Grande (ou petite ?) querelle
politico-théologique
Faut-il se contenter d'invoquer, dans le préambule
de la Constitution européenne, les « héritages
culturels, religieux et humanistes » de l'Europe (1)
ou faudrait-il se montrer plus précis et ne pas craindre
de mentionner nommément le christianisme ? Les catholiques
d'Europe, mobilisés par le Vatican, y inclinent. Les
protestants (2), dans leur ensemble, estiment qu'il serait
sage de s'en tenir à la formule proposée. Sans
doute est-elle des plus vagues. Elle est prudente, diplomatique.
Une vertu, en la situation. Vertu de la diplomatie. Fadeur
de la diplomatie.
Les deux termes retenus : « religieux » et « humaniste » se
font pendant et s'équilibrent. Idoles de faïence
! Leur adition devrait satisfaire ceux qui croient en Dieu
et les autres, qui croient en l'homme sans Dieu. Que nul
ne se sente ignoré. Bien. Mais pourquoi ne pas parler
clairement d'un héritage philosophique, d'antique
origine grecque, plutôt qu'« humaniste » ?
Pourquoi noyer la philosophie dans les eaux douces d'un humanisme « sans
rivages », sans contours historiques ? Et le christianisme
dans l'océan du « religieux », réalité anthropologique
universelle ?
Un préambule doit offrir des dénominateurs
communs. Dès que l'on cherche à préciser, à spécifier,
les difficultés commencent, la pensée s'éveille
et se met à… tourner, à tergiverser,
au lieu d'avancer droit.
Dialogue, et non synthèse
Si nous voulons reconnaître que sous le couvert du « religieux » il
s'agit d'un héritage spécifiquement chrétien,
se manifestera aussitôt le besoin de compléter
et juif. Notre héritage commun est judéo-chrétien.
N'oublions pas nos frères, et ancêtres, les
Juifs. Bien sûr, mais les considérons-nous comme
frères en nous ou à côté de nous
? Le trait d'union de « judéo-chrétien »,
si commode, devenu une habitude, et si généreusement
apparemment, cache en réalité un rapt et des
prétentions illégitimes. À juste titre,
des philosophes juifs du XXe siècle (comme Levinas)
ont refusé avec énergie que le judaïsme
soit considéré par leurs « frères
chrétiens » comme un « balbutiement » du
christianisme. La religion de Jésus représenterait
alors un parachèvement, un accomplissement de la religion
de Moïse. Non, ce n'est pas ainsi que l'histoire doit être
racontée, comme si elle allait sûrement du moindre
au plus, jusqu'au meilleur, jusqu'à la plénitude.
La reconnaissance de la dette des chrétiens envers
le judaïsme, leur conscience de l'enracinement du Nouveau
Testament dans ce qu'ils appellent l'« Ancien »,
la somme théologico-historique que leur Bible constitue – de
la Genèse à l'Apocalypse – tout cela
ne les autorise pas à proclamer, et unilatéralement,
l'union. Si l'union fraternelle est souhaitable, si elle
est un but, elle ne s'atteint pas dans une synthèse,
mais s'éprouve dans le dialogue. Bienfaisant dialogue
interreligieux en général, et judéo-chrétien
en particulier, comme « la vie même de la vérité ». « Le
dialogue vit de son ouverture même, de la présence
désirée de l'interlocuteur » (Levinas,
Difficile liberté).
En insistant sur l'héritage « chrétien » de
la civilisation européenne, on ne voudrait pas donner
l'impression qu'on exclut l'héritage juif. D'où l'usage
du trait d'union de « judéo-chrétien ».
Mais qu'il soit clair que ce trait (simple artifice typographique)
vaut ici pour désigner un dialogue, face à face,
entre deux interlocuteurs égaux, non pour signifier
une union fusionnelle prise, par anticipation, pour une réalité historique.
Il est pathétique de voir qu'après guerre et
déjà avant (dans l'entre-deux-guerres) des
penseurs du judaïsme, comme Martin Buber et Emmanuel
Levinas, se sont attachés à développer
une philosophie du dialogue et de l'amitié, tandis
que les théologiens chrétiens – avec
leur penchant invétéré pour l'œcuménisme – continuaient à raisonner
en termes d'union et de totalisation, s'obstinant dans leur
utopie d'une union finale qui serait la restauration de l'unité primitive
perdue. Leur schéma de pensée demeurait hégélien.
Le schéma hégélien des trois temps est
un décalque de l'eschatologie chrétienne. Dans
cette perspective, le dialogue n'est pas appréhendé et
pratiqué comme « vie de la vérité dans
l'examen des différences ». Il apparaît
seulement comme un moment et un moteur du devenir qui va
vers l'union attendue, l'embrassement, l'embrassade au point
oméga.
Héritage et présence de l'islam
En distinguant dans l'héritage appelé « religieux » la
part judéo-chrétienne, n'oublie-t-on pas une
part musulmane ? On peut la juger minime. La justice, l'exactitude
historique nous oblige néanmoins à l'examiner
et à la peser.
L'Europe a bénéficié un temps des lumières
de l'Islam et de sa rationalité théologique
supérieure. Ses philosophes (ne serait-ce que d'Avicenne
en Orient à Averroès en Occident) avaient recueilli
et transmis par la langue arabe une part importante de la
littérature et du savoir grecs.
L'Espagne a été musulmane pendant cinq siècles.
Et après la Reconsquista, le roi de Castille Alphonse
le Sage (1252-1284) s'entoura encore de philosophes et de
poètes appartenant aux « trois monothéismes ». À l'Est,
l'empire ottoman s'étendit au XVIe siècle jusqu'aux
portes de Vienne, assiégée par les troupes
de Soliman le Magnifique en 1529. Érasme lui-même,
le doux, le pacifiste Érasme, ne put répondre
par la négative à la question qu'un de ses
disciples, Johan Rinck de Cologne, lui posa : "Faut-il
ou non faire la guerre aux Turcs ?". Il l'estima nécessaire,
en tant que résistance, légitime défense,
toutes les tentatives de compromis ayant échoué,
mais il supplia qu'elle soit conduite sans passions, sans
injustices. Vœu pieux.
Quand le long du XVIIIe siècle, l'empire ottoman déclina
et reflua, une partie de la péninsule balkanique resta « néanmoins » musulmane
: ainsi des pays comme l'Albanie, le Kosovo, la Bosnie, dont
nous avons redécouvert dramatiquement l'histoire et
la culture ces quinze dernières années suite à l'éclatement
de la Yougoslavie. Plusieurs peuples « européens » des
Balkans avaient en effet accueilli l'Islam avec faveur et
ils l'ont volontairement conservé. À leurs
yeux, la religion de Mahomet avait sur le christianisme l'avantage
de la simplicité et d'une forme de rationalité.
Elle offrait un monothéisme strict, sans autre idolâtrie,
sans arguties théologiques sur la Trinité ou
sur la double nature, humaine et divine, de Jésus.
Et elle instituait des pratiques claires, prières
et jeûnes et pèlerinage, sans le surnaturel
de l'eucharistie.
Centrée sur Rome, l'Europe « occidentale » – à travers
son moyen âge et sa renaissance – n'a dû cesser
de s'affirmer et de se raffermir comme chrétienne
dans l'opposition armée à un Islam conquérant
et culturellement brillant. Elle n'a pas seulement défendu
son territoire, comme à Poitiers (732), elle a attaqué en
croisade jusqu'à Jérusalem, conquise (ou reconquise)
en 1099 par les Francs. En tout, huit croisades (de 1096,
départ de la première, à 1272) auront
ponctué la lutte épique, la sainte lutte, de
l'Europe occidentale contre les « impies » musulmans.
Sur le plan intellectuel, au sein des universités, à Paris
et à Oxford, la lutte se prolongeait. L'averroïsme – avec
ce qu'il transmettait de la philosophie d'Aristote, fut solennellement
condamné par l'épiscopat en 1277, soit cinq
ans après la dernière croisade. Était
rejetée expressément la doctrine de la double
vérité. On ne saurait accepter la cohabitation
d'une vérité philosophique, purement rationnelle,
et d'une vérité théologique,issue de
la révélation. Sinon, dans une logique aussi
molle, qui sait si l'on ne viendrait pas à tolérer
une vérité à l'Islam à côté de
la vérité chrétienne ? Hérésie
! Il ne faut pas que l'idée de double vérité conduise à un
tel relativisme, un tel irénisme, qui affaiblirait
les convictions et minerait l'institution religieuse de l'intérieur.
Principe d'indétermination ?
En réactualisant l'idée de croisade, on a pu être
tenté, et certains pourraient l'être encore,
de fonder là l'identité de l'Europe, de la
fixer comme identité chrétienne (3). Mais l'histoire
n'est pas si bonne conseillère. Elle ne dicte rien
par elle-même. La voix de la sagesse nous recommande
aujourd'hui d'éviter les définitions qui enferment
et fâchent.
Le Ministre français des Affaires Etrangères,
Michel Barnier, l'a dit tranquillement : l'Union européenne
n'est pas « un club judéo-chrétien ».
Cette formule qui paraît leste exprime en sa négation
la nouvelle et difficile philosophie de l'Europe, une nouvelle « ontologie » politique
en ce sens qu'elle briserait avec l'antique logique - de
l'action politique – selon laquelle « il n'existe
pas de politique sans ennemi.» (Carl Schmitt). Pas
d'affirmation de soi, d'existence même, sans opposition à un
ennemi mortel « hérité » ou nouveau.
Plus profondément encore, la philosophie " irénique » de
l'Europe unie - qui au fond d'elle même répugne à constituer
une puissance (défensive et forcément agressive) – briserait
avec l'élémentaire logique dialectique qui
postule que « toute détermination est négation » et
son corollaire : « les négations sont les seules
déterminations possibles ». Paradoxe à envisager
: tel être se détermine par son indétermination
même, son indéfinition !
Qu'est-ce que l'Europe ?
Quelle civilisation ?
Quelle religion ?
Réponse : « L'Europe n'est
pas un club judéo-chrétien ».
Point final ?
L'Europe n'est pas seulement, uniquement, un marché,
un bloc économique. L'Europe n'est rien de tout ce
qu'on peut dire d'elle. Un être collectif sans qualités
? « Ohne Eigenschaften » ?
De même que les théologiens, dans l'incapacité de
dire la nature de Dieu ont inventé la théologie
négative, de même on se résignera à adopter
pour l'Europe une politologie négative.
Où y
aurait-il motif de s'en réjouir ? L'inappropriation
du principe d'identité annoncerait-elle des temps
nouveaux ?. Non ! Nous ne vivons qu'un temps d'indécision
et de confusion.
« Omnis determinatio
est negatio »
La détermination de toute chose est négation
Tel quel, en latin, cet énoncé est de Spinoza,
philosophe « européen » de bonne référence.
Né en 1632 à Amsterdam, descendant des juifs
marranes qui avaient été chassés d'Espagne
et du Portugal en 1492. Le « Marrane » [de l'espagnol
marano, porc, maudit], le Juif ou l'Arabe qui se convertissait
au christianisme pour sauver son existence physique, mais
restait secrètement fidèle à sa religion.
Il se jouait ainsi des déterminations ou des identités
socialement obligées.
Par la seule vertu de la pensée philosophique, Spinoza
va se libérer de toutes les pesanteurs identitaires.
On ne le tolérera pas. Les Juifs l'expulsent de la
synagogue quand il a vingt-quatre ans. Les chrétiens
le détestent parce que ne s'étant pas déclaré et
fait baptiser chrétien il doit toujours être
juif malgré tout, et un juif simulateur, dissimulateur…
Lui sait que toute détermination - provenant de l'extérieur,
de la « société », des institutions
en place – est négation en tant qu'aliénation. « Caute » était
sa devise : dérobe-toi.
La nationalité
Ce qu'on peut dire de moi; ce que j'en dis
moi-même,
quand pour me présenter à autrui ou à moi-même
je me « définis », laisse entendre une
foule (une infinité) d'attributs que je ne suis pas
et que pourtant je contiens, que je pourrais aussi bien être
et paraître.
Je dis : je suis français, donc pas allemand, pas…
Pas Européen ? Pas citoyen du monde ?
Je n'ai aucune patrie et je les ai toutes…
Comme elles sont posées (instituées), les identités
nationales s'excluent les unes les autres.
On a inventé pourtant, et admis formellement, des
exceptions à cette règle (logique et politique)
et des possibilités de transgression :la double nationalité.
C'est une manière de répondre avec libéralité,
avec humanité, à la complexité de certaines
situations réelles (exils, mariages avec des « étrangers »).
Une manière aussi de répondre à des
désirs éventuels, des fantaisies même
:
Vous êtes tombé amoureux d'un autre pays ?
Vous
voulez en faire votre seconde patrie ?
Vous demandez sa nationalité.
Vous l'obtenez en gardant la première.
C'est merveilleux
!
Si vous avez quelque mérite, avez rendu quelques
services, vous pouvez aussi, même sans demande expresse,
devenir « citoyen d'honneur ».
De la souplesse corrective a donc été introduite
dans les codes nationaux dont tous, même à l'époque
des nationalismes triomphants, n'ont pas totalement étouffé,
interdit l'expression d'une citoyenneté qui les dépasse,
les double, les transcende.
Le premier axiome de l'esprit
Inhérent à la logique (au discours), le principe
dit du tiers-exclu nous retient au bord des contradictions
et nous paralyse. On ne saurait être plusieurs, et
l'un et l'autre.
Chrétien et musulman par exemple. Ni chrétien
et juif ? Si ?
Chrétien, défini comme tel, me définissant
comme tel, je puis comprendre - en moi - les conceptions
d'un athée ou d'un agnostique et la piété d'un
musulman.
Le puis-je ?
Le puis-je vraiment et durablement ?
Le puis-je par éclairs seulement et après une
longue application ?
Et un musulman peut-il - en lui - comprendre
le chrétien,
l'athée ou
l'agnostique ?
Le comprendre et l'aimer ?
Ce sont des choses qui arrivent, qui sont arrivées
d'un côté et de l'autre. Des passages. Des transformations
qui ne sont pas des « conversions », pas des
revirements ni des reniements.
Mais la perception de convergences qui à l'infini
se touchent ?
Une sagesse aussi grande n'est pas commune, de toute évidence,
et on n'ira pas fonder une politique sur de très rares
exceptions. On peut savoir cependant, par intuition, ou postuler,
vouloir, décider que l'humanité « gît » en
chaque âme, que la pensée entière, toute
l'herméneutique, tout ce qui est possible à l'homme
de concevoir du monde, de lui-même et de Dieu gît
en chaque esprit.
Dit plus simplement : c'est dans la mesure
où il approfondira
ses propres croyances que chacun deviendra plus apte à entendre
celles d'autrui. Que tel soit le premier axiome de notre
humanisme (l'axiome n'est pas une réalité empirique,
mais « un acte décisoire de l'esprit »).
L'Europe est une réalité inachevée
Qu'en conséquence l'on se garde, pratiquement, politiquement,
d'exprimer son identité dans une définition
fermée, une définition « trop » précise,
se voulant… définitive et impliquant l'altérité absolue
de tout ce qui n'est pas soi, de l'étranger. Il est
sage, lorsqu'on cherche à « se saisir »,
de laisser de l'insaisissable, du flou, de l'indéterminé.
L'homme rusé évite de se définir de
trop près.
La difficulté et la subtilité pour l'Europe
aujourd'hui, au point de maturité où elle est
parvenue, ce n'est pas de s'entendre sur ce qu'il lui faut
verser dans la définition qu'elle est priée
de donner d'elle-même; c'est de mettre en question
l'impératif, l'acte même, intellectuel et politique,
de la définition.
L'Europe qui se construit et qui est une réalité inachevée – qui
devrait en fait se comprendre d'avance comme inachevable – a
certes besoin de se présenter au monde et à elle-même, à ses
multiples composants, à ses habitants, à ses « peuples »,
semble a priori la meilleure. Ce besoin est naturel (ou humain),
propre à toute personne et ressenti pour toute identité (civilisation,
religion, politique).
La définition la plus dure, la plus précise,
la plus résolue, semble a priori aussi la meilleure.
Mais une autre philosophie nous souffle qu'il vaut mieux,
en certaines situations délicates, sinon en général,
rester dans le vague, l'ambiguïté, l'indétermination,
la nuance; laisser le problème ouvert. Ainsi manœuvre-t-on
avec sagesse en évoquant (ou invoquant) pour l'Europe
un héritage « religieux », sans plus de
détermination.
Si l'on exige qu'il soit spécifié (comme chrétien,
judéo-chrétien), on suscitera la controverse,
on dressera deux camps l'un contre l'autre, ceux qui croient
au ciel et ceux qui n'y croient pas. Et toutes les minorités
demanderont à être entendue également
et ne permettront pas qu'on les discrimine.
La notion même d'héritage
Les européens les plus ardents réclament un
projet pour l'Europe, un projet de civilisation, qui porte
au-delà des nécessités et calculs économiques,
au-delà encore du « social ». Ils pensent
suivre la bonne démarche en voulant fonder ce projet
sur un héritage.
La reconnaissance de l'héritage obligerait et ouvrirait
l'avenir. En réalité, de même que le
présent et ce que nous attendons, espérons
ou redoutons de l'avenir dessinent les lignes du passé,
circonscrivent le champ d'intérêt des historiens
et du public, ce sont nos projets, nos rêves ou nos
illusions qui découpent, dans la masse de l'histoire,
les trésors d'un héritage et nous commandent
de l'honorer.
Ceux qui se proclament les « héritiers » ne
manquent pas d'être présomptueux et peut-être
imprudents. Peut-être même, en se poussant en
avant, se comportent-ils comme des usurpateurs ? Ou des étourdis
? Car tout n'est pas lumière et bénéfice
dans un héritage.
Se placera-t-on dans ses ombres aussi et se
chargera-t-on de régler les nombreux déficits ? Ou réécrira-t-on
l'histoire de la famille avec une gomme à la main
? Le christianisme en Europe, ce sont les cathédrales,
certes et les premières universités, mais c'est
aussi l'Inquisition, ses délires et ses crimes. Ce
sont des œuvres de charité, mais c'est également
la pompe romaine et son esprit de lucre. Des missions dans
le monde, chez les « déshérités » (en
quel sens), mais aussi la complicité objective avec
l'impérialisme occidental blanc.
Comment nous juge-t-on ? Qu'en pensent nos
voisins ?
Voici un excellent point de vue de l'extérieur, mais
que nous- à l'intérieur- ne pouvons honnêtement
que partager. Tellement il est juste !
« Le pire, c'était que ces choses
effroyables, de l'Inquisition aux croisades, étaient
liées au signe du Christ, à la
Croix. Cela paraissait incompréhensible et demandait
explication. À cela s'ajoute le fait que, à proprement
parler, le monde ne se trouvait pas changé par le
sacrifice chrétien. C'est même là l'essentiel.
Chrétienne, l'Europe ne pouvait rien pour redresser
les choses. Ni par ce que les chrétiens faisaient
en tant que chrétiens, ni par ce qui dans le christianisme
aurait dû dissuader les hommes d'accomplir certains
actes. » (Emmanuel Levinas, À l'heure des
nations)
Conclusion
Nous n'héritons pas d'un droit naturel et l'héritage
que nous prenons comme tel, que nous nous approprions et
qu'en vérité nous choisissons, ne nous donne
pas de droits. Il nous donne plutôt des devoirs pour
l'avenir – et des devoirs de réparation, de
correction, d'amélioration. Bagage, oui, qui nous
enrichit, nous livre des outils. Bagage, mais aussi fardeau
qui nous tire.
Attention. On doit pouvoir comprendre cependant
que les sensibilités,
donc les positions des uns et des autres diffèrent
en raison de leur histoire, de leur expérience nationale.
L'identité républicaine, en France, par exemple,
s'est forgée dans un combat contre l'emprise de l'Église
catholique. La laïcité qu'elle a étable
dans les premières années du XXe siècle
est le gain de sa victoire politique. Il paraît bien
naturel qu'elle y tienne et conserve une méfiance
vis-à-vis du catholicisme en particulier et même
du religieux en général.
Les Polonais au contraire ont puisé dans le christianisme
et, concrètement, dans la résistance de l'Église
catholique l'énergie de leur identité nationale
que cherchait à étouffer un régime totalitaire
ouvertement athée. Comme quoi : la même religion
peut être pensée et vécue comme aliénation
par les uns et liberté par les autres; les deux ont
raison ? Double vérité !
Les uns et les autres, dans leur querelle
autour de l'héritage,
font mine de se battre au nom de convictions profondes, au
nom de leur foi. En réalité, leur combat n'est
pas si pur, il est stratégique. Ils veulent marquer
des points, en faire perdre au partenaire. Céder serait
perdre. Et perdre cause toujours une blessure narcissique.
Dans l'union, les affrontement continuent. Le spirituel ou
le religieux, c'est un ballon qui roule sur le terrain. Nous
assistons à un match. Plus ou moins passionnant. Quelle
en sera l'issue ?
Nous nous permettons de dire en conclusion
que ces jeux n'ont rien de chrétien ni de sage, qu'ils nous détournent
pour le moins de l'essentiel,
de l'« essence » du
christianisme comme de l'humanisme.
Jean-Paul Sorg, philosophe et protestant,
Buhl, le 10 octobre 2004 |
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