Les chroniques | 21|12|2003 |
Bonne fin d'année Matthieu | Imprimer |
Dans un quartier de future rénovation, parmi
des night‑clubs arabes, il a retapé et aménagé une
maison comme si elle devait durer toujours. Tout n'est‑il pas provisoire?
Vivons l'instant. À chaque jour suffit sa joie. Murs nus en crépi.
Portes et fenêtres en courbes et arcades. Trop vu là‑bas
de fenêtres et portes carrées, lignes anguleuses, couperets
de guillotines. Pas de rideaux aux fenêtres, ni clefs, ni serrures.
Une longue table au rez‑de‑chaussée où chacun
peut s'asseoir. Des gens vont et viennent, apportent leurs provisions
ou rien; amis ou inconnus qui parfois fauchent quelques bricoles. La
maison est pleine d'objets récupérés dans les gravats,
détritus que Mathieu a remodelés, polis. Quelques toiles,
un style à la Rouault. Un Jésus crucifié en fil
de fer barbelé. Pendant ses années d'ombre il a passé une
licence de lettres et obtenu des diplômes de sculpteur et de peintre.
Ainsi peut‑il maintenant gagner sa vie ‑juste ce qu'il faut‑ en
restaurant des maisons, des appartements ou des magasins pour les petites
gens des environs, petits commerces qui tirent le diable par la queue à cause
des grandes surfaces, à cause qu'il faut que le capital rapporte,
vous savez bien, il travaille à l'œil. Si bien que le fromager
lui donne le lait gratis, l'épicier lui refile les légumes,
le boulanger le pain complet, parce qu'il a retapé une vitrine
ici, des étagères là. Des relations bizarres se
sont aussi créées qu'on ne voit plus dans les villes. La cinquantaine, je suppose, bien entamée, cheveux
mi‑longs d'un blond cendré, regard à la fois vif
et contemplatif, des mains qui parlent. Il lui arrive de s'immobiliser
devant un mur en ruine, un arbre mort, un scarabée, on le croit
légèrement dérangé (parlez‑nous de
tous ceux qui sont assis devant la télé, voilà la
santé!). Il vit avec une jeune fille de l'Assistance, qu'il a
guérie de la drogue, qui s'est guérie avec lui, qu'il a
initiée à la peinture. Je ne savais pas comment ils s'entendaient
ces deux‑là. Jusqu'au jour où je les ai vus assis
sur un banc, place Falguière. Ils s'inscrivaient dans un cercle
parfait. Quand il va se mettre en colère, à cause de trop de présence, à cause du temps, de la mort, elle se met à réciter par cœur Sous le pont Mirabeau ou bien Nous pourrions être anthropophages Tout n'a pas été facile. La police avait
voulu lui faire garder contact avec le milieu, en le payant grassement.
Il s'était défilé. Un hold‑up avait eu lieu.
On l'avait accusé de complicité. Trois mois d'ombre à nouveau,
jusqu'à ce que, par chance, la preuve fut apportée de son
innocence. Il n'a pas l'air d'en vouloir au monde entier. Il s'étonnerait
plutôt qu'on puisse encore faire son trou dans les rainures sociales. Un tel accord en lui‑même, qu'il ne projette
pas ses angoisses sur les autres comme nous faisons presque tous. Si
vous pensez que puisse exister un homme dont le silence et la conversation
seraient si parfaitement accordés à ce qu'il est et à celui
qui écoute, qu'entre ses gestes et sa voix il n'y aurait nulle
fissure, si vous pensez qu'un tel homme existe, vous le connaissez déjà.
Moi j'ai connu un moine dans un lointain pays, qui lui ressemblait. Par
des chemins différents on arrive au même point. Marchez
votre chemin. Jean Sulivan, Matinales II, La traversée des illusions, Gallimard, Paris, 1977, p.57 |