Les miens m'ont vendu au marchand
d'esclaves ;
nos parents ne m'ont pas défendu ;
en vain, mon oncle maternel, frère aîné de notre mère,
je l'ai cherché des yeux ; il a détourné la tête.
Toi seule, à l'écart restée, tu as couru de désespoir
comme un trait de fusain à travers les champs de mil
Ma sœur aux
yeux de lune, je suis parti sans me retourner …
Suis-je devenu hibou (1)
lors des sombres nuits ?
Du haut des grands irokos, ai-je convoité les âmes d'autrui ?
Des jeunes sont morts au village ; les mères pleurent leur douleur et
demandent vengeance.
Les masque (2) sont venus
rôder avant que naisse l'aube ; leur rhombe, longtemps,
s'est fait insistant.
Les vieux sont venus me chercher.
Au rocher du sanctuaire, ils m'ont dit que, naguère,
de là, on précipitait les sorciers (3).
Hou, le hibou de nuit ! les enfants m'ont poursuivi, en me jetant des pierres.
Ma sœur aux
yeux de lune, qu'ai-je fait sans le vouloir ?
Comme un aveugle que l'on conduit, avec mes
compagnons d'infortune, j'ai titubé le long des sentes.
Les hautes herbes, au passage, ont griffé nos visages,
pendant que nos fers, à chaque pas, creusaient nos chevilles.
Aux haltes, avons eu bouillie de manioc et quelques arachides ;
galettes d'haricot pour nos guides, et noix de cola qui rendent
les dents rouges (4).
À l'entrée dans la palmeraie, avons quitté la brûlure
de la savane. L'ombre : un baume pour nos plaies !
Puis d'amples marécages traversâmes sans pouvoir taper les moustiques,
ni ôter les sangsues de nos jambes.
Ma sœur aux
yeux de lune, que suis-je déjà loin !
La pirogue avons pris, sifflant
l'eau parmi joncs et palmiers raphia (5).
À Médédjonou, où les
gens parlent autre langue (6), sommes
arrivés de nuit tombée.
Mais il nous fallut marcher encore, jusqu'à Malanhoui, non loin d'Adjacé,
la ville des Adja (7) où chaque
jour se tient grand marché d'esclaves.
Là, on nous banda les yeux avant que d'entrer au sanctuaire de Sokè.
Les tambours du dieu Shango, qu'on appelle ici Héviesso, sans cesse
toute la nuit ont tapé.
Les adeptes, poudrés d'acajou, drapés de pagnes rouges, tout
enivrés de la boisson des Blancs,
nous menacèrent à maintes reprises :
que leur dieu à coup sûr de foudre tue tout imprudent qui cherche
fuite.
Ma sœur aux
yeux de lune, je n'ai rien vu, rien entendu, je ne dirai
rien
Tôt le matin, d'huile rouge on massa
nos corps fourbus.
Puis nous bûmes une calebasse chacun de bouillie de maïs bien fermentée.
Nous eûmes droit à la sauce gombo agrémentée de
morceaux de poissons frais.
Après notre seul repos, vers la grande ville on nous dirigea.
Nous y entrâmes par Zounkpa et Attakè.
Entre maisons d'argile, teintées d'ocre par le soleil couchant,
le marchand qui au village m'acheta, son sang vomit à même la
terre ; sur place, il rendit l'âme.
Les autres marchands me maudirent et en premier me vendirent.
Ma sœur aux
yeux de lune, je regarde le ciel sans plus d'espoir
Ce fut Marcos le Blanc qui m'acheta,
le Portugais qui a maison de briques dures, plus haute que le palais du roi.
De sa galerie en bois, il surveille le marché aux esclaves.
Dans son entrepôt, au rez-de-chaussée, cinq hommes et trois jeunes.
Avant partance, on inspecta les dents ; aux jeunes on regarda
s'ils avaient poils au pubis (8).
La lagune on traversa, de Dégué à Ouinta.
Après halte à Djéregbé, la route de Sémé nous
prîmes qui mène à la plage océane.
Nos pieds entrèrent pour la première fois dans le sable si blanc
et si doux.
Mais les pirogues pointues, tapies comme de sournois crocodiles, guettaient
déjà notre rapt.
Ma
sœur aux yeux de lune, les Blancs cannibales vont
nous manger (9)
Nous embarquâmes de nuit noire
pour échapper à la surveillance des grands mâts de la marine
britannique.
Au faîte d'une vague abrupte, sous lueur d'orage flashant l'écume,
notre esquif dans l'eau froide chavira.
Shango dans sa colère me frappa (10),
cinq autres vendus avec moi.
Ma sœur aux
yeux de lune, prend garde aux eaux perverses
Maintenant, âme errante pour le compte de la Sirène,
belle ondine des côtes atlantiques,
plus blanche que les Blancs (11),
je renverse les pirogues et me suspend aux pieds des nageurs imprudents.
À l'aube, je sors sur les grèves recueillir les offrandes
qu'au bord des eaux les prêtres amènent sans trêve.
De nuit, j'apporte des cauris par mille aux riches négociants de la
ville
qui vendent aux Blancs Nègres, défenses d'ivoire et bois d'ébène
Ma sœur aux
yeux de lune, Mamiwata est jalouse de toi
Ce 12 mars 1842, le médecin
du Paraïso (12), bateau négrier
en partance pour le Brésil,
nota sur le livre de bord qu'un des esclaves embarqués la veille, au
large de la ville de Porto-Novo
avait sombré dans une profonde mélancolie, répétant
sans cesse en son patois :
"ma sœur
aux yeux de lune"
Moralité :
sur terre ou sous mer, pendu, vendu ou noyé
votre âme sans cesse, votre âme sans fin
sera votre tourment.
Jean-Claude Barbier, Gradignan,
le 12 février 2001,
paru dans Les Hésitations
d'une mouche, juin
2002
(1) les
gens pensent que les sorciers se transforment de nuit en
hibou pour commettre leurs méfaits.
(2) les masques des
sociétés secrètes qui protègent
le village contre les agissements des sorciers.
(3) dangereux pour la société,
le sorcier était éliminé de cette façon.
En poussant le condamné dans le vide, personne n'avait du
sang sur les mains. On évitait ainsi le contact avec un sang
impur, ou encore la vengeance de la part du sorcier ou d'un membre
de sa famille. Les villages mirent à profit le trafic négrier
pour se débarrasser de leurs éléments jugés
indésirables.
(4) la noix de cola, grignotée,
est un excitant qui calme la faim et galvanise les énergies.
(5) palmiers sans tronc qui poussent
dans les marécages. On soutire la sève pour obtenir
une boisson sucrée qu'on laisse fermenter.
(6) le gun, une langue du groupe
Gbé, alors que notre héros vient du pays yoruba.
(7) Porto-Novo, actuelle capitale
du Bénin, qui fut fondée au milieu du XVIIIème
siècle par une dynastie adja.
(8) afin d'éviter les épidémies,
on n'embarquait que les esclaves en bonne santé ; l'état
de leur dentition donnait une première information. Les poils
au pubis indiquaient l'âge de l'adolescent, s'il était
devenu un jeune adulte.
(9) ne voyant aucun esclave revenir,
les gens étaient persuadés que les Blancs les mangeaient.
(10) divinité possédante
d'origine yoruba, Shango punit en envoyant la foudre. Ce dieu est
aujourd'hui une figure dominante de la religion vodoun que ce soit
en Afrique ou au sein de la diaspora noire en Amérique.
(11) le culte de Mamiwata a emprunté aux
proues des navires européens la figure d'une déesse
ondine qui prodigue les biens les plus modernes . Mamiwata règne
sous les eaux marines. Elle accorde la richesse (argent et objets
manufacturés) en échange d'une adoration fidèle.
Les prêtres de son culte, qui ne peuvent se marier qu'avec
son consentement, édictent ses prescriptions. L'arrivée
des bateaux européens au large des côtes était
souhaitée par une population littorale que le commerce négrier
enrichissait.
(12) ce fut le nom d'une grande
famille afro-brésilienne d'origine yoruba et de religion musulmane
installée à Porto-Novo. Elle joua un rôle de
tout premier plan durant la période coloniale.
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