les candidats, et non spécialement
pour la Turquie.
En fait –mais on n’en parlera
pas- la Turquie est un gros pilier de l’OTAN. Et les
Etats-Unis sont évidemment
de farouches partisans de l’intégration de la
Turquie à l’Europe. On a même vu –lors
d’une réunion de l’OTAN en Turquie- le
président
américain faire le déplacement et soutenir
l’admission
de la Turquie dans l’Europe. Aucun européen
(sauf, cependant, le président français) ne
s’est étonné de
cette intrusion directe. Que vient donc faire cette OTAN
dans une affaire proprement européenne ? Question
naïve –sans
doute- mais question que les européens préfèrent
ne pas entendre.
A la suite de son président, la responsable américaine
des relations extérieures a pu assurer à la
Turquie qu’elle soutenait cette candidature. Naturellement.
Mais aucun responsable européen ne semble l’avoir
remarqué.
Quant aux médias, ils paraissent ne pas connaître
ce soutien et nous parlent plutôt de questions culturelles
ou religieuses. Comme si le principal problème était
là.
On a même entendu (à la radio) défendre
l’admission de la Turquie avec des arguments étonnants.
Le locuteur était à la fois pour l’Europe
et pour l’inclusion, en son sein, de la Turquie. Je
ne fais que citer les paroles entendues : « L’Europe
? Mais c’est la pensée grecque, le droit romain,
le passé judéo-chrétien… ».
En Turquie, l’argument serait surréaliste !
Cette extension à tout va poursuit le but que les Etats-Unis
(et leurs partisans européens) souhaitent. Plus l’Europe
sera vaste, plus elle sera un grand marché ouvert et
inféodé à la :puissance dominante, et
plus elle sera loin d’être une Europe cohérente,
capable de se doter d’une défense autonome –et,
donc, d’une diplomatie reconnue. Plus elle sera vaste,
plus ses frontières seront floues, et plus elle sera
ce grand marché apatride que certains souhaitent. Mais
on gardera, dans tous les cas, le nom « Europe » pour
désigner ce grand ensemble.
Ce langage nous trompe. On n’achète pas un produit
parce que le vendeur a du talent et que son emballage est
bien fait ! Certes, le paquet est beau et le vendeur est
talentueux,
mais : qu’y a-t-il dans le paquet ? On le saura lorsqu’on
l’ouvrira.
Nous vivons dans un monde où l’on
a pas la paix parce qu’on crie : « la paix, la
paix ».
Par contre, en criant cela, on peut aller à Münich –et être
acclamé, au retour, pour avoir sauvé la paix
! Les européens devraient s’en souvenir.
Il faut mériter cette paix et –donc- être
capable de la défendre. Encore faut-il que cette défense
nous appartienne pleinement. Ce n’est pas le cas, aujourd’hui.
En Irak ou en Afghanistan, des supplétifs européens
défendent une politique qui n’est pas celle de
l’Europe.
De même, il ne suffit pas de dire : « démocratie,
démocratie » lorsque l’on masque ainsi une
domination économique et politique. Ou lorsque qu’on
nomme « terroristes » ceux qui s’opposent à nos
vues hégémoniques.
Faute d’appeler choses par leur nom, nous nous préparons
des lendemains qui déchantent. Comment faire l’Europe
sans l’assentiment des peuples européens ? Un « peuple » de
consommateurs n’est pas un peuple de citoyens. Mais
sans citoyens, le beau projet est une enveloppe vide.
Une question fondamentale ne manquera pas d’être
posée. Finalement, il faudra choisir : êtes-vous
pour l’Europe ou pour l’OTAN ? Ou bien : une
Europe alignée –prête à suivre
tous les chemins à la suite de la locomotive. Ou bien
une Europe européenne, maîtresse de ses choix
et –donc-
de son destin.
Que l’on objecte pas que l’opinion
ici exprimée
est de l’anti-américanisme. Cette absurdité est
pourtant souvent entendue. Il serait plus conforme à la
vérité (et à l’honneur) de dire
qu’à chaque fois que les américains sont
du côté de la justice, certes, nous sommes de
leur côté. Mais, malheureusement, tel n’est
toujours le cas.
Est-ce la justice à Guantanamo ?
Ou bien à Diego-Garcia
et ailleurs ? (il sont nombreux les lieux de la terre où la
force prime le droit). Et ne peut-on s’opposer à l’agression
et à l’occupation d’un pays ?
L’auteur
de ces lignes a vécu en Amérique
latine à l’époque où les Etats-Unis
bombardaient Viet-Nam et Cambodge. Dans le même temps,
ils soutenaient quelques unes des pires dictatures du continent
sud-américain (Pinochet, Stroesner, Trujillo, Somoza… ).
C’était alors pour lutter contre la subversion
communiste et –soi-disant- pour défendre la
démocratie.
L’histoire se répète. Les discours changent,
mais non les réalités.
Où donc était l’Europe,
en ce temps-là ?
Et comment s’opposerait-elle, aujourd’hui, aux
décisions du grand empire ? Ce qu’on appelle
terrorisme (grande polysémie du terme !) a certainement
de beaux ( ?) jours devant lui. Violences contre violences
: telle est
la vie du monde. Après la guerre froide : la paix
armée.
Mais de quel côté sont les armes ? Et finalement,
la question est : de quel côté sommes-nous ?
Qu’aimes-tu,
citoyen ?
Notre bonne conscience est à la mesure de
nos intérêts
immédiats. Mais la question est aussi de savoir comment
nous sommes perçus, là où les intérêts
sont différents. Certes, nous sommes riches, intelligents
et industrieux. Mais aussi –pour des regards différents
et selon le cas : suivants, protégés, complices,
alignés, collaborateurs… Tous ces cas de figure
existent dans le jugements des « autres ». Ces
autres qui sont nombreux dans l’environnement de nos
villes.
Seule une Europe « européenne » pourrait être
réellement sociale et démocratique. Mais, pour
l’heure, le mot Europe n’a pas le même
sens pour tous. Certains européens ne veulent pas
de défense
européenne. Ceux-là préfèrent
rester dans l’orbite d’un grand protecteur non-européen
et , par exemple, être protégés par un
parapluie nucléaire non-européen ou encore
collaborer à la
grande toile nommée « Echelon ».
Au-delà des
belles paroles, un défi nous est
lancé. Certes, l’indépendance est couteuse.
L’avenir exige des sacrifices actuels. Ainsi, il est
nécessaire d’investir beaucoup plus dans l’innovation,
la recherche…
Dans tous les cas, faute d’un souffle inventif (et
risqué,
certes, mais visionnaire), l’avenir est médiocre.
Europe, ton corps est grand (et s’accroît sans
cesse), mais ton âme est absente. Les problèmes à venir
viendront de là. Jacques Chopineau, Genappe, 30 octobre
2005 |
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