Les chroniques    08|01|1999

La Marie Duvivier de Dison  Imprimer


Andrée Crahay

Vous connaissez Dison
Et sa tarte au riz avec des macarons.
Ah! que c’est bon!
Vous connaissez aussi Léonard
Pas l’Italien, I’autre,
Celui qui ne va plus à ses leçons de violon
Parce qu’il a perdu les boutons de son pantalon.
Je sais : cela vous donne le frisson.
Calmez votre émotion
Et acceptez, avec l’accent, les dénasalisations.

Avez-vous entendu parler de Marie Duvivier
Elle est connue, vous savez, dans le quartier.
Ne me faites pas dire que c’est une commère:
Cela ne lui plairait guère.
Elle est souvent dans la rue,
Elle a la langue bien pendue.
Elle n’aurait pas changé d’air
Pour un million
Ni trois coups d’aile de papillon,
Tant elle aime Dison.
Quand elle vous parlait,
Droit dans les yeux qu’elle vous regardait
Et il y avait comme du courant qui passait.

Dans le quartier, c’est l’aînée.
Elle est vraiment binamée,
Quatre-vingt sept ans au printemps.
Non, elle n’a plus toutes ses dents,
Mais un bon sourire avenant
Et dans les yeux de la vie
Qui brille et qui pétille
Pour plus de cent ans!
Je l’aimais bien, la Marie Duvivier:
J’aurais tout fait pour la contenter!

Sur le tard elle avait épousé,
Juste quand la guerre a éclaté,
Un gars comme il faut
Qui avait de quoi et même un toit,
Fils unique de surcroît,
Beau gars, gentil comme tout,
Bref un gars bien de chez nous.
Il avait juste eu le temps
De l’installer dans la maison de ses parents.
Il devait s’appeler Robert,
Puis il était parti faire la guerre.

A la guerre comme à la guerre,
Il faut bien la faire la guerre,
Avant moi, il l’a dit, Jacques Prévert.
C’était triste à voir :
Le père qui ne faisait plus des affaires.
La mère et la bru qui faisaient du tricot
Et cultivaient des haricots.
Il n’y avait pas souvent du lard dans le fricot
Robert était  loin.
Tous les trois avaient bien du chagrin
Ils s’ennuyaient, les parents
Qui ne faisaient pas du marché noir.
Ils avaient vraiment le cafard,
En attendant des nouvelles du front
Qui bougeait de la Baltique à la Mer Noire.

La guerre, c’est sanglant
Quand on est dedans,
Mais c’est si lourd
Quand on attend un retour.
Et Robert, il ne revenait pas.
Ils se faisaient du mouron,
Ils avaient le bourdon.
Au bout de trois ans,
leur pipe a cassé
À huit jours d’intervalle: C’était fatal.
Et pour la Marie Duvivier,
Ce fut carême toute l’année.
Il y en eut à Dison pour dire
Savez-vous bien : elle va hériter,
La Marie Duvivier
Et son homme qui ne l’avait été qu’un jour ou deux;
Qui n’avait pas pu lui faire un petit
Qui permet d’attendre,
En se disant demain, ce sera mieux,
Il sera là, on sera heureux,
Il n’était pas revenu.

Moi, vous savez, je ne peux pas juger
La Marie Duvivier,
Elle a dû plus ou moins camper.
Et pour elle, c’était carême toute l’année.
Dans sa maison, elle a loué des chambres
à des gens qui avaient de drôles de noms
Ils ne s’appelaient pas comme vous et moi
Martin, Jacquet ou Dubois.
Oui, ils avaient de drôles de noms :
C’était des ritals et des ratons.
Et il y en eut pour dire dans le quartier
- Je ne veux vraiment pas en rajouter-
Que dans la maison de la Marie Duvivier
Il nageait de drôles de poissons!

Pourtant quand elle vous parlait
Droit dans les yeux qu’elle vous regardait
Et il y avait eu comme du courant qui passait.
Je l’aimais bien, la Marie Duvivier:
J’aurais tout fait pour la contenter.
Elle, ce qu’elle appréciait, c’était son noir café
Et le dimanche, al size, avec un vieil ami
Une ou deux petites gouttes de vrai péket.
Alors elle avait dans les yeux de la vie
Qui brille et qui pétille
Pour plus de cent ans.

Ce jour-là, rue Pisseroule, il tombait un vilain petit crachin
Qui donnait l’esprit chagrin.
Je l’ai rencontrée :
Elle n’avait pas le moral,
Elle semblait déprimée.
A son âge, on ne peut constamment casser la baraque
De temps en temps on craque.
Elle m’a raconté
Qu’elle oubliait souvent ses clés,
Que sa porte elle l’avait trouvée ouverte,
Qu’elle avait eu un choc
Dont elle avait du mal à se remettre,
Surtout que le médecin lui avait dit
Qu’elle devrait un jour se soumettre
Et aller dans une maison spécialisée,
Là où on met les personnes âgées.
Elles y sont si bien gardées, pardon soignées.
Il avait même ajouté
- Sans doute pour la rassurer -
Que pour son chat elle ne devait pas se tracasser:
Il voulait bien le faire piquer.
Ah ! les médecins, il n’y a pas à dire
Ils savent agir :
Un cas difficile ne doit pas dégénérer
C’est dans le vif qu’il faut trancher…

Et moi, je l’ai interrogée:
Est-ce qu’on l’avait volée ?
Elle m’a répondu que dans son chez elle
Ce qui avait disparu:
Trois tablettes de chocolat Galler
Et de son mari le gibus
- Et vraiment rien de plus -
Le gibus qu’il portait le jour de leur mariage.
C’était si loin, comme un mirage…
Elle avait une robe blanche
Comme un perce-neige.
Elle avait un peu froid,
L’hiver pointait déjà.
Robert l’avait prise dans ses bras.
Et c’était si beau, elle avait eu si chaud.
Robert… elle soupirait.

Alors moi qui l’aimais bien, la Marie Duvivier
Qui aurais tout fait pour la contenter,
Je lui ai dit: vous pouvez toujours compter sur moi,
Je vais vous faire une pancarte
Qui vous rendra gaillarde.
Sur votre porte vous la punaiserez
Et je puis vous assurer
Que votre porte soit fermée ou bien ouverte
Vous dormirez au chaud sous votre couette.
Il n’y a personne qui osera entrer,
Cela je puis vous l’assurer.
Elle m’a regardée de ses grands yeux étonnés.
Elle avait besoin de croire:
Ses yeux étaient dans les miens comme des miroirs.

En réfléchissant,j’ai écrit sans détour:
« Jacques, mon grand, ton souper est dans le four.
J’espère qu’à la boxe, tu n’as pas trop esquinté Freddy
Bon cours de karaté.
Signé Mamy. »
Moi, j’ai de l’imagination,
Pas seulement quand je regarde les papillons.
Oui, mon truc, il a marché.
Tranquille qu’elle a été, la Marie Duvivier.
Puis il y en a eu qui ne l’ont plus saluée.
D’autres qui ne l’ont plus regardée.
Bon train qu’ils allaient à Dison
Les cancans et les interrogations.

Quinze jours après
Que sur sa porte la pancarte toujours pendouillait,
Il y a deux infirmiers
Chez elle qui se sont présentés,
Avec le médecin de famille.
Elle n’en avait plus de famille, la Marie Duvivier.
Et ils ont voulu l’emmener.
Elle tentait de leur expliquer
Que Jacques c’était un truc.
Eux? ils rigolaient et ils disaient
Que Jacques, c’était son fils cadet
Qui faisait de la boxe et du karaté,
Qu’il fallait se presser.
Alors qu’elle se débattait, qu’elle criait
Ils l’ont emmenée
Dans une maison spécialisée.
Et on a dit à Dison
Qu’elle perdait ses bois, la Marie Duvivier,
Qu’elle happait aux mouches,
Qu’elle avait bu trop de pécket
Et que Jacques, elle l’avait inventé
Pour corriger ce que le bon Dieu ne lui avait pas donné.

Moi je l’aimais bien, la Marie Duvivier.
J’aurais tout fait pour la contenter.
Mais il y a des choses, n’est-ce pas
Dont il vaut mieux ne pas se mêler.
Quand l’âge est là,
On ne peut que s’incliner.
Ainsi moi qui vous parle,
Qui sait dans vingt ans,
Dans dix ans même...
On ne peut jurer de rien
“Viens Brutus, viens mon chien
Allons voir les papillons.” 

Andrée Crahay, libertaire, 8 janvier 1999 (Vivre 99/3)