Le samedi 25 juin 2005, en l'église
de Saint-Simon à quelques
kilomètres au N-E d'Aurillac, sur "la route des
crêtes" vers le puy Mary, au cœur du Massif-Central,
eut lieu l'inauguration de fresques, peintes par l'artiste
hongrois Gabor Szinte, en mémoire de Sylvestre
II, pape de l'an 1000. Le règne de ce pape fut bien
court, de 4 ans, de 999 à 1003, mais il marqua son époque.
Ce fut lui en effet qui, avec l'accord et en présence
du jeune empereur romain germanique Othon III, remit en 1001, à des
messagers, la couronne de Hongrie pour le nouveau roi des Magyars
qui était Etienne Ier. Les deux principaux héros
de cette fondation de la Hongrie, Sylvestre II et Etienne Ier
furent ultérieurement canonisés.
Il est donc
tout à fait compréhensible que ce
soit à un artiste hongrois que l'on ait passé commande,
en partie sur financement du Conseil général
du Cantal. Professeur des universités depuis 1971, G.
Szinte a dirigé pendant 13 ans le département
de peinture de l'Université des Beaux-Arts de Budapest
et a enseigné durant 32 ans à l'Université des
arts dramatiques et cinématographiques. Le chantier
fut important : 12 tableaux latéraux consacrés à la
vie de Sylvestre II, plus le quart de voûte sphérique
offert par l'abside où est reproduit, en grand, l'un
des émaux de la couronne qui représentent, en
style roman, le christ en majesté.
Mais ce qui est également
important, c'est la connaissance passionnée, par un
artiste de foi unitarienne, d'un pape catholique. G. Szinte
n'a pas parlé de sa foi car
l'événement s'est déroulé dans
un espace public et laïc en présence des personnalités
officielles des deux pays concernées, la France et la
Hongrie. Je n'ai pas reçu sur ce point les confidences
de l'artiste, mais je ne peux m'empêcher de penser que
ses convictions spirituelles ont contribué à la
réussite de l'œuvre.
Dans une longue suite de règnes,
où le meilleur
côtoie le pire, Sylvestre II fait figure de pape savant.
Et il le fut effectivement. Né en 938 à Beillac,
un hameau tout proche de Saint-Simon, le jeune Gerbert, d'origine
rural des plus modestes - le peintre le représentera
en jeune berger gardant ses moutons - se retrouve à l'abbatiale
bénédictine de Saint-Géraud d'Aurillac.
Là, sans doute déjà remarqué pour
son intelligence, il se trouve coopté par Borrell, comte
de Barcelone, qui confia le jeune homme au maître de
l'école de Vic. De sa cellule de moine, nous dit le
peintre, il voyait, en direction du sud, les cimes enneigées
de Montserrat. Cette école, de même que celle
de Ripoll, une trentaine de kilomètres plus au nord, était
réputée pour son enseignement dans le "quadrivium", à savoir
l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie
et la musique. Le territoire du califat de Cordou était
alors tout proche puisque l'Elbe constituait la frontière
entre ce califat et la "Marcha hispanica", celle-ci
coïncidant de nos jours aux provinces de Catalogne et
d'Aragon. L'enseignement s'inspirait de la science arabe et
des instruments s'y rapportant : un abaque pour l'arithmétique,
des sphères pour représenter la voûte céleste,
un monocorde pour la musique, etc.
Après trois ans d'étude,
il accompagna le comte de Barcelone à Rome et fut présenté au
pape Jean XIII et à l'empereur Othon Ier. Sur ce, l'archevêque
de Reims, Adalbéron, lui confia en 972 la direction
de son école. Le moine Gerbert y excella. Il était
entré dans la cour des grands par la porte du savoir.
L'écolâtre de Magdebourg l'ayant défié en
philosophie (on enseignait en ce temps la logique et la rhétorique),
Gerbert lui répondit en janvier 98, à Ravenne,
devant l'empereur Othon II. Il triompha dans ce défi
et l'empereur lui confia le gouvernement de l'abbaye de Bobbio
en Italie du Nord, détentrice de la plus riche bibliothèque
de l'Occident.
L'unitarisme, né des réformes
protestantes du XVIème siècle et en particulier
du courant anti-trinitaires, s'est toujours appuyé sur
une élite intellectuelle
pour qui la religion ne saurait aller à l'encontre de
l'intelligence et de la raison humaine. Les connaissances scientifiques
sont d'emblée acceptées. On comprend dès
lors que G. Szinte s'en soit donné à cœur
joie de représenter le futur pape - déjà lorsqu'il était
berger ! - en posture interrogative au regard de la voûte
céleste. Et puis, comme la science à l'époque
confinait à la magie, l'artiste nous a mis quelques êtres
insolites : un hiboux de nuit aux plumes toutes étincelantes
comme des écailles, des chatons que le jeune moine cachait
dans sa cellule en infraction du règlement, un diablotin
certes ligoté, etc.
Puis, le futur pape français
se mit à faire de
la politique en secondant comme conseiller l'archevêque
de Reims, toujours Adalbéron, pour le couronnement d'Hugues
Capet, en juin 987, au détriment du prétendant
carolingien, Charles de Lorraine. Désormais la dynastie
des capétiens règnera sur la partie occidentale
du royaume des Francs, désormais bien distincte de l'Empire
romain germanique et qui deviendra la France. On le retrouve
aussi comme soutien du bambin Othon III, âgé de
3 ans, dont le trône est convoité par un cousin
plus âgé, le duc de Bavière. L'archevêque
Adalbéron meurt en janvier 989. Pour amadouer ses adversaires,
Hugues Capet nomme à la place un neveu de Charles de
Lorraine. Mal lui en pris car le nouvel archevêque s'empresse
de livrer la ville aux carolingiens ! Hugues Capet reprend
sa ville et décide de faire juger l'archevêque
félon. Il adresse en ce sens un courrier au pape, lequel
ne répond pas. Il convoque alors un concile national à l'abbaye
de Sainte-Basle de Verzy, près de Reims, où Gerbert
va jouer un rôle de tout premier plan. C'est ce dernier
qui fournit au 13 évêques représentant
les 4 provinces ecclésiastiques du royaume, les documents
nécessaires à l'accusation. Il inspira certainement
le discours de l'évêque d'Orléans, lequel
joua le rôle d'accusateur. On reprocha au pape de n'avoir
pas répondu au roi. Mieux, alors que Abbon, abbé de
Fleury-sur-Loire, défendait l'accusé en estimant
qu'il fallait en appeler impérativement à la
papauté, l'évêque d'Orléans et Gerbert
derrière lui estimèrent qu'il s'agissait d'une
affaire toute intérieure à l'Eglise de France.
Sur ce, Gerbert fut nommé archevêque de Reims,
non sans avoir au préalable dû faire acte de foi
car certains se méfiaient de son sulfureux savoir philosophique
!
C'est là l'une des premières affirmations de
ce qui deviendra le gallicanisme, à savoir la revendication
d'une autonomie par rapport à la papauté. Celle-ci
ne voudra pas reconnaître le nouvel archevêque.
Des synodes eurent lieu en vain à Chelles, Mouzon puis
Reims. Gerbert s'explique : il publie les actes du concile
de Sainte-Basle et défend ses thèses dans une
lettre-traité qu'il envoie à Wilderod, évêque
de Strasbourg. Son argumentation s'appuie sur celle de son
prédécesseur Hincmar au IXème siècle.
La primauté du pape est reconnue, mais il est rappelée
la tradition définie par les conciles africains et celui
de Nicée en faveur du rôle des conciles provinciaux,
dont ceux organisés par les évêques de
Gaule. Afin d'éviter une excommunication des évêques
ayant siégé au concile de Sainte-Basle, et donc
un schisme, Gerbert préfère lâcher prise.
Il se retrouve au service d'Othon III comme précepteur
(automne 997) et celui-ci le fait nommer archevêque de
Ravenne en avril 998. En mars 999, toujours avec l'appui du
jeune empereur, il sera fait pape. Il prend le nom de règne
de Sylvestre, le premier tenant de ce nom ayant été le
conseiller de Constantin comme lui, le second, sera le conseiller
de Othon III…
Les empires ont toujours grande difficulté à gérer
leur immense territoire. Les Magyars, venus en bandes guerrières
des pentes occidentales de l'Oural ont menacé l'empire
carolingien. Mais, ils commencent à se sédentariser
dans l'ancienne Pannonia romaine et Othon 1er, le 10 août
955, sur le champs de bataille de Lechfeld, en avait réduit
les dernières hordes. L'Eglise fonde des métropoles à Esztergom
et à Kalocsa et plusieurs évêchés
(Pannonhalma, etc.). Le roi Etienne Ier christianise son peuple
comme Clovis l'avait fait pour ses Francs. Plutôt que
d'élargir l'Empire, Ottho III et Sylvestre II optent
pour la constitution de nouveaux royaumes. De même qu'il
y a le royaume des Francs à l'ouest de l'Empire, il
y a le royaume de la Pologne (avec une métropole à Gniezno
et trois évêchés suffragants : Cracovie,
Wroclaw et Kolobrzeg), dont le premier roi fut nommé en
992, et puis, maintenant, ce royaume de Hongrie sur son flanc
Est. Cette remise d'une couronne est donc un acte de reconnaissance
des nouvelles nations. Leur indépendance est admise
par rapport à l'Empire et les rois ont le droit de nommer
les évêques. Il est intéressant de constater
que l'Eglise de l'an 1000 joua ici un rôle décisif.
Les frontières de l'Eglise romaine sont repoussées
jusqu'à la Vistule et jusqu'au Danube moyen. Mais Othon
III meurt le 22 janvier 1002 en dépit de son jeune âge
(22 ans), puis Sylvestre II, en mai 1004.
L'espace européen
se dessinait, avec une chrétienté reliée à Rome
et qui se séparera définitivement de Byzance
et des orthodoxes au début du IIème millénaire
(la date de 1054 est souvent retenue), et avec un empire central
- "romain germanique" puis le "Saint Empire" -
mais acceptant des nations à sa périphérie,
puis, de plus en plus, en son sein. Les hordes magyars, les
hardis navigateurs normands, les vindicatifs sarrasins, eux
mêmes faisant suite aux Barbares de l'époque romaine,
trouvèrent tous place confortable en Occident. La matrice
chrétienne joua incontestablement ici son rôle
civilisateur. Le pape Sylvestre II, durant son règne,
eut un rôle admis par tous, non contesté, sauf
paradoxalement à Rome où il était considéré comme étranger
! La belle entente entre pape et empereur prendra fin après
l'idylle entre Gerbert et Othon III et les guerres de rivalité seront
malheureusement incessantes, à commencer entre papes
et empereurs ..
Tout naturellement, les discours officiels
se firent l'écho
de la construction européenne. L'Europe sera-t-elle
cet espace d'un commun accord où sont reconnus, à dignité égale,
les identités nationales des uns et des autres. La commémoration
de ce fait historique fut en tout cas l'occasion de le souhaiter.
Les voûtes étoilées de l'église
de Saint-Simon et le visage, tour à tour réfléchie,
concentré ou encore tendu à l'extrême vers
la connaissance, du moine Gerbert troquant sa bure de moine
pour la pourpre ecclésiale valent assurément
le détour. Ne serait-ce que pour rêver d'une Europe
fraternelle d'Ouest en Est, d'une même histoire partagée. Jean-Claude Barbier, 27
juin 2005 |
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