Il faut dire quelques
mots sur cette tentation d'inscrire dans une future constitution
européenne,
une référence explicite à sa religion.
C'est là une absurdité grosse de débats,
controverses, oppositions… à venir. C'est le
propos des lignes qui suivent.
En tant que chrétien protestant libre,
je crois devoir dénoncer une absurdité qui
-comme beaucoup d'absurdités- a l'apparence du bon
sens. Ne dit-on pas que l'enfer est pavé de bonnes
intentions ?
Rappelons d'abord que
le texte d'une constitution est fait pour tout le monde,
quelle que soit sa religion
ou sa philosophie. Il serait dangereux d'inscrire dans une
loi fondamentale ce qui relève d'un choix privé.
Agnostiques, athées ou croyants ne sont pas des citoyens
différents. Mais, si l'on veut en rester à l'option
religieuses, il convient alors de rappeler que la deuxième
religion de nos pays est aujourd'hui l'Islam. J'y reviendrai.
Certes, il faut tenir
compte de notre histoire, mais de toute l'histoire. L'Europe
chrétienne nous
a légué de magnifiques cathédrales,
mais aussi des croisades, des inquisitions, des anathèmes,
des chasses aux sorcières, des coercitions de toutes
sortes… Et aussi des guerres dites de religion. Beaucoup
d'européens actuels ne se sentent pas proches de ce
passé-là. Alors mÁme que quelques uns -dont
je suis- admirent les bâtisseurs des cathédrales.
D'autre part, notre
passé est aussi
celui de la montée du rationalisme du dix-huitième
siècle. Les lumières ont marqué les
esprits. Beaucoup aujourd'hui se sentiraient plus proches
de l'encyclopédie que d'un christianisme accroché à ses
pouvoirs. Plus proches de Voltaire que de Bossuet
Et puis, s'il faut
tenir compte du passé,
il faut aussi tenir compte du présent. Des millions
d'européens sont aujourd'hui de confession musulmane.
Nos parents n'ont pas connu cela. Et cette situation nouvelle
est appelée à se développer. Surtout
si ce morceau d'Asie mineure qu'est la Turquie fait partie
de notre Europe ! À quelles origines « judéo-chrétiennes » va-t-on
référer ces « européens » ?
Deux mots sur mon propre
passé (nous
sommes toujours -bon an, mal an- marqués par notre
enfance et notre éducation). Mon grand-père était
anti-religieux. Il plaçait, d'un côté,
les superstitions, les religions, l'obscurantisme… et
de l'autre : la raison, le progrès, la science… Cette
dichotomie radicale peut paraître datée. Mais
elle était courante en ce temps-là.
Homme probe et courageux,
mon grand-père était
jeune lors des controverses qui ont entouré la promulgation
-en France- de la loi de séparation de l'Église
et de l'État (1905). On n'a guère idée
de la violence des débats de cette époque.
Les députés qui ont voté cette loi ont
d'ailleurs tous été excommuniés. Enfant,
j'ai connu -par mon grand-père- une loi qui paraît
aujourd'hui aller de soi. Pour tous, la république
est laïque. Certes, toutes les croyances ou philosophies
sont respectées, pourvu qu'elles respectent cette
loi fondamentale. Aucune démocratie ne peut Átre intolérante.
Mon père -quant à lui- ne
se souciait pas de religion. Il n'était pas anti-religieux :
simplement le sujet ne l'intéressait pas. Sans doute,
le thème d'une insertion des origines chrétiennes
de l'Europe, l'aurait fait sourire. Sur le mÁme sujet, mon
grand-père aurait explosé.
Beaucoup d'européens actuels sont
dans ce cas d'indifférence religieuse. D'autres -comme
mon grand-père- seraient choqués par une référence
chrétienne dans un texte constitutionnel. On choisit
le passé dont on se veut fils. Dans tous les cas,
je serais moi-même choqué que des personnes
comme mon père ou mon grand-père se voient
imposer la référence à un passé qu'ils
ne reconnaissent pas comme le leur.
Je voudrais une constitution
qui respecte tous les citoyens, croyants ou non. Et non
d'un texte qui
ferait de gens comme mon père et mon grand-père
des transfuges ou des anomalies. Et si, malgré tout,
une référence au passé chrétien
de l'Europe devait Átre inscrite dans un texte constitutionnel,
il faudrait alors qu'une référence à la
laïcité soit également faite. Au nom de
la vérité. On peut prévoir de belles
controverses !
Autre chose : La France a connu une
séparation de l'Église et de l'État.
Faut-il revenir là-dessus par le biais d'une constitution ?
D'autres États de notre Europe connaissent des situations
diverses (plus ou moins proches d'un concordat). Cela ne
gÁne personne. Libre à chacun de croire ceci ou de
penser cela. La seule légalité concerne la
vie publique et le respect par tous des mÁmes lois. Mais
la vie privée n'est pas le domaine de l'État.
Dans tous les cas, un choix religieux relève de la
vie privée.
Quelques uns pensent
qu'une référence à Dieu
ou à une transcendance serait une réponse satisfaisante
pour tous (chrétiens, juifs, musulmans et autres).
Mais ce serait encore mettre de côté tous ceux
qui se déclarent athées et ainsi marginaliser
ceux qui ne croient pas à une transcendance. Ce ne
serait pas acceptable pour une constitution politique. Mais
ce serait éventuellement -dans un moment de crise-
un prétexte magnifique pour étayer un « Dieu
avec nous » générateur d'exclusions.
Que des croyants exhortent
d'autres croyants à devenir
de meilleurs croyants : voilà qui est parfait.
Chacun trouvera dans sa propre tradition de quoi nourrir
et éclairer sa propre vie.
Mais il n'est pas de
culture chrétienne,
pas de civilisation chrétienne. Les Églises
triomphantes ont souvent triomphé dans la dictature.
Les exemples sont hélas nombreux. S'il faut un texte :
celui de l'évangile est suffisant.
Tel individu peut être, ou tenter
d'être, chrétien, là où il vit. L'évangile
fait éclater tous les moules et tous les conformismes,
aujourd'hui comme hier. « Chrétien » ne
saurait Átre une normalité écrite dans un texte
politique.
Et l'on n'est pas chrétien parce
qu'on est d'origine chrétienne ; ni musulman
parce qu'on est d'origine musulmane. Une religion doit Átre
apprise, et donc longuement enseignée. Mais l'État,
comme tel, n'a rien à faire ici. Et une constitution
politique n'a rien à enseigner -ni mÁme à rappeler-
en ce domaine.
Et mÁme si l'on me dit que telle référence
au passé chrétien est localement sentie comme
très importante, cela ne veut pas dire que tous les
européens doivent aujourd'hui se voir imposer cette
référence. À chaque région, sa
religion ou sa non-religion. Dans la vieille Europe, beaucoup
ont payé pour cela. Ne réveillons pas les vieux
démons.
Jacques Chopineau, Genappe,
le 4 mars 2004
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