Le petit d'homme vient au monde
muni d’un certain nombre de facultés : penser,
parler, imaginer, sentir… Mais il n'est malheureusement
pas capable de les employer sans aide. Sa survie dépend
totalement des autres; son bien-être aussi, qui sera
rapidement mis en péril en cas d'insoumission. L'autre – individu
et groupe – est ainsi détenteur d'un pouvoir
qu'il va, dans la plupart des cas, utiliser comme moyen coercitif
pour arriver à éduquer l'enfant selon ses règles
et ses lois. Des peurs vont alors apparaître conséquemment à la
création de besoins factices fabriqués par
le groupe : peur de déplaire, d'être ridicule,
d'être rejeté, d'être seul, peur du changement,
de l'inconnu, peur de souffrir... L'enfant qui ne peut que
subir cette influence déterminante est condamné à souffrir
s'il n'est pas conforme aux attentes et exigences d'un autrui
qui le culpabilise et dont il croit avoir besoin pour être
heureux. Combien d'adultes sont-ils sortis de ce système
? Combien n'en sortiront jamais ?
S'il est impossible à l'enfant
de muer en humain sans l’action d'une éducation
qui va lui apprendre à utiliser
son potentiel de départ et l'instruire, lui enseigner
les principes et coutumes de la société dont
il fait partie, lui transmettre certaines valeurs, le « styler »,
il lui est en outre extrêmement difficile de sortir des
sentiers battus.
L’éveil des facultés s’effectue
en effet dans un champ restreint, celui de la société,
de la culture, du groupe linguistique auquel l'individu appartient
et qui viennent en quelque sorte borner son potentiel, restreindre
et quelquefois censurer son entendement. Car ce que l’éducation
n'apprend pas, ou peu, c’est à élargir
les schémas de pensée qu’elle a inculqués, à chercher
d’autres « canons », d’autres critères
de référence, à aller au-delà des
croyances et des dogmes qu’elle a infligés, à mettre
en doute et réviser s'il le faut les systèmes
de valeurs.
Le langage par exemple se voit donc ainsi,
dans la plupart des cas, réduit à l’apprentissage
d’une
seule langue et lorsque l'opportunité se présente
d'en étudier d'autres, c'est rarement simultanément
ou d'un même niveau de qualité et d'approfondissement.
Le vocabulaire – trop souvent limité – ne
permet pas toujours de concevoir et d'énoncer, de
se comprendre et de s'exprimer, avec tout le cortège
de conséquences que cela laisse pressentir.
Placé devant
un problème qui lui paraît
insoluble, l'individu – du moins dans la civilisation
occidentale – va, dans le meilleur des cas, tenter
de le reformuler, de le poser différemment, de le
manipuler dans tous les sens mais – en général – sans
remettre en cause les postulats qui lui ont été imposés
au départ. Ensuite, si cela ne mène à rien,
et pour son propre équilibre, il va s'empresser de
classer ce que qu'il n'a pas compris, pas résolu,
sous la rubrique « X » – qui
peut-être « Mystères », « Enigmes », « Illusions » etc. – ou
simplement « en suspens », espérant qu’un
jour, au hasard d’un éclairage nouveau ou après
de longs efforts, il percevra une étincelle ou accèdera à l'illumination. Très représentative, la rubrique « Dieu » et
ses corollaires fidéistes mystérieux méritent
ici une mention particulière de par l'influence aliénante
et presque irréversible qu'ils exercent sur l'évolution
de la pensée et à tel point que ces concepts
greffés dans les cerveaux ne font plus qu'un avec
eux. L'idée de Dieu n'est pas innée mais, contrairement à d'autres
valeurs inculquées, elle n'est ni indispensable, ni
nécessaire au développement harmonieux de l'être
humain. Peut-être même, au contraire. Le problème
est que la dépendance est injectée en même
temps que la potion et qu'un besoin fictif est créé dès
la naissance dans la plupart des familles. Le conditionnement à vivre
selon ce modèle exemplatif est tel, que la seule idée
de le mettre en question paraît rédhibitoire.
Cette
observation n'est pas réservée aux religions
et dépasse la tradition : «
Au dogmatisme classique,
dogmatisme de la certitude, s'est progressivement
substitué,
non pas un tassement des croyances, mais plutôt un
dogmatisme de l'incertitude dont on peut penser qu'il caractérise
la plupart des religions modernes (en prenant "religion" au
sens le plus large du terme). Incertitude quant à l'objet,
mais certitude quant au sujet : on croit de toute façon,
peu importe au fond à quoi (…) » (1)
Et,
arrivé à l'âge adulte, il n'est pas
absurde de s'interroger sur l'opportunité de croire.
Croire – c'est-à-dire prendre pour vrai quelque
chose qui ne peut être observé ou démontré – n'est
donc pas ici synonyme de penser, estimer, supposer etc. Le
sceptique, à l'instar de Pyrrhon, pourrait lancer
le bouchon plus loin et douter de la pertinence d'accepter
la
validité des observations et des démonstrations
généralement admises dans le réel. Mais
l'exercice ici n'est pas de cet ordre et, pour intéressant
et amusant qu'il soit, le scepticisme poussé à l'extrême
ne peut rien faire d'autre finalement que de se saborder
en se plaçant lui-même sur l'autel du doute.
Tout
le monde, dit-on, croit en quelque chose : Dieu, l'Homme,
le Progrès, la Science… Si cela est vrai, on
est en droit de se demander pourquoi. La réponse la
plus communément admise – après « je
ne sais pas » – est : « pour donner un
sens à la
vie ». Mais cette quête immémoriale du
sens de la vie n'est-elle pas elle-même, sinon une
croyance, au moins un désir de croire ? On ne sort
pas du diallèle.
Et la rustine classique qui consiste à justifier un
comportement par une habitude qui remonte à la nuit
des temps ne peut évidemment convenir car ni le nombre
de ses adhérents, ni sa durée dans le temps,
ni même une éventuelle universalité ne
peut valider une croyance.
Coda : Et si la vie n'avait d'autre
sens que celui qui est construit et partagé au jour
le jour, sans aucun trésor
au bout du chemin, sans nécessité d'accomplir
une mission ? Et si le secret du bonheur était qu'il
n'y a pas de secret ?
Nadine de Vos, 5 juillet 2005
(1) Le réel, Traité de l'idiotie, Clément
Rosset, Les Editions de Minuit, Paris, 1997/2004, page 63 |
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