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 Les chroniques



    Daniel Epstein

 

Interview du rabbin Daniel Epstein, professeur de la pensée juive et traducteur des œuvres d'Emmanuel Levinas en hébreu.

"Chroniques pour la paix"
numéro 10, 20 mars 2003 de Judaïque FM

 

   

 


Une forme de suicide

 

 

« Une politique de destruction et de chasse à l'homme sans procès est une forme de suicide. C'est sacrifier ka raison d'être du peuple juif, la raison même de notre survie et de notre présence sur la terre.»

- Q. On a le sentiment que la majeure partie du monde juif religieux soutient l'entreprise de colonisation.
- D. E. : Pour être honnête, il n'y a pas que les religieux qui soutiennent cette entreprise ! Mais il est vrai que les religieux en Israël sont majoritairement irrédentistes (1). Il y a bien quelques exceptions, mais elles sont très minoritaires, comme le parti Meimad, ou un groupe qui mérite notre respect pour son courage "Rabbins pour les droits de l'homme", association qui se préoccupe de la protection des droits de l'homme dans les Territoires. Dans l'ensemble donc, le monde religieux soutient majoritairement la colonisation.

- Q. Les arguments avancés sont-ils plutôt des arguments de principe ou des arguments sécuritaires?
- D. E. : Il s'agit plutôt d'arguments de principe. On invoque le droit inaliénable à la Terre. Le terme-clé, c'est "Kedouchat Haaretz", la sainteté de la Terre. Selon cette conception, on n'a pas le droit de renoncer  à la moindre parcelle.

- Q. Quel est votre point de vue à ce sujet, en tant que rabbin ?
- D. E. : Pour parler clairement, mon point de vue est qu'il n'y a pas d'autre sainteté que celle qui culmine dans ma responsabilité à l'égard du prochain. Tout le reste est secondaire par rapport à cela. Ce point de vue a été occulté ces dernières années, et doit être réaffirmé avec force. Telle était d'ailleurs la conception des maîtres du Talmud, leur ordre de priorité. Tel était également le point de vue de Maimonide qui n'a jamais parlé de reconquête comme d'une obligation religieuse, mais qui nous a mis en face de nos responsabilités humaines.

- Q. Y-a-t-il un dialogue au sein du monde religieux sur cette question des colonies et des Territoires ?
- D. E. : Pas vraiment, car des personnalités comme Aviezer Ravitsky (2) ou Michael Melchior (3), religieux opposés à la colonisation et à l'occupation, ne sont pas entendues. Elles ne sont pas considérées comme des autorités. Ceux qui sont vraiment regardés par le monde juif comme des maîtres spirituels se trouvent à des années-lumière de ce que je voudrais entendre.

- Q. Comment expliquez-vous cette évolution du monde juif vers le nationalisme religieux, déjà évoquée par Leibowitz?
- D. E. : Tout cela a commencé après la guerre des 6 jours. Mais depuis longtemps, il ne s'agit plus d'un problème de territoire. C'est désormais une question de fond : le visage de l'Autre, l'acceptation de l'Autre. L'Autre, en l'occurrence le Palestinien, a-t-il un visage ? Pour moi c'est le problème-clé. Pour donner un exemple, l'armée détruit systématiquement les maisons des terroristes. Et il faut quand même se demander depuis quand la famille d'un terroriste devrait mener une vie de sans-abri ? quelle logique démentielle doit nous laisser croire que nous gagnerons notre sécurité en multipliant le nombre de victimes innocentes ? Une politique de destruction et de chasse à l'homme sans procès est une forme de suicide, c'est sacrifier la raison d'être du peuple juif, la raison même de notre survie et de notre présence sur cette terre.

(1) Irrédentisme : doctrine politique nationaliste qui revendique l'annexion des territoires "non encore libérés de la domination étrangère", ici, palestinienne…
(2) Professeur de pensée juive à l'Université de Jérusalem, auteur d'un ouvrage très remarqué sur les dangers du messianisme nationaliste (Haketz Hamegouleh ou Medinat Hayehoudim).
(3) Rabbin, ancien ministre de l'intégration dans le gouvernement Barak…

Site : lapaixmaintenant.org