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 Les chroniques



    Jacques Chopineau

 

II - L’Europe invertébrée
- La défense ?
- Les dix « nouveaux »
- Une langue pour tous ?

Lire l'article précédent :

I - L’Europe invertébrée
- La dérive
- Un fait nouveau
- Géographie et histoire
- Une constitution ?

 

   

 


Non-dit « européen » - L'Europe invertébrée 2.

 

 

Pourquoi cette Europe prend-elle forme dans une formidable indifférence des peuples européens ? Les décomptes parfois optimistes des voix des « eurosceptiques » (lesquels ne seraient pas en augmentation) ne cernent pas le problème. L’indifférence est énorme et c’est elle qui devrait être considérée.

Au-delà des discours et des affirmations officielles, l’Europe n’existe pas et ne se donne pas les moyens d’exister. Dire cela est un paradoxe : l’Europe est réellement un géant économique. Certes ! La liberté des capitaux a d’ailleurs été réalisée très vite.

Mais il n’est pas d’Europe sociale, pas plus qu’il n’y a d’Europe de la défense. Salariés ou chômeurs n’ont guère à attendre de leur état national et rien à attendre d’une Europe-OTAN qui a les faveurs de nos responsables élus et de la Commission. D’ailleurs, cette Europe n’est pas une patrie dont il faudrait se soucier (ne serait-ce que pour aller porter un bulletin dans l’urne).

La défense ?    

En ce qui concerne la défense et la sécurité, le projet de constitution prévoit que les états membres de l’union européenne travailleront « étroitement » en coordination avec l’OTAN. Autant dire qu’ils n’auront d’autre alternative que celle de s’aligner. Dans cette perspective, l’adhésion souhaitée de la Turquie (grand pilier de l’OTAN) prend tout son sens.

Le traité de Maastricht comportait un chapitre consacré à « la défense ». Il y était dit clairement que la défense européenne se construirait en accord avec l’OTAN. Dans le même sens, le traité d’Amsterdam (1997) définissait le rôle de la politique européenne de défense et nommait comme responsable M. Solana –jusque là, secrétaire général de l’OTAN. Une belle manière de proclamer que cette « défense » se situait dans l’orbite de l’OTAN.

Nous ne sommes pas sortis de ce choix, malgré les velléités institutionnelles que l’on veut parfois mettre en avant. D’ailleurs, la mention de l’OTAN dans le texte constitutionnel actuel est bien dans la ligne d’une soumission de toute défense européenne –malgré les affirmations qui prétendent le contraire. Encore une fois, ce qui est écrit dans une telle constitution est appelé à durer très longtemps.

Aussi longtemps que ce sera le cas, il sera vain de penser sérieusement à une Europe démocratique et sociale. Le lien entre l’économie et la politique est cependant rarement perçu (en tout cas, rarement exprimé). Il est cependant clair qu’une telle Europe-protectorat ne pourra jamais être une Europe sociale. Comment l’ultra-libéralisme pourrait-il être « social » ? Et comment une Europe-OTAN pourrait-elle n’être pas ultra-libérale ?

L’Europe semble incapable de se vouloir européenne. Et surtout, d’en payer le prix politique, c'est-à-dire d’opter pour une véritable indépendance. Non pas qu’elle veuille être « contre » quelque puissance que ce soit, mais simplement être elle-même et respecter les peuples qui la composent.

Un refrain revient souvent dans la bouche de nombreux responsables politiques européens : les mentions d’une indéfectible amitié Europe-Etats-Unis. C’est bien. Mais cela ne signifie pas un alignement total. Surtout lorsque les projets américains sont contraires à la justice.

Les thuriféraires européens de la puissance américaine vont-ils aussi justifier les bombes lancées sur le Viet-Nam et le Cambodge ? Et le soutien aux dictatures ? Et les guerres en Afghanistan ou en Irak ? La liste serait longue… Et ce qui vient est peut-être pire. Je pense ici, à ces projets de domination sur une grande partie de l’Amérique du sud (Patagonie, Amazonie). Mais il est bien d’autres domaines où la voix de l’Europe devrait se faire entendre.

Dans tous les cas, des alliés ne sont pas des moutons. Des amis ne sont pas des wagons. Au contraire, une vraie solidarité suppose une liberté de critique. Surtout lorsque l’ami a une conduite dangereuse. Ne rien dire est une forme de complicité. Certainement, le monde en tiendra compte.

Autrefois, on a fait croire aux européens qu’ils devaient être défendus contre le grand diable rouge. La menace communiste était alors la raison d’être de l’OTAN. Rares ont été ceux qui ont dénoncé le fait que cette « menace » était fortement exagérée (1). C’était cependant cette « menace » qui justifiait, en Amérique latine, par exemple, le soutien accordé aux dictatures -sous couvert de lutte contre la « subversion communiste ».

Cependant, aujourd’hui, après la disparition de l’ogre soviétique, qu’en reste-t-il ? Que les terrorismes –d’où qu’ils viennent- soient un danger, cela est clair pour tous. Mais cela ne signifie pas que les nations européennes doivent emboîter le pas à une certaine politique américaine d’hégémonie. Laquelle d’ailleurs suscite plus d’opposants qu’elle ne peut en éliminer –malgré les grands moyens mis en œuvre.

Certes, les américains disent, aujourd’hui, vouloir se désengager d’une Europe non-menacée. Ils n’ont d’ailleurs pas besoin d’être très présents, là où l’OTAN –bien en place- leur fournirait tous les supplétifs désirables. Et une armée véritablement européenne ne verrait le jour que dans un horizon très lointain. D’ici-là, les jeux seront faits. Politiquement et économiquement, l’Europe sera bien arrimée à un ensemble de nations riches vouées à suivre le grand géant qui les défendrait contre le mal, c'est-à-dire contre le « terrorisme » (et contre cet « axe du mal » qui a remplacé un « empire du mal » disparu).

Il est difficile de se sentir membre de cette Europe aux frontières floues et aux choix économiques ultra-libéraux. Pour cette « Europe », l’économie de marché (la « démocratie de marché ») semble être une fin en soi. A l’humain de s’adapter au pouvoir de l’argent.

Plus grave encore : ce conglomérat de protectorats n’est pas une patrie. L’Europe semble d’ailleurs vouloir se construire sur la mort des patries. Place, dès lors, aux « familles » régionales, linguistiques, religieuses, ethniques etc….

Le seul trait commun de toutes ces « familles » est la richesse économique –laquelle va de pair avec le conformisme dans le domaine politique.

Les dix « nouveaux »    

L’Europe compte, aujourd’hui, 25 membres. Ces nouveaux venus voient dans l’Europe une organisation ralliée, alignée, soumise à l’Amérique. Quelques uns le disent clairement : C’est l’OTAN qui les intéresse.

Cette Europe sans défense et sans diplomatie, semble donner raison à madame Thatcher qui déclarait jadis que l’Europe est « purement économique ». Dès lors, pourquoi n’inclurait-elle pas la Sibérie, jusqu’aux rives du Pacifique (Vladivostok). Et même, de proche en proche, un jour, peut-être, l’Australie ?

Certes, on peut comprendre que des dirigeants qui ont été jeunes à une époque où leur pays était aligné sur la Russie soviétique soient tentés de mettre dans un seul panier : l’Europe, l’Otan, les Etats-Unis… Le trait commun n’est-il pas l’Ouest ?

L’Europe ? Sans doute –surtout s’il y a des subventions à recevoir- mais une Europe alignée, tout comme ils étaient jadis alignés à l’Est.

Sans doute, ils s’apercevront, un jour, qu’ils font –eux aussi- partie de la « vieille Europe ». Mais des décisions doivent être prises aujourd’hui, et non dans dix ou vingt ans.

En attendant, les pays qui rêvent d’une Europe « européenne », non alignée, démocratique, dotée d’une constitution et d’un gouvernement élu, une Europe démocratique qui peut-être se voudrait davantage « sociale » au risque mécontenter ceux qui ont fait le choix d’une « globalisation » avantageuse pour les plus forts, bref : d’une Europe des peuples…. Tous ceux-là devront bien resserrer leurs liens, sous la forme d’un « noyau dur » à l’intérieur d’un ensemble mou. Il n’est pas d’autre alternative, si du moins l’on veut construire une Europe des peuples européens et non une vaste zone de libre-échange sans autre guide que le profit.

Une langue pour tous ?    

Beaucoup s’accommodent –tant bien que mal- de la situation actuelle : la domination de l’anglais. Le premier pas de la dépendance est dans l’apprentissage généralisé de la langue des affaires (qui est aussi la langue de l’OTAN).

Mais on sait qu’une langue n’est pas simplement un lexique et une grammaire. C’est une manière de penser, un art de vivre, une façon unique de découper la réalité. Parler une langue n’est jamais neutre. Une diversité culturelle qui s’estompe est une perte d’âme. Il est vrai que, dans les calculs de beaucoup, l’âme ne pèse d’aucun poids.

Pourtant, la langue des affaires s’impose, logiquement, dans toutes les sphères. « English is good for you », si vous voulez faire des affaires. Mais cela est vrai dans tous les domaines. On ne peut aller –paraît-il- à contre-courant d’une pensée –s’il s’agit de pensée et non de conformisme !

Dans le passé, la langue dominante a toujours été celle de la puissance dominante. Cependant, dans une Europe démocratique, il importe que tous les européens soient replacés sur le même pied. Ils ont besoin d’une langue non liée à la puissance d’un état : une langue « internationale » par l’usage qui en est fait, mais que personne ne revendique comme « langue maternelle ».

Utopie ? Sans doute, mais l’Europe elle-même était une utopie. Victor Hugo y pensait déjà. Et à la même époque, un Zamenhov mettait au point l’esperanto –que des millions de locuteurs pratiquent aujourd’hui, dans le monde entier. La simplicité de cette langue –aux radicaux européens- en ferait d’ailleurs un instrument idéal de communication.

On peut préférer (c’est l’idée de quelques uns) cette écriture chinoise dans laquelle les signes peuvent être lus dans toutes les langues. Outre que la langue chinoise est la plus importante de l’humanité, son écriture est utilisée par des peuples qui parlent des langues très différentes (japonais, coréen…). En Europe, un même signe serait lu par chacun dans sa langue maternelle. Objection : la grande quantité des signes à mémoriser ! Il est vrai que les ordinateurs ont une vaste mémoire et pourraient nous venir en aide !

Quoiqu'il en soit (nous ne sommes qu’au début de cette réflexion), il faudra bien qu’une solution soit trouvée. Et sans utopie : aucune grande réalisation ne verrait le jour. Les réalismes, en général, sont à courte vue.

Dans le cas contraire, un des critères d’appartenance à l’Europe, sera le fait de connaître le mieux possible la langue dominante et la pensée que cette langue véhicule -pour le confort de ceux dont elle est la langue maternelle.

Autrefois, la langue latine a joué ce rôle –bien après la disparition de l’empire romain. Mais, justement, l’empire avait disparu. La langue latine véhiculait une immense culture et restait un instrument de communication et d’enseignement –sans pour autant être la langue d’un empire. De là, quelques mille ans de production écrite en langue latine, après le disparition de l’empire, dans des pays dont –cependant- ce n’était pas la langue usuelle.

Le latin était, idéalement, le bien de tous, sans être la langue maternelle de personne. La connaissance du latin était un acquis personnel, et non une dépendance culturelle envers un empire.

Dans leur ascension, les langues nationales ont rendu les forces proportionnelles aux masses. On ne fera certes pas marche arrière, mais il importe d’unir sans uniformiser. Et rien n’est plus caractéristique d’un peuple que la langue qui est la sienne. Oublier cela, nous mène à de grands problèmes à venir. Mais seule une Europe vertébrée pourrait s’attaquer à ce problème. Nous en sommes encore loin.

Jacques Chopineau, Genappe le 9 septembre 2004  

(1) Parmi ces clairvoyants, il faut citer l’amiral Antoine Sanguinetti –qui connaissait bien ce dont il parlait, cf : « Le devoir de parler », Paris 1981 (Fernand Nathan). Plus de vingt ans après, ces pages paraissent prophétiques. Rappelons que cet amiral a été mis à la retraite d’office par le président de l’époque : celui-là même qui est l’auteur de l’actuel projet de constitution européenne. Le passé nous rattrape !