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 Les chroniques



    Jacques Chopineau

 

- Les nicodémites

- Une débâcle déguisée

- La fin de Byzance

 

   

 


Contre les nicodémites

 

Les nicodémites

Nicodème est le nom de ce sage qui était venu trouver Jésus, de nuit, pour lui dire qu’il était –sur le fond- d’accord avec lui, mais qu’il ne pouvait afficher cet accord publiquement. Certes, ce sage prudent était appelé à évoluer, mais beaucoup d’autres n’évoluent guère.
La plupart du temps, les nicodémites -même lorsqu’ils ont quelque connaissance de la vérité- pensent qu’il est important pour eux de ne pas risquer de choquer et de mettre en cause des préjugés régnants et des situations acquises.

Les nicodémites –ceux que Calvin appelait des « moyenneurs »- pensent qu’il faut faire la moyenne entre les extrêmes. Comme si il y avait une moyenne
« raisonnable » entre la vérité et l’erreur.
Penser ainsi, aurait fait qu’il n’y aurait jamais eu de Réforme ou jamais de Galilée. Ni de 18 juin 1940. Ni de serment de Koufra….. En tous les domaines, les exemples sont nombreux de choix contraires à ceux de la majorité du moment. Un prophète, d’ailleurs, n’est jamais dans la majorité. Un regard clair n’est pas toujours un regard prudent.

Le refus du choix décisif (et des risques qu’il peut comporter) est ce qui caractérise les nicodémites. Et il est des nicodémites de tous bords. Politiques ou religieux. Il ne faut pas les juger sur ce qu’ils disent, mais sur ce qu’ils ne disent pas. Ni même sur ce qu’ils font, mais sur ce qu’ils ne font pas.
En tout état de cause, ils sont –le plus souvent- des maîtres du discours. Ce qu’ils disent est bien dit. Les moyenneurs ont chez nous les meilleures places. Ils nous gouvernent par des phrases. Ils sont les responsables (éventuellement élus), pour le meilleur comme pour le pire.

« On peut toujours négocier ! », disent-ils. Et –surtout- s’écarter des solutions extrêmes. Il importe de sauver la paix, même s’il faut –pour cela- signer les accords de Munich. On connaît la suite de l’histoire. Munich n’avait pas sauvé la paix, mais seulement reculé la guerre. C’est d’ailleurs tout ce que le peuple, en ce temps-là, demandait.

Cependant, les nicodémites se trompent peut-être d’époque. En effet : il faut aujourd’hui décider de l’horizon vers lequel nous voulons marcher. Demain sera ce que nous en ferons. Nous sommes à la fin des temps modernes –au seuil d’une nouvelle époque !
Et nous n’avons pas un siècle pour que les choses « évoluent » ou que les responsables prennent conscience des nécessités nouvelles. Le temps n’est plus aux prudences verbales, aux petits calculs à long terme, aux arguments longuement et patiemment exposés –en prenant soin de ne pas heurter les autorités –lesquelles ont, habituellement, la loi pour elles.

On a fait ainsi pendant des siècles : attendre que le monde change pour admettre le changement. La politique ecclésiastique a été un sommet en la matière. Qui n’a pas entendu déjà : « L’église, peut-être, se trompe sur ce point, mais laissons du temps au temps : elle finira bien par reconnaître son erreur. En attendant, seul un silence respectueux s’impose … Un fils peut-il critiquer sa mère ? ».
On trouve chez beaucoup de responsables politiques une attitude semblable. Notre monde est sans doute injuste, mais nous n’y pouvons rien. En tout cas : pas directement. Il faut tenir compte des nécessités du moment, de la force des choses, de la pesanteur des réalités, du monde comme il est, des gens comme ils sont… Bref, on peut parler de changement, mais de changement
« raisonnable » et, toutefois, dans le même temps, défendre les pratiques actuelles.

Le jeune Marx –dans la dernière de ses thèses sur Feuerbach- avait clairement perçu le problème. Il ne s’agit plus d’expliquer le monde, mais de le transformer. Mais il n’y aura pas de changement sans révolution !
Cette critique marxiste de l’idéalisme philosophique ne contenait certes pas tout ce que des successeurs (Lénine, Staline…) ont fait –pour le malheur de millions d’hommes.
Malgré tout, dans notre monde déboussolé, il n’est pas exclu que cette pensée du jeune Marx ne soit encore porteuse d’espérance. D’autant que les armes sont de peu de poids, devant la force de la pensée. Mais pas de révolution sans prise de risque !

Par contre, les arrangements et les compromis –voire les compromissions- qui ont fonctionné pendant des siècles, ne répondent plus aux nécessités.
Si nous continuons ainsi, les démocraties se déliteront, faute d’un souffle nouveau. Les électeurs, d’ailleurs, se désintéressent de cette démocratie qui est un système dont l’objectif est de se perpétuer.

Qui peut encore croire que le jeu électoral soit « la » démocratie ?
Malgré des libertés rognées –sous divers prétextes ?
Malgré une solidarité remplacée par la compétition ?
Malgré un environnement soumis aux impératifs de la rentabilité ?
Malgré la marchandisation de tous les rouages de nos sociétés ?
Malgré une globalisation de la misère ?

Dans le même temps, d’ailleurs, les églises officielles continueront de se vider. En sorte que ses lumières n’éclaireront que le vide. Mais il faut peut-être atteindre ce vide –et le silence- pour qu’une voix soit, de nouveau, entendue.

Une débâcle déguisée  

Il faut savoir dans quel siècle nous vivons. Les nicodémites sont des gens du passé, même lorsqu’ils tiennent un discours dit « de gauche ». Le réalisme des nicodémites est à courte vue. Ils sont des gestionnaires ; non des visionnaires. Or, c’est de prophètes que nous avons besoin.

La grande débâcle actuelle de toutes les valeurs anciennes n’a justement pas l’air d’une débâcle, mais d’une simple transformation ou d’une lente mutation. Vers quel monde ? Quelle Europe ? Quelle société ? Quelle église ? Nombreuses sont les questions que nous laissons aux enfants, lesquels –plus tard- auront à les résoudre.
Pourtant, les changements –habituellement- sont perçus comme des révolutions ; et les révolutions comme des rêves dangereux. Tout changement est une subversion de l’ordre actuel. Une révolution, cependant, ne respecte pas les lois : elle les change.

Devant un monde qui bouge, le réflexe de quelques conservateurs est de s’écrier : « à moi, les murs : la terre m’abandonne ! ». Ce qui peut sembler une boutade recèle une grande part de vérité.
En effet, les nicodémites sont les gens des murs. Ces murs qui, autrefois, séparaient clairement la vérité de l’erreur. L’édifice est menacé : c’est alors que l’on s’accroche aux murs. Dans le même temps, les structures se renforcent. Elles tournent à vide, peut-être, mais elles tournent bien –ce qui rassure.
Ainsi sont les nicodémites dans un rôle officiel : ils aiment les structures, les constructions, les définitions. C’est le triomphe du discours –à condition que celui qui le tient soit télégénique.

Aujourd’hui, cependant, leurs constructions sont belles, mais vides. Les définitions sont claires et fermes, mais personne ne les comprend. N’importe : il en est ainsi depuis longtemps : Réaffirmons la vérité ! En tout cas : publiquement. Les réserves, les observations critiques, sont pour la seule sphère privée. D’ailleurs, les idées ne sont-elles pas le champ propre des penseurs et autres spécialistes ?

Bien : Laissons-les parler entre eux et –quant à nous- travaillons à construire un monde nouveau fondé sur la solidarité de tous les humains. Utopie ? Certes ! Tous les grands projets ont commencé par être des utopies. Et aucune réalisation ne s’est faite sans luttes.

La fin de Byzance  

Jadis, l’empire de Byzance s’écroulait pendant que l’on discutait de points doctrinaux et de subtilités théologiques. Comme si le monde devait être conforme à la pensée et aux discours que nous croyons devoir faire sur lui. Mais le monde se moque de nos pensées. Tous les empires ont dû l’apprendre. Après coup !
Byzance est tombée et le monde s’est recomposé autrement. Bon an, mal an. Pour autant, qu’un monde meure ne signifie pas que le monde humain est menacé. Nouveau visage ne signifie pas absence de vie.

Le monde occidental se trouve aujourd’hui dans une situation proche de celle des empires finissants. Et voici que le monde lui échappe. De nouveaux empires se recomposent, mais –chose étrange- nous ne le voyons pas. Ou bien encore, la fuite en avant tient lieu de vision d’avenir. De là, cette aberration de construire une « Europe » qui serait une sorte de grand marché aux ambitions purement économiques (malgré de belles paroles, de grandes affirmations, de nobles assurances…

De même, les responsables ecclésiastiques semblent ne pas s’être aperçu que la terre tournait. Il aura fallu quelques trois-cent-cinquante ans pour qu’un pape (polonais) reconnaisse que Copernic (polonais) avait eu raison. Donc aussi Galilée, pourtant condamné en son temps. Par chance (pour lui) Kepler était hors de portée des foudres romaines. Grâce à quoi, il pouvait impunément relire le ciel à la mesure de notre humaine raison.

Sur ce point, d’ailleurs, les réformateurs n’ont pas été plus clairvoyants. Ils ont, certes, dit des choses essentielles en leur temps, mais ils n’ont pas tout compris du monde nouveau. Luther et Calvin ont raillé les hypothèses de Copernic.

Cependant, les cieux nouveaux du début des temps modernes n’étaient pas un obstacle pour le christianisme. La vérité n’est jamais un obstacle. Elle peut être l’occasion d’une crise, mais cette crise donne de faire un nouveau pas.

Las ! Nous sommes plutôt familiers des anciens pas. Ainsi, les pensées des réformateurs ont été répétées à l’identique pendant des siècles. Or, une idée juste peut devenir fausse au fil des siècles. La flèche du temps atteint tous les beaux édifices de notre glorieux passé. Et un bel édifice lézardé n’est pas, aujourd’hui, une demeure habitable.

Comme tous les beaux empires, Byzance a disparu. Aujourd’hui, Istamboul a pris sa place. L’empire byzantin a eu son heure de gloire. Mais aussi ses moments de violence et de cruauté. En sorte que les conquérants arabes ont parfois été accueillis comme des libérateurs par les populations (égyptiennes et sémitiques) qui vivaient sous le joug byzantin.

De même, plus près de nous dans le temps, la SDN a disparu ; l’ONU l’a remplacée. Mais le monde de 1945 n’est pas le monde actuel. Certes, une tribune universelle est indispensable. Mais encore faut-il que toutes les nations puissent y accéder réellement.
Soyons clairs : ou bien cette ONU est capable de se réformer en profondeur ; ou bien elle est vouée à disparaître. Qu’un siège permanent soit attribué à l’Europe : cela paraît conforme au bon sens. Encore faudrait-il que cette Europe existe comme une réalité politique. Ce qui est loin d’être le cas.

Toutes nations du monde doivent pouvoir faire entendre leur voix. Mais si l’actuelle ONU n’est pas capable de faire droit à cette nécessité, il faudra bien qu’elle soit réformée ou remplacée. Son siège new-yorkais est d’ailleurs un anachronisme, sauf –bien entendu- pour ceux (très peu nombreux) qui pensent pouvoir profiter du système.

Dans le monde actuel, d’autres « empires » se recomposent. Ou plutôt que des empires : ces pôles de la civilisation humaine que sont les mondes africains, asiatiques, américains-latins, arabes, européens… Il faut que la voix de tous puisse être entendue. C’est alors seulement que la voix de la justice pourra être crédible. Présentement, cette institution onusienne manque de crédibilité.
Si les choses continuent ainsi, la logique des plus forts (qui est celle du profit) continuera de régner, avec son cortège de violences et d’injustices. Et donc aussi : de contre-violences et de révoltes.

Le « réalisme » des nicodémites les plus divers (ceux du gouvernement, ceux de l’université, ceux de l’administration…) et des « bien-pensants » de toute sorte, est une pesanteur … Ce « réalisme » a fait long feu. Le monde nouveau n’est pas la continuation du monde ancien.

Ne le saurons-nous que lorsque le monde ancien aura complètement disparu? Ne peut-on connaître Byzance que lorsque son empire aura sombré ? Quelle est donc notre attente ? Notre espérance ? Et quelle idéologie porteuse t’éveillera, vieux monde ?

Jacques Chopineau, Genappe, le 25 janvier 2005