Les chroniques    11|06|2004

De l'imbécillité à l'ignorance  Imprimer


À propos des "quartiers louches" que soulève l'article de P. Le Fort (Les religions meurtrières), voici mon témoignage, subjectif certes, de ce qu'on peut vivre dans une église protestante en Belgique.

À la fin du deuxième chapitre de Bouvard et Pécuchet, Flaubert décrit la façon dont les deux compères se lancent dans l'élaboration d'une liqueur nouvelle: la bouvarine. Les choses tournent mal, l'alambic explose. Indemnes mais commotionnés, en mauvaise posture au milieu des débris, ils se demandent alors quelle peut être la cause de leur infortune. Pécuchet dit: "C'est peut‑être que nous ne savons pas la chimie". Et le troisième chapitre de débuter ainsi: "Pour savoir la chimie, ils se procurèrent les cours de Régnault et ils apprirent d'abord que les corps simples sont peut‑être composés".

Nous avons ici un exemple excellent de l'ignorance, du faux savoir et, pour aller au plus vite, de la stratégie imbécile. En effet, si nous réfléchissons sur la démarche de ces deux « esprits », nous distinguons deux directions.

- La première permet de conclure que l'échec d'une action est imputable à une privation de savoir estimée comme manque de connaissance, de culture ou d'instruction. Autrement dit, si l'alambic avait fonctionné, rien n'aurait ébranlé nos compères et pourtant « ils ne savaient pas la chimie ». Imaginons un instant les dégâts qu'un crétin pourrait nous faire subir sous le simple prétexte que rien ne s'est opposé à son action. C'est l'imbécillité créative, celle qui n'a pas eu l'occasion d'être débusquée. Somme‑nous alors dans l'impunité constructive, dans le danger absolu ou faudrait-il accomplir des gestes forts?

- La deuxième indique qu'au moment où nous devenons conscients de notre ignorance, ce qui est un paradoxe redoutable, dans le même temps nous sommes persuadés que le savoir existe, mais dans les livres! Alors là nous retrouvons ce que nomme Pascal « faire l'entendu », pour traduire la teinture de la science suffisante. Les compilateurs, les faux savants, les cuistres, les pédants, les « suffisants » se reconnaîtront qui, à la demande, se jettent dans l'encyclopédie, histoire de faire le tour complet du savoir à des fins d'instruction, et dans le but souvent inavoué d'épater la galerie. Ceux‑là nous les rencontrons, les faiseurs de planches aux idées courtes, les spécialistes de rien, ceux « qui jugent mal de toutes choses et le monde en juge bien ». (Pascal).

A la Grande Foire Ecclésiastique Annuelle, le parterre ébahi écoute en silence, flatté de tant d'honneurs, peu au courant la plupart du temps. Ce sont les savoirs invérifiables parce qu'opposés à la paresse et à la nonchalance.

Mais faut‑il beaucoup lire, ou lire beaucoup à la fois pour savoir? Réponse aléatoire, comme si on faisait fi de l'expérience ou du raisonnement. La véritable ignorance n'est pas un vide mais une représentation erronée, une méconnaissance donc, et plus grave encore une méconnaissance qui croit savoir et se donne comme un savoir, bref une illusion.

Toujours chez Flaubert, Madame Bovary voulait découvrir dans l'existence le sens des mots, tels « félicité », « passion » ou « ivresse » qui lui avaient paru si beaux dans les livres. Cette même idée a pris aujourd'hui une nouvelle forme dans une certaine église protestante de Belgique. Le savoir est dans « Le Hérault : où comment tout connaître dans la Bible en français ». (Édité par la Fédération Évangélique Homophobe et distribué par l'Alliance Évangélique Francophile). Il suffit de « connaître par cœur ».

Au « savoir ignorer » du "philosophe ignorant" de Voltaire, comme principe hygiénique contre la tentation permanente des faux savoirs d'illusion, répond en face le « tout‑expliquer » du pasteur‑savant, du crétin‑entendu qui, par principe, a réponse à tout, ce maître de la « métaphysico ‑théologico‑ éthico‑nigaudlogie » dont parle Voltaire dans Candide. Tout peut être défini et répertorié, à chaque chose son idée et à chaque idée sa chose, rien n'existe qui ne trouve sa place dans une universelle opération d'étiquetage. La vie ne peut être que pour s'achever dans un immense "Dictionnaire des Idées Reçues".

Nous retrouvons nos deux imbéciles flaubertiens, arbitrés par un sbire du Ministère Kafkéen, qui désirent mettre de l'ordre dans les choses et respecter l'ordre des choses tel qu'il est dit dans les livres. Alors ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style, et grâce à des auteurs indiqués par Barth & Darby, ils apprirent le secret de tous les genres. Comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf, les tournures qui sont nobles, les mots qui sont rassurants et suaves. "Aimer" ne s'emploie qu'au figuré. "Fièvre" s'applique aux passions sataniques. "Rectitude" est beau en vers. "Libre examen" est malséant et ajoute à la confusion. "Liberté d'expression" déstabilise. "Liberté de conscience" gratifie l'intolérant.

Mais revenons au Dictionnaire des Idées Reçues, dont voici quelques exemples: Question = la poser c'est la résoudre; Désert = produit des dattes.
Il y a réponse à tout. Ainsi, de nos jours, nous ajouterions: USA = bonheur; Travailleur immigré = délinquant en puissance; Homosexuel = sous-homme dégoûtant; Lesbienne = féministe athée; Dialogue = laxisme; Diktat = fidélité.

La loquacité de l'esprit faux n'est jamais prise au dépourvu. Elle exclut l'inclassable et l'édifice se garantit lui‑même en éliminant ce qui le conteste: tout est expliqué, tout est justifié et surtout ce qui, en apparence, semblerait le plus propre à détruire l'édifice.

Ainsi l'hygiène du "savoir ignorer" voltairien est ce qui fait le plus cruellement défaut à la nigaudlogie et à ses « entendus ». Nous sommes en plein dogmatisme de la stupidité, au cœur du fondamentalisme du crétinisme. Nous approchons de la notion de fausse sagesse qui s'avère être non point une simple nigaudlogie mais l'apologie de « ceux qui troublent le monde et jugent mal de tout : ils font les entendus ».

Il est important, en effet, de séparer l'imbécile, heureux ou pas, en général vite perçu par l'entourage, du bel esprit qui a réponse à tout, « le propre du crétin est de ne jamais se laisser désarçonner, il se montre toujours prêt à bâtir une opinion sur ce qu'il ignore, à trancher souverainement de ce qui lui échappe... » (A. Glucksman, La Bêtise).

Ainsi verrons‑nous fleurir bientôt, en particulier sur "télépilulenet", « les soirées avec les Sages », « les impressions hebdomadaires du vicaire charismatique », où un gentil-barbu‑caméléon interrogera une étoile du moment (une comète de halte-là) sur les grands sujets de notre espace‑temps dont il ne sait rien de plus que nous, sinon que la fin du monde est proche et que Jésus revient.

Est‑ce la volonté de tout savoir qui pousse toujours à vouloir expliquer tout. Est‑ce un moyen de délivrer notre anxiété par des mots, ou le plaisir de se considérer « né à nouveau » à des mystères qui demeurent étrangers au commun des mortels ? Bien difficile de répondre et comment conseiller à tant de bavards inféconds de relire Les Propos aux somnambules d'Alain (1914) où il lance le fameux « savoir ignorer, voilà une belle devise ! »

Lors d'une pastorale évangélique, huppée et forte en idées, j'écoutais le maître de maison (l'évangéliste du quartier louche de P. le Fort) parler avec cérémonie d'un sujet que je connaissais à peine plus que lui, il s'agissait de la manipulation génétique. À un moment donné, se tournant vers moi:
- Mon frère, vous ne dites rien, qu'en pensez‑vous?
‑ Pas grand‑chose.
Et baissant le ton pour qu'il puisse seul entendre :
- Si j'en savais autant que vous, sans doute me contenterais‑je de fermer ma gueule.

Ce qu'en d'autres termes auraient répondu Qohélèt, Jésus, Pascal, Spinoza, Kant, Alain, Voltaire, Bachelard qui ont parlé de la fausse connaissance, ce « croire‑savoir » illusoire et dangereux quand il explose.

Je n'ai jamais été réinvité, ouf !

Jocher Benadam, philosophe ignorant