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Lire la Bible - 14. Ce sens qui est saveur Imprimer


Jacques Chopineau

C’est le même mot en hébreu ancien : Le mot «taam» signifie à la fois «goût», «saveur» et «sens». Dire d’une chose qu’elle n’a pas de saveur, signifie qu’elle n’a pas de sens. Un texte sans saveur est dépourvu de sens. Le sens est ainsi un écho de saveur, un prolongement de la lecture. Il ne s’agit donc pas simplement d’étudier un texte, mais d’entendre une parole. Or, il n’est pas de «méthode» propre à capturer la parole ; il n’est pas de filet pour la capter. L’écoute seule peut la capter, comme on dit qu’une source est captée, lorsqu’on a réussi à la faire dériver vers les assoiffés.

Après quelques siècles d’ignorance (voire de mépris), voici qu’on s’intéresse à nouveau à cette ancienne manière juive d’aborder les textes bibliques : le «midrache». En fait, il ne s’agit ni d’un genre littéraire unique, ni d’une «méthode» unique. C’est dire que le « midrache » résiste aux définitions qu’on voudrait en donner. Sans entrer ici dans beaucoup de détails techniques, relevons que dans tous les cas le «midrache» suppose, d’une part, une étude attentive du texte de l’Écriture et, d’autre part, l’existence d’une communauté consciente de sa réalité et de son avenir. Comme chez les Pères de l’église, tout passage de l’Écriture peut être éclairé par un autre passage de l’Écriture. Mais dans le midrache, la diversité des opinions exprimées n’utilise ni recours à un magistère central, ni anathème porté contre celui qui lirait autrement.

Le principal ressort de l’enseignement du midrache est ce que nous nommons : la parabole. Le mot “parabole” (en latin «parabola») est un doublet du mot «parole». Une parabole est une parole. Ainsi sont aussi les paraboles de l’Évangile. Mais au contraire de tant de discours savants où la précision du langage cache parfois le flou de la pensée, la parabole ambiguë est le fruit d’une pensée claire. La parole d’enseignement procède d’un sage. La mise en parabole, ne peut être que le fait d’un sage qui sait exactement ce qu’il veut enseigner. Les paraboles cependant prennent pour nous la forme d’un texte écrit. Et sur ce texte (son origine, sa forme, l’histoire de sa transmission) peut s’exercer la science philologique. Les paraboles sont pour nous le texte des paraboles. La parole est devenue un texte!

C’est l’occasion de rappeler que dans la langue hébraïque ancienne (la langue de la Bible), il n’est pas de mot pour dire «texte». La langue moderne utilise le calque gréco-latin «tekst». La Bible cependant, dans la tradition juive, est appelée couramment «miqra’», c’est à dire «lecture» ou «lecture à haute voix». Un «texte» n’est pas une «parole» mais, par la lecture à haute voix, le texte devient parole. A l’inverse, notre mot «texte» est une ancienne métaphore. C’est le calque francisé de «textus»: participe passé du verbe latin «texere» (tisser). Et le «tiste» de l’ancien français (re-latinisé à partir de «textus») a donné en français moderne le mot «texte», lequel signifie d’abord «tissé-tissu».

Les métaphores ne sont pas innocentes. Parler (si parler exprime la pensée), revient toujours à comparer ceci et cela. Un «texte-tissu» (trame et chaîne) peut toujours être découpé, analysé. Un tel texte-tissu existe par lui-même : indépendamment de la lecture qui en est faite. On peut donc l’étudier pour lui-même, historiquement, philosophiquement, théologiquement. De même, un corps mort existe tout autant qu’un corps vivant. Et d’ailleurs, si l’on vise l’analyse des composants, mieux vaut n’avoir pas étudié un corps vivant! C’est ce que Goethe (par la bouche de Mephisto) disait de la chimie de son temps (22) :

« Celui qui veut connaître et décrire le vivant
cherche d’abord à en ôter la vie :
Il a dès lors toutes les parties en main
mais il manque, hélas, le lien spirituel »

De même, un texte non-lu existe tout autant qu’un texte lu. Mais la lecture est la vie du texte. Le lecteur est celui qui, dans le tissu du texte, découvre peu à peu les chemins qui ont de la saveur. Le «sens» est alors la saveur découverte. Le sens ne peut pas être séparé du bonheur de lire. Si c’est de Bible que nous parlons, nous dirons que la parole est toujours et seulement le fruit d’une écoute. Les mots d’un texte ne deviennent «parole» que par un processus d’appropriation dont le premier temps est l’écoute.

À quoi la chose est-elle semblable ?
Paraphrasant une ancienne parabole juive, je comparerai cette écoute à la pluie : toutes les pluies sont une. Mais tombant sur le figuier, la pluie produit des figues; tombant sur la vigne, la pluie produit du raisin; tombant sur l’olivier, la pluie produit des olives… De même, la parole biblique, sur les uns produit ceci, sur les autres produit cela. Une même pluie produit infiniment des fruits différents.

Jacques Chopineau, Lire la Bible, Ed. de l'Alliance, Lillois, 1993, p.36-39

(22) Gœthe, Faust, I, vers 1936 à 1939