Les chroniques | 13|02|2003 |
De l'enfer
au paradis |
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Je peux même vous le situer très précisément
dans l'espace-temps: il s'agit de la portion du ring de Bruxelles située
entre Ittre et Zaventem, entre 7.00 et 9.30 Hres du matin, ou, dans l'autre
sens, entre 16.00 et 19.00 Hres. Sublime! Il paraît qu'au Mont Saint-Michel, la marée
monte à la vitesse d'un cheval au galop. Sur le ring de Bruxelles,
à ces heures-là, on avance à la vitesse d'un escargot
namurois qui se serait shooté au valium. Le flot de véhicules, grossi à chaque paroisse,
se traîne en crachotant, en fumant, en polluant, chaque mètre
de progression constituant une victoire en soi. C'est excellent pour les
nerfs, et cette épreuve quotidienne contribue sans aucun doute
de manière déterminante à la parfaite détente,
et à la chaude convivialité qui caractérisent les
travailleurs "bruxellois" moyens. Surtout lorsqu'on sait qu'après
cette odyssée, qui peut facilement durer une heure et demie, quand
ils arriveront à bon port, il leur faudra encore affronter un nouveau
défi de taille: le parking. Mais n'allons pas trop vite. Avant que de devoir combiner
imagination (pour trouver une place) et intrépidité (pour
braver le hideux contractuel à l'affût) il faut que nos braves
navetteurs se farcissent le ring. Vous y trouvez de tout: I'exaspéré-qui-ne-s'y-fait-pas,
(comme très souvent votre serviteur, convenons-en), les dents plantées
dans son volant, qui regrette à chaque fois qu'aucune marque automobile
n'ait encore imaginé les essuie-glaces intérieurs qui permettraient
d'éliminer ces projections d'écume que suscite la rage impuissante,
et qui hait, ô combien, le gouvernement en général
et le ministre des communications en particulier (ouf!); l'agité,
qui slalome gaiement en essayant de gagner une place, et qui ne gagne
rien du tout, si ce n'est le plaisir d'emmerder tout le monde et de ralentir
encore un peu plus le trafic; la coquette, qui profite de l'occasion pour
se repoudrer le nez, et que tout le monde engueule parce qu'elle oublie
d'avancer; le résigné béat, qui, les doigts dans
le nez (au sens propre, si j'ose dire) attend, en se disant que c'est
toujours ça de gagné sur une journée enquiquinante
et que peut-être ce soir, bobonne n'aura pas mal à la tête;
le philosophe qui écoute la radio (le radioguidage doit lui signaler
qu'il y a des encombrements entre le carrefour Léonard et Notre-Dame
de Bonne Odeur!) et dont la physionomie indique s'il écoute les
Spice Girls ou une déclaration du Premier ministre sur le mode:
"Te faut payer plus." Bref, toute une humanité riche de sa diversité,
et néanmoins réduite à un commun dénominateur:
s'emmerder dans les embouteillages. J'allais oublier le désespéré.
Celui qui a un avion à prendre à Zaventem et qui sait que
spéculer sur les retards notoires ne constitue pas encore un placement
tout-à-fait sûr (il arrive de temps en temps que les avions
partent à l'heure, et avec son bol, c'est sans doute le cas aujourd'hui).
Nous avons vécu cette expérience et ne pouvons que la recommander
à tous ceux qui sont atteints de tachycardie ou d'hypotension. Sartre, déjà, disait: "l'enfer c'est
les autres". Et de fait. Que font-ils là tous ces cons qui
vous empêchent de bomber? Prennent-ils tous la route en même
temps rien que pour vous casser les pieds? Ne pourraient-ils, eux, choisir
une voie alternative? Non, car il n'y en a pas: les "chaussées"
sont, elles aussi, encombrées, et là en plus, il y a les
feux rouges. Et le train? A quoi sert-il, le train? Ne peuvent-ils, eux,
prendre le train? Non : Quel train? Car c'est là qu'est le problème. La congestion
de nos métropoles occidentales est déjà une hallucinante
évidence. Chacun sait qu'à l'avenir les choses ne feront
qu'évoluer vers une situation de plus en plus cauchemardesque. En ce qui concerne notre bonne vieille capitale, bien sûr,
le chaos a une composante communautaire (y a-t-il un secteur épargné?):
le ring passe essentiellement en région flamande, et les édiles
du Vlaams Rijk conçoivent mal, comprenons-les, pourquoi elles devraient
consentir de substantiels investissements au bénéfice quasi
exclusif des navetteurs en provenance de la République socialiste
de Wallonie. Mais même sans cela, le problème demeurerait
récurrent. La seule solution valable passe par une amélioration
sensible des transports en commun: trains rapides, confortables à
grande fréquence, et desservant un maximum de gares bruxelloises.
On en est loin. Les brillants services que nous offre la SNCB sont à
pleurer, tant au niveau du RER (inexistant) que des trains classiques
(déplorables). A l'inconfort célèbre de nos Trains à
Grandes Vibrations, à l'indigence crasse de leurs équipements,
à la chaleureuse amabilité du personnel s'ajoutent désormais
les retards vertigineux qu'engendrent de multiples chantiers et une organisation
des horaires conçue manifestement en pleine crise de delirium tremens.
Et, rationalisation oblige, un réseau de gares en forme de peau
de chagrin. Avec pour résultat qu'un nombre croissant d'usagers,
écœurés, s'en détournent. Et que les pertes
de recettes se répercutent sur de nouvelles mesures de rationalisation,
lesquelles entraîneront de la part des cheminots des "actions
sociales" qui ne manqueront pas d'ajouter une touche ludique et imprévue
au foutoir programmé. Alléluia! La boucle est bouclée. Jusqu'à la vieille garde des fanatiques du train
qui commence à vaciller. Il en est même qui songent à
s'acheter une (deuxième) voiture. Et pourtant, rêvons : si les trains étaient
performants, que de temps, d'énergie, d'énervement épargné. Tous ou presque pourraient emprunter les transports en commun,
et nous pourrions, nous, circuler sans problème sur le ring aux
heures de pointe. Le Paradis! Hesbaye,
Ittre, le 5 septembre 2003 |