Pourquoi
cette Europe prend-elle forme dans une formidable indifférence des peuples européens
? Les décomptes parfois optimistes des voix des « eurosceptiques » (lesquels
ne seraient pas en augmentation) ne cernent pas le problème.
L’indifférence est énorme et c’est
elle qui devrait être considérée.
Au-delà des discours et des affirmations officielles,
l’Europe n’existe pas et ne se donne pas les
moyens d’exister. Dire cela est un paradoxe : l’Europe
est réellement un géant économique.
Certes ! La liberté des capitaux a d’ailleurs été réalisée
très vite.
Mais il n’est pas d’Europe sociale, pas plus
qu’il n’y a d’Europe de la défense.
Salariés ou chômeurs n’ont guère à attendre
de leur état national et rien à attendre d’une
Europe-OTAN qui a les faveurs de nos responsables élus
et de la Commission. D’ailleurs, cette Europe n’est
pas une patrie dont il faudrait se soucier (ne serait-ce
que pour aller porter un bulletin dans l’urne).
La défense ?
En ce qui concerne la défense et la sécurité,
le projet de constitution prévoit que les états
membres de l’union européenne travailleront « étroitement » en
coordination avec l’OTAN. Autant dire qu’ils
n’auront d’autre alternative que celle de s’aligner.
Dans cette perspective, l’adhésion souhaitée
de la Turquie (grand pilier de l’OTAN) prend tout son
sens.
Le traité de Maastricht comportait un chapitre consacré à « la
défense ». Il y était dit clairement
que la défense européenne se construirait en
accord avec l’OTAN. Dans le même sens, le traité d’Amsterdam
(1997) définissait le rôle de la politique européenne
de défense et nommait comme responsable M. Solana –jusque
là, secrétaire général de l’OTAN.
Une belle manière de proclamer que cette « défense » se
situait dans l’orbite de l’OTAN.
Nous ne sommes pas sortis de ce choix, malgré les
velléités institutionnelles que l’on
veut parfois mettre en avant. D’ailleurs, la mention
de l’OTAN dans le texte constitutionnel actuel est
bien dans la ligne d’une soumission de toute défense
européenne –malgré les affirmations qui
prétendent le contraire. Encore une fois, ce qui est écrit
dans une telle constitution est appelé à durer
très longtemps.
Aussi longtemps que ce sera le cas, il sera
vain de penser sérieusement à une Europe démocratique
et sociale. Le lien entre l’économie et la politique
est cependant rarement perçu (en tout cas, rarement
exprimé). Il est cependant clair qu’une telle
Europe-protectorat ne pourra jamais être une Europe
sociale. Comment l’ultra-libéralisme pourrait-il être « social » ?
Et comment une Europe-OTAN pourrait-elle n’être
pas ultra-libérale ?
L’Europe semble incapable de se vouloir européenne.
Et surtout, d’en payer le prix politique, c'est-à-dire
d’opter pour une véritable indépendance.
Non pas qu’elle veuille être « contre » quelque
puissance que ce soit, mais simplement être elle-même
et respecter les peuples qui la composent.
Un refrain revient souvent dans la bouche
de nombreux responsables politiques européens : les mentions d’une indéfectible
amitié Europe-Etats-Unis. C’est bien. Mais cela
ne signifie pas un alignement total. Surtout lorsque les
projets américains sont contraires à la justice.
Les thuriféraires européens
de la puissance américaine vont-ils aussi justifier
les bombes lancées
sur le Viet-Nam et le Cambodge ? Et le soutien aux dictatures
? Et les guerres en Afghanistan ou en Irak ? La liste serait
longue… Et ce qui vient est peut-être pire.
Je pense ici, à ces projets de domination sur une
grande partie de l’Amérique du sud (Patagonie,
Amazonie). Mais il est bien d’autres domaines où la
voix de l’Europe devrait se faire entendre.
Dans tous les cas, des alliés ne sont pas des moutons.
Des amis ne sont pas des wagons. Au contraire, une vraie
solidarité suppose une liberté de critique.
Surtout lorsque l’ami a une conduite dangereuse. Ne
rien dire est une forme de complicité. Certainement,
le monde en tiendra compte.
Autrefois, on a fait croire aux européens qu’ils
devaient être défendus contre le grand diable
rouge. La menace communiste était alors la raison
d’être de l’OTAN. Rares ont été ceux
qui ont dénoncé le fait que cette « menace » était
fortement exagérée (1). C’était
cependant cette « menace » qui justifiait, en
Amérique latine, par exemple, le soutien accordé aux
dictatures
-sous couvert de lutte contre la « subversion communiste ».
Cependant, aujourd’hui, après la disparition
de l’ogre soviétique, qu’en reste-t-il
? Que les terrorismes –d’où qu’ils
viennent- soient un danger, cela est clair pour tous. Mais
cela ne signifie pas que les nations européennes doivent
emboîter le pas à une certaine politique américaine
d’hégémonie. Laquelle d’ailleurs
suscite plus d’opposants qu’elle ne peut en éliminer –malgré les
grands moyens mis en œuvre.
Certes, les américains disent, aujourd’hui,
vouloir se désengager d’une Europe non-menacée.
Ils n’ont d’ailleurs pas besoin d’être
très présents, là où l’OTAN –bien
en place- leur fournirait tous les supplétifs désirables.
Et une armée véritablement européenne
ne verrait le jour que dans un horizon très lointain.
D’ici-là, les jeux seront faits. Politiquement
et économiquement, l’Europe sera bien arrimée à un
ensemble de nations riches vouées à suivre
le grand géant qui les défendrait contre le
mal, c'est-à-dire contre le « terrorisme » (et
contre cet « axe du mal » qui a remplacé un « empire
du mal » disparu).
Il est difficile de se sentir membre de cette
Europe aux frontières floues
et aux choix économiques ultra-libéraux. Pour cette « Europe »,
l’économie de marché (la « démocratie de marché »)
semble être une fin en soi. A l’humain de s’adapter au pouvoir
de l’argent.
Plus grave encore : ce conglomérat de protectorats n’est pas une
patrie. L’Europe semble d’ailleurs vouloir se construire sur la mort
des patries. Place, dès lors, aux « familles » régionales,
linguistiques, religieuses, ethniques etc….
Le seul trait commun de toutes ces « familles » est la richesse économique –laquelle
va de pair avec le conformisme dans le domaine politique.
Les dix « nouveaux »
L’Europe compte, aujourd’hui, 25 membres. Ces
nouveaux venus voient dans l’Europe une organisation
ralliée, alignée, soumise à l’Amérique.
Quelques uns le disent clairement : C’est l’OTAN qui les intéresse.
Cette Europe sans défense et sans diplomatie, semble donner raison à madame
Thatcher qui déclarait jadis que l’Europe est « purement économique ».
Dès lors, pourquoi n’inclurait-elle pas la Sibérie, jusqu’aux
rives du Pacifique (Vladivostok). Et même, de proche en proche, un jour,
peut-être, l’Australie ?
Certes, on peut comprendre que des dirigeants
qui ont été jeunes à une époque
où leur pays était aligné sur la Russie soviétique
soient tentés de mettre dans un seul panier : l’Europe, l’Otan,
les Etats-Unis… Le trait commun n’est-il pas l’Ouest
?
L’Europe ? Sans doute –surtout s’il y a des subventions à recevoir-
mais une Europe alignée, tout comme ils étaient jadis alignés à l’Est.
Sans doute, ils s’apercevront, un jour, qu’ils font –eux aussi-
partie de la « vieille Europe ». Mais des décisions doivent être
prises aujourd’hui, et non dans dix ou vingt ans.
En attendant, les pays qui rêvent d’une
Europe « européenne »,
non alignée, démocratique, dotée d’une
constitution et d’un gouvernement élu, une Europe
démocratique qui peut-être
se voudrait davantage « sociale » au risque mécontenter
ceux qui ont fait le choix d’une « globalisation » avantageuse
pour les plus forts, bref : d’une Europe des peuples….
Tous ceux-là devront
bien resserrer leurs liens, sous la forme d’un « noyau
dur » à l’intérieur
d’un ensemble mou. Il n’est pas d’autre alternative,
si du moins l’on veut construire une Europe des peuples européens
et non une vaste zone de libre-échange sans autre guide
que le profit.
Une langue pour tous ?
Beaucoup s’accommodent –tant bien que mal- de la situation actuelle
: la domination de l’anglais. Le premier pas de la dépendance est
dans l’apprentissage généralisé de la langue des affaires
(qui est aussi la langue de l’OTAN).
Mais on sait qu’une langue n’est pas simplement un lexique et une
grammaire. C’est une manière de penser, un art de vivre, une façon
unique de découper la réalité. Parler une langue n’est
jamais neutre. Une diversité culturelle qui s’estompe est une perte
d’âme. Il est vrai que, dans les calculs de beaucoup, l’âme
ne pèse d’aucun poids.
Pourtant, la langue des affaires s’impose, logiquement, dans toutes les
sphères. « English is good for you », si vous voulez faire
des affaires. Mais cela est vrai dans tous les domaines. On ne peut aller –paraît-il- à contre-courant
d’une pensée –s’il s’agit de pensée
et non de conformisme !
Dans le passé, la langue dominante a toujours été celle
de la puissance dominante. Cependant, dans une Europe démocratique, il
importe que tous les européens soient replacés sur le même
pied. Ils ont besoin d’une langue non liée à la puissance
d’un état : une langue « internationale » par l’usage
qui en est fait, mais que personne ne revendique comme « langue maternelle ».
Utopie ? Sans doute, mais l’Europe elle-même était une utopie.
Victor Hugo y pensait déjà. Et à la même époque,
un Zamenhov mettait au point l’esperanto –que des millions de locuteurs
pratiquent aujourd’hui, dans le monde entier. La simplicité de cette
langue –aux radicaux européens- en ferait d’ailleurs un instrument
idéal de communication.
On peut préférer (c’est l’idée de quelques uns)
cette écriture chinoise dans laquelle les signes peuvent être lus
dans toutes les langues. Outre que la langue chinoise est la plus importante
de l’humanité, son écriture est utilisée par des peuples
qui parlent des langues très différentes (japonais, coréen…).
En Europe, un même signe serait lu par chacun dans sa langue maternelle.
Objection : la grande quantité des signes à mémoriser !
Il est vrai que les ordinateurs ont une vaste mémoire
et pourraient nous venir en aide !
Quoiqu'il en soit (nous ne sommes qu’au début de cette réflexion),
il faudra bien qu’une solution soit trouvée. Et sans utopie : aucune
grande réalisation ne verrait le jour. Les réalismes, en général,
sont à courte vue.
Dans le cas contraire, un des critères
d’appartenance à l’Europe,
sera le fait de connaître le mieux possible la langue
dominante et la pensée
que cette langue véhicule -pour le confort de ceux
dont elle est la langue maternelle.
Autrefois, la langue
latine a joué ce rôle –bien après
la disparition de l’empire romain. Mais, justement,
l’empire avait
disparu. La langue latine véhiculait une immense culture
et restait un instrument de communication et d’enseignement –sans
pour autant être
la langue d’un empire. De là, quelques mille
ans de production écrite
en langue latine, après le disparition de l’empire,
dans des pays dont –cependant- ce n’était
pas la langue usuelle.
Le latin était, idéalement,
le bien de tous, sans être la
langue maternelle de personne. La connaissance du latin était
un acquis personnel, et non une dépendance culturelle
envers un empire.
Dans leur ascension, les langues nationales
ont rendu les forces proportionnelles aux masses. On ne fera
certes pas
marche arrière, mais il importe d’unir
sans uniformiser. Et rien n’est plus caractéristique d’un
peuple que la langue qui est la sienne. Oublier cela, nous mène à de
grands problèmes à venir. Mais seule une Europe vertébrée
pourrait s’attaquer à ce problème. Nous en sommes encore
loin. Jacques Chopineau, Genappe le 9 septembre 2004
(1) Parmi ces clairvoyants, il faut
citer l’amiral
Antoine Sanguinetti –qui connaissait bien ce dont il parlait, cf
: « Le devoir de parler », Paris 1981 (Fernand Nathan). Plus
de vingt ans après, ces pages paraissent prophétiques. Rappelons
que cet amiral a été mis à la retraite d’office
par le président de l’époque : celui-là même
qui est l’auteur de l’actuel projet de constitution européenne.
Le passé nous rattrape ! |