Des mots à la parole
Les textes bibliques ont été rédigés à diverses époques
anciennes. Ce corpus, longuement composé, a traversé les
siècles. Une bonne part de notre culture dite « gréco-latine » vient
aussi de ces textes, bien que les originaux –en grande
partie- aient été rédigés dans
une langue dite « orientale » ou « sémitique » (terminologies
discutables, mais peu importe ici). En tout cas, notre culture
religieuse a été bâtie sur ce versant.
Fait linguistique donc –même si la Bible a été diffusée
en Occident par des traductions (d’abord en grec, puis
en latin).
Toute pensée s’exprime dans une
langue. Pas de pensée sans langue pour la dire. C’est
une langue qui seule permet d’explorer la réalité.
On appelle « indicible » ce qui n’est dicible
qu’en partie… et ne peut donc être que
suggéré par des (jeux de) mots, des symboles,
des images…
Bref, on pense comme on parle. C’est
ainsi que tel jargon « à la mode » détruit
notre manière de penser. Parler « jargon »,
c’est aussi penser jargon. On ne pense pas autrement
que l’on parle !
Pour ce qui concerne la Bible hébraïque,
ce sont des mots, l’écriture des mots, les sonorités
des mots et, même, les valeurs numériques des
mots qui vont se révéler porteurs de signification.
Laissons ici les valeurs numériques qui ont fait l’objet
de remarques ailleurs sur ce site (cf « guématries » et « autres
guématries »). Dans tous les cas, le travail
d’écriture des scribes est au point de départ,
ainsi que les cercles de transmetteurs avertis et de lecteurs
instruits.
Chaque langue opère son propre découpage
de la réalité. En outre, chaque langue possède
ses propres ressources en matière de syntaxe, de sonorité,
d’associations verbales… Toute langue est unique
pour celui qui la parle.
L’ « Hebraica veritas », souvent invoquée
autrefois, était celle du recours au texte. Aucune
traduction ne peut rendre complètement la forme originale.
Cependant, il arrive souvent que la forme soit porteuse de
sens. De même, le sens d’une statue est dans
sa forme. Et pourrait-on, dans un poème, analyser
le « fond » indépendamment de la forme
?
D’autre part, il est évident que
tous les lecteurs de la Bible ne peuvent connaître
la langue originale de ces textes. Il leur faut donc avoir
accès
aux commentaires. Mais il faut alors que le commentateur
soit respectueux du
texte qu’il commente.
Aux beaux jours du structuralisme,
il est arrivé que
le fonctionnement des schémas de pensée du
commentateur prenne la place du texte martyr. À grand renfort
de jargon savant. Ces subtilités n’ont eu qu’un
temps.
Des mots et des sens
On ne peut ici que suggérer
comment la forme donne au texte saveur et sens. Sans doute,
c’est la tâche
des commentaires, mais ils ne l’accomplissent pas toujours.
En particulier, lecture et étude ne sont pas identiques,
même si l’intersection entre les deux peut être
importante. Notre perspective, dans les exemples suivants,
est celle de la lecture.
Le buisson ardent
et le Sinaï :
Le buisson (« senè »)
et la montagne (« Sinaï ») sont,
pour Moïse, deux lieux de la Présence de
Dieu. Les mots n’ont pas de relation étymologique.
Il n’empêche que le lecteur peut les mettre en
relation, à cause d’une simple proximité de
sonorité. Et ainsi sa lecture peut s’en trouver
transfigurée. C’est la lecture qui fait sens,
non la grammaire !
MinHa (offrande), maHanè (camp),
maHanayim (deux camps) :
Ce « jeu » sur le passage, d’un camp à l’autre,
d’un Jacob qui devient Israël a fait l’objet
d’une brève étude sur ce site (voir : « Jacob
et le passage »). De tels textes défient la
traduction !
À
Guérar :
«
Il séjourna à Guérar » (wayyagor
bi-grâr) Genèse 20,1
Encore deux racines différentes (« gwr » et « grr »)
qui donnent deux mots de forme proche, lesquels résonnent dans la mémoire
du lecteur (ou de l’auditeur). Pourquoi cette association ? C’est
que le nom du lieu rappelle que la bénédiction est liée
au séjour dans le pays des migrations (celles de ces semi-nomades liés à des
lieux de migrations régulières de leurs troupeaux).
Ce thème
revient régulièrement, et comme en écho :
Genèse
17,8 (Abraham)
Genèse 26,3 (Isaac)
Genèse 37,1 (Jacob)
Guérar est mentionné parmi
les lieux fréquentés par
les patriarches (Genèse 20,1 ; 26,1.6.20). La paronomase du
verset Gen. 20,1 apparaît comme un moyen suggestif destiné à éveiller
l’attention de l’auditeur sur l’importance de ces
pérégrinations à l’intérieur
du pays de Canaan. À cette continuité, la bénédiction
est attachée (racine BRK en Genèse 26,3.4.12).
Aaron/Pharaon
! :
Le texte (Exode 32,25) est rendu difficile
par le fait qu’un
mot est de sens douteux Les traductions divergent, d’ailleurs,
grandement. Mais surtout une graphie inhabituelle suggère
une lecture significative. C’est
le point qui nous occupe ici.
Il se trouve que les consonnes de « l’avait
dévoyé » sont
exactement celles de « Pharaon » (pr’h).
Comme si Aaron s’était
comporté comme un pharaon !
Un simple « jeu » d’écriture
suggère
au lecteur de lire ce qui n’est pas expressément
dit, tout en le laissant libre de s’en tenir au sens
courant comme si l’écriture était
habituelle.
C’est d’ailleurs ce que rappellera le discours
d’Etienne
:
«
les hébreux, étant retournés de cœur
en Egypte, dirent à Aaron
: fais-nous un veau d’or » Actes 7, 39
Etymologies dites « populaires »
Les savants, jadis, ont appelé « étymologies
populaires » des
phénomènes qui ne sont pas d’origine « populaire » (c'est-à-dire,
dans le langage du temps : « non savante ») et qui ne sont
pas des étymologies
au sens d’une origine, d’un sens premier, comme on l’entendait
alors.
De fait, les mots n’ont pas de sens,
disait Wittgenstein : ils n’ont
que des emplois. Et ces emplois évoluent, en un temps et en
un lieu. En sorte que l’étymologie serait plutôt
une histoire des emplois du mot et non un « sens premier » lié à une
parole « originelle ».
Laissons ici cette polémique
déjà ancienne. Simplement,
les anciens scribes, qui n’étaient pas des naïfs,
jugeaient significatif de mettre en relation tel mot avec tel autre,
parce que c’était
là un moyen d’attirer l’attention du lecteur.
Il arrive d’ailleurs
que la Bible elle-même nous informe sur la signification du
nom.
Babel :
Tout
hébraïsant débutant sait que « bâb » (porte)
et « bll » (confondre) dérivent de racines
différentes.
Or les scribes connaissaient bien l’hébreu ! Comment
auraient-ils pu penser que la ville « Babel » portait
ce nom parce qu’elle
portait un nom de confusion ? Pourtant, les mots sont mis en relation
:
«
C’est pourqoi on l’a appelée du nom de Babylone,
car c’est
là que le Seigneur brouilla la langue de toute la terre » Genèse
11,8
Ironie et pédagogie sont derrière cette association,
apparemment étymologique.
Mais l’étymologie n’est ici qu’un moyen
mnémotechnique,
au service d’une compréhension profonde d’une
confusion langagière
prise pour de l’universalité. Ainsi, les cités
modernes ou l’on peut être ensemble apparemment mais
séparés,
en fait, par une absence de communication.
Caïn et
l’acquisition
:
Selon le texte biblique, Qayin
(Caïn) viendrait
du verbe qnh (« acquérir) : « … elle fut enceinte et mit au monde Caïn (qayin). Elle dit
: j’ai
produit (qaniti) un homme de par le Seigneur » Genèse
4,1
Le nom du premier fils serait donc « acquisition ».
La suite du texte (chapitre 4 de la Genèse) montre, en
effet, que toutes les acquisitions de la culture et de la civilisation
viennent de Caïn et de la famille de
Caïn (relire le chapitre 4 du livre de la Genèse).
Mais cette nomination n’est pas une « étymologie
populaire ». Il s’agit
d’un jugement proprement théologique : Toute civilisation
est violente, dès l’origine. Les modernes devraient
bien connaître cette
réalité !
Noé :
«
Lémekh vécut cent-quatre-vingt-deux ans, puis il
engendra un fils. Il l’appela du nom de Noé (NoaH)
en disant : Celui-ci nous consolera (yenaHménû)
de notre travail et de la peine de nos mains sur cette terre
que le Seigneur a maudite » Genèse 5,28 Encore une
dérivation impossible d’un point de vue linguistique,
mais significative du point de vue du lecteur (ou auditeur)
du récit.
Les racines verbales NWH et NHM sont bien différentes.
Mais ce rapprochement purement verbal grave dans la mémoire
de l’auditeur le fait que,
selon le récit biblique, s’ouvre avec Noé un
nouveau chapitre de l’histoire : la terre produira du
fruit.
Jacob :
Pourquoi
est-il appelé ainsi ? C’est (selon Genèse
) parce qu’à sa naissance il tenait le talon
(‘aqeb) de son frère
jumeau Esaü : «
Au terme de sa grossesse, il apparut qu’il y avait des jumeaux dans son
ventre. Le premier sortit entièrement roux, comme un manteau de poils
: on l’appela du nom d’Esaü (« poilu »). Après
quoi sortit son frère, dont la main tenait le talon d’Esaü et
on, l’appela du nom de Jacob (« il talonne »)…
Genèse 25,24-26
Le nouveau-né est déjà rusé !
D’autant que
si « ‘qb » signifie « talon »,
le verbe signifie « suivre à la
trace », « être rusé (à la
chasse), « supplanter » ….
Et cette « supplantation » aura lieu lorsqu’Esaü vendra
son droit d’aînesse pour un plat de « roux » (Genèse
25,30).
D’autre part, Esaü sera considéré comme
le père
d’Edom (les édomites) et le nom Edom est mis
en relation avec le mot qui, en hébreu, signifie « rouge » (adom).
Ce ne sont là que quelques exemples.
Il en est bien
d’autres. Les
commentaires modernes sont peu sensibles à ces particularités.
Il est, certes, des exceptions. C’est à Martin
Buber que l’on
doit cette observation de mots qui se font écho d’une
section à l’autre
(« paronomases distantielles ») :
Ainsi, Esaü méprisant
son droit d’ainesse (BKR)
méprise également
la bénédiction (BRK).
Le rapprochement est fondé sur le
fait que les termes s’écrivent, en hébreu, à l’aide
des mêmes consonnes (cp Genèse 25, 32 et 27,
12.36.41 ; 33,11).
Les scribes anciens ne pouvaient ignorer
ces données, bien que les commentaires
modernes, souvent, les délaissent. Au lecteur de juger…
Jacques Chopineau, Genappe le 5 août 2007 |