Les nicodémites
Nicodème est le nom de ce sage qui était venu
trouver Jésus, de nuit, pour lui dire qu’il était –sur
le fond- d’accord avec lui, mais qu’il ne pouvait
afficher cet accord publiquement. Certes, ce sage prudent était
appelé à évoluer, mais beaucoup d’autres
n’évoluent guère.
La plupart du temps, les nicodémites -même lorsqu’ils
ont quelque connaissance de la vérité- pensent
qu’il est important pour eux de ne pas risquer de choquer
et de mettre en cause des préjugés régnants
et des situations acquises.
Les nicodémites –ceux que Calvin appelait des « moyenneurs »-
pensent qu’il faut faire la moyenne entre les extrêmes.
Comme si il y avait une moyenne « raisonnable » entre
la vérité et l’erreur.
Penser ainsi, aurait fait qu’il n’y aurait jamais
eu de Réforme ou jamais de Galilée. Ni de 18
juin 1940. Ni de serment de Koufra….. En tous les domaines,
les exemples sont nombreux de choix contraires à ceux
de la majorité du moment. Un prophète, d’ailleurs,
n’est jamais dans la majorité. Un regard clair
n’est pas toujours un regard prudent.
Le refus du choix décisif (et des risques qu’il
peut comporter) est ce qui caractérise les nicodémites.
Et il est des nicodémites de tous bords. Politiques
ou religieux. Il ne faut pas les juger sur ce qu’ils
disent, mais sur ce qu’ils ne disent pas. Ni même
sur ce qu’ils font, mais sur ce qu’ils ne font
pas.
En tout état de cause, ils sont –le plus souvent-
des maîtres du discours. Ce qu’ils disent est
bien dit. Les moyenneurs ont chez nous les meilleures places.
Ils nous gouvernent par des phrases. Ils sont les responsables
(éventuellement élus), pour le meilleur comme
pour le pire.
«
On peut toujours négocier ! », disent-ils. Et –surtout-
s’écarter des solutions extrêmes. Il importe
de sauver la paix, même s’il faut –pour
cela- signer les accords de Munich. On connaît la suite
de l’histoire. Munich n’avait pas sauvé la
paix, mais seulement reculé la guerre. C’est
d’ailleurs tout ce que le peuple, en ce temps-là,
demandait.
Cependant, les nicodémites se trompent peut-être
d’époque. En effet : il faut aujourd’hui
décider de l’horizon vers lequel nous voulons
marcher. Demain sera ce que nous en ferons. Nous sommes à la
fin des temps modernes –au seuil d’une nouvelle époque
!
Et nous n’avons pas un siècle pour que les choses « évoluent » ou
que les responsables prennent conscience des nécessités
nouvelles. Le temps n’est plus aux prudences verbales,
aux petits calculs à long terme, aux arguments longuement
et patiemment exposés –en prenant soin de ne
pas heurter les autorités –lesquelles ont, habituellement,
la loi pour elles.
On a fait ainsi pendant des siècles : attendre que
le monde change pour admettre le changement. La politique
ecclésiastique a été un sommet en la
matière. Qui n’a pas entendu déjà : « L’église,
peut-être, se trompe sur ce point, mais laissons du
temps au temps : elle finira bien par reconnaître son
erreur. En attendant, seul un silence respectueux s’impose … Un
fils peut-il critiquer sa mère ? ».
On trouve chez beaucoup de responsables politiques une attitude
semblable. Notre monde est sans doute injuste, mais nous
n’y pouvons rien. En tout cas : pas directement. Il
faut tenir compte des nécessités du moment,
de la force des choses, de la pesanteur des réalités,
du monde comme il est, des gens comme ils sont… Bref,
on peut parler de changement, mais de changement « raisonnable » et,
toutefois, dans le même temps, défendre les
pratiques actuelles.
Le jeune Marx –dans la dernière de ses thèses
sur Feuerbach- avait clairement perçu le problème.
Il ne s’agit plus d’expliquer le monde, mais
de le transformer. Mais il n’y aura pas de changement
sans révolution !
Cette critique marxiste de l’idéalisme philosophique
ne contenait certes pas tout ce que des successeurs (Lénine,
Staline…) ont fait –pour le malheur de millions
d’hommes.
Malgré tout, dans notre monde déboussolé,
il n’est pas exclu que cette pensée du jeune
Marx ne soit encore porteuse d’espérance. D’autant
que les armes sont de peu de poids, devant la force de la
pensée. Mais pas de révolution sans prise de
risque !
Par contre, les arrangements et les compromis –voire
les compromissions- qui ont fonctionné pendant des
siècles, ne répondent plus aux nécessités.
Si nous continuons ainsi, les démocraties se déliteront,
faute d’un souffle nouveau. Les électeurs, d’ailleurs,
se désintéressent de cette démocratie
qui est un système dont l’objectif est de se
perpétuer.
Qui peut encore croire que le jeu électoral soit « la » démocratie
?
Malgré des libertés rognées –sous
divers prétextes ?
Malgré une solidarité remplacée
par la compétition ?
Malgré un environnement
soumis aux impératifs de la rentabilité ?
Malgré la
marchandisation de tous les rouages de nos sociétés
?
Malgré une globalisation de la misère ?
Dans le même temps, d’ailleurs, les églises
officielles continueront de se vider. En sorte que ses lumières
n’éclaireront que le vide. Mais il faut peut-être
atteindre ce vide –et le silence- pour qu’une
voix soit, de nouveau, entendue. Une débâcle déguisée
Il faut savoir dans quel siècle nous vivons. Les nicodémites
sont des gens du passé, même lorsqu’ils
tiennent un discours dit « de gauche ». Le réalisme
des nicodémites est à courte vue. Ils sont
des gestionnaires ; non des visionnaires. Or, c’est
de prophètes que nous avons besoin.
La grande débâcle actuelle de toutes les valeurs
anciennes n’a justement pas l’air d’une
débâcle, mais d’une simple transformation
ou d’une lente mutation. Vers quel monde ? Quelle Europe
? Quelle société ? Quelle église ? Nombreuses
sont les questions que nous laissons aux enfants, lesquels –plus
tard- auront à les résoudre.
Pourtant, les changements –habituellement- sont perçus
comme des révolutions ; et les révolutions
comme des rêves dangereux. Tout changement est une
subversion de l’ordre actuel. Une révolution,
cependant, ne respecte pas les lois : elle les change.
Devant un monde qui bouge, le réflexe de quelques
conservateurs est de s’écrier : « à moi,
les murs : la terre m’abandonne ! ». Ce qui peut
sembler une boutade recèle une grande part de vérité.
En effet, les nicodémites sont les gens des murs.
Ces murs qui, autrefois, séparaient clairement la
vérité de l’erreur. L’édifice
est menacé : c’est alors que l’on s’accroche
aux murs. Dans le même temps, les structures se renforcent.
Elles tournent à vide, peut-être, mais elles
tournent bien –ce qui rassure.
Ainsi sont les nicodémites dans un rôle officiel
: ils aiment les structures, les constructions, les définitions.
C’est le triomphe du discours –à condition
que celui qui le tient soit télégénique.
Aujourd’hui, cependant, leurs constructions sont belles,
mais vides. Les définitions sont claires et fermes,
mais personne ne les comprend. N’importe : il en est
ainsi depuis longtemps : Réaffirmons la vérité !
En tout cas : publiquement. Les réserves, les observations
critiques, sont pour la seule sphère privée.
D’ailleurs, les idées ne sont-elles pas le champ
propre des penseurs et autres spécialistes ?
Bien : Laissons-les parler entre eux et –quant à nous-
travaillons à construire un monde nouveau fondé sur
la solidarité de tous les humains. Utopie ? Certes
! Tous les grands projets ont commencé par être
des utopies. Et aucune réalisation ne s’est
faite sans luttes. La fin de Byzance
Jadis, l’empire de Byzance s’écroulait
pendant que l’on discutait de points doctrinaux et
de subtilités théologiques. Comme si le monde
devait être conforme à la pensée et aux
discours que nous croyons devoir faire sur lui. Mais le monde
se moque de nos pensées. Tous les empires ont dû l’apprendre.
Après coup !
Byzance est tombée et le monde s’est recomposé autrement.
Bon an, mal an. Pour autant, qu’un monde meure ne signifie
pas que le monde humain est menacé. Nouveau visage
ne signifie pas absence de vie.
Le monde occidental se trouve aujourd’hui dans une
situation proche de celle des empires finissants. Et voici
que le monde lui échappe. De nouveaux empires se recomposent,
mais –chose étrange- nous ne le voyons pas.
Ou bien encore, la fuite en avant tient lieu de vision d’avenir.
De là, cette aberration de construire une « Europe » qui
serait une sorte de grand marché aux ambitions purement économiques
(malgré de belles paroles, de grandes affirmations,
de nobles assurances…
De même, les responsables ecclésiastiques semblent
ne pas s’être aperçu que la terre tournait.
Il aura fallu quelques trois-cent-cinquante ans pour qu’un
pape (polonais) reconnaisse que Copernic (polonais) avait
eu raison. Donc aussi Galilée, pourtant condamné en
son temps. Par chance (pour lui) Kepler était hors
de portée des foudres romaines. Grâce à quoi,
il pouvait impunément relire le ciel à la mesure
de notre humaine raison.
Sur ce point, d’ailleurs, les réformateurs n’ont
pas été plus clairvoyants. Ils ont, certes,
dit des choses essentielles en leur temps, mais ils n’ont
pas tout compris du monde nouveau. Luther et Calvin ont raillé les
hypothèses de Copernic.
Cependant, les cieux nouveaux du début des temps modernes
n’étaient pas un obstacle pour le christianisme.
La vérité n’est jamais un obstacle. Elle
peut être l’occasion d’une crise, mais
cette crise donne de faire un nouveau pas.
Las ! Nous sommes plutôt familiers des anciens pas.
Ainsi, les pensées des réformateurs ont été répétées à l’identique
pendant des siècles. Or, une idée juste peut
devenir fausse au fil des siècles. La flèche
du temps atteint tous les beaux édifices de notre
glorieux passé. Et un bel édifice lézardé n’est
pas, aujourd’hui, une demeure habitable. Comme tous les beaux empires, Byzance a disparu.
Aujourd’hui,
Istamboul a pris sa place. L’empire byzantin a eu son
heure de gloire. Mais aussi ses moments de violence et de
cruauté. En sorte que les conquérants arabes
ont parfois été accueillis comme des libérateurs
par les populations (égyptiennes et sémitiques)
qui vivaient sous le joug byzantin.
De même, plus près de nous dans le temps, la
SDN a disparu ; l’ONU l’a remplacée. Mais
le monde de 1945 n’est pas le monde actuel. Certes,
une tribune universelle est indispensable. Mais encore faut-il
que toutes les nations puissent y accéder réellement.
Soyons clairs : ou bien cette ONU est capable de se réformer
en profondeur ; ou bien elle est vouée à disparaître.
Qu’un siège permanent soit attribué à l’Europe
: cela paraît conforme au bon sens. Encore faudrait-il
que cette Europe existe comme une réalité politique.
Ce qui est loin d’être le cas.
Toutes nations du monde doivent pouvoir faire
entendre leur voix. Mais si l’actuelle ONU n’est pas capable
de faire droit à cette nécessité, il
faudra bien qu’elle soit réformée ou
remplacée. Son siège new-yorkais est d’ailleurs
un anachronisme, sauf –bien entendu- pour ceux (très
peu nombreux) qui pensent pouvoir profiter du système.
Dans le monde actuel, d’autres « empires » se
recomposent. Ou plutôt que des empires : ces pôles
de la civilisation humaine que sont les mondes africains,
asiatiques, américains-latins, arabes, européens… Il
faut que la voix de tous puisse être entendue. C’est
alors seulement que la voix de la justice pourra être
crédible. Présentement, cette institution onusienne
manque de crédibilité.
Si les choses continuent ainsi, la logique des plus forts
(qui est celle du profit) continuera de régner, avec
son cortège de violences et d’injustices. Et
donc aussi : de contre-violences et de révoltes. Le « réalisme » des nicodémites
les plus divers (ceux du gouvernement, ceux de l’université,
ceux de l’administration…) et des « bien-pensants » de
toute sorte, est une pesanteur … Ce « réalisme » a
fait long feu. Le monde nouveau n’est pas la continuation
du monde ancien.
Ne le saurons-nous que lorsque le monde ancien
aura complètement
disparu? Ne peut-on connaître Byzance que lorsque
son empire aura sombré ? Quelle est donc notre attente
? Notre espérance ? Et quelle idéologie porteuse
t’éveillera, vieux monde ?
Jacques Chopineau, Genappe,
le 25 janvier 2005 |