retour petite gazette
 Bible et liberté



    Jacques Chopineau

 

- Des mots à la parole

- Des mots et des sens

- Étymologies dites populaires

 

 

   

 


Mots bibliques

 

 

Des mots à la parole

Les textes bibliques ont été rédigés à diverses époques anciennes. Ce corpus, longuement composé, a traversé les siècles. Une bonne part de notre culture dite « gréco-latine » vient aussi de ces textes, bien que les originaux –en grande partie- aient été rédigés dans une langue dite « orientale » ou
« sémitique » (terminologies discutables, mais peu importe ici). En tout cas, notre culture religieuse a été bâtie sur ce versant. Fait linguistique donc –même si la Bible a été diffusée en Occident par des traductions (d’abord en grec, puis en latin).

Toute pensée s’exprime dans une langue. Pas de pensée sans langue pour la dire. C’est une langue qui seule permet d’explorer la réalité. On appelle
« indicible » ce qui n’est dicible qu’en partie… et ne peut donc être que suggéré par des (jeux de) mots, des symboles, des images…

Bref, on pense comme on parle. C’est ainsi que tel jargon « à la mode » détruit notre manière de penser. Parler « jargon », c’est aussi penser jargon. On ne pense pas autrement que l’on parle !

Pour ce qui concerne la Bible hébraïque, ce sont des mots, l’écriture des mots, les sonorités des mots et, même, les valeurs numériques des mots qui vont se révéler porteurs de signification. Laissons ici les valeurs numériques qui ont fait l’objet de remarques ailleurs sur ce site (cf « guématries » et
« autres guématries »). Dans tous les cas, le travail d’écriture des scribes est au point de départ, ainsi que les cercles de transmetteurs avertis et de lecteurs instruits.

Chaque langue opère son propre découpage de la réalité. En outre, chaque langue possède ses propres ressources en matière de syntaxe, de sonorité, d’associations verbales… Toute langue est unique pour celui qui la parle.
L’ « Hebraica veritas », souvent invoquée autrefois, était celle du recours au texte. Aucune traduction ne peut rendre complètement la forme originale. Cependant, il arrive souvent que la forme soit porteuse de sens. De même, le sens d’une statue est dans sa forme. Et pourrait-on, dans un poème, analyser le « fond » indépendamment de la forme ?

D’autre part, il est évident que tous les lecteurs de la Bible ne peuvent connaître la langue originale de ces textes. Il leur faut donc avoir accès aux commentaires. Mais il faut alors que le commentateur soit respectueux du texte qu’il commente.

Aux beaux jours du structuralisme, il est arrivé que le fonctionnement des schémas de pensée du commentateur prenne la place du texte martyr. À grand renfort de jargon savant. Ces subtilités n’ont eu qu’un temps.

Des mots et des sens   

On ne peut ici que suggérer comment la forme donne au texte saveur et sens. Sans doute, c’est la tâche des commentaires, mais ils ne l’accomplissent pas toujours. En particulier, lecture et étude ne sont pas identiques, même si l’intersection entre les deux peut être importante. Notre perspective, dans les exemples suivants, est celle de la lecture.

Le buisson ardent et le Sinaï :

Le buisson (« senè ») et la montagne (« Sinaï ») sont, pour Moïse, deux lieux de la Présence de Dieu. Les mots n’ont pas de relation étymologique. Il n’empêche que le lecteur peut les mettre en relation, à cause d’une simple proximité de sonorité. Et ainsi sa lecture peut s’en trouver transfigurée. C’est la lecture qui fait sens, non la grammaire !

MinHa (offrande), maHanè (camp), maHanayim (deux camps) :
Ce « jeu » sur le passage, d’un camp à l’autre, d’un Jacob qui devient Israël a fait l’objet d’une brève étude sur ce site (voir :
« Jacob et le passage »). De tels textes défient la traduction !

À Guérar :

« Il séjourna à Guérar » (wayyagor bi-grâr) Genèse 20,1
Encore deux racines différentes (« gwr » et « grr ») qui donnent deux mots de forme proche, lesquels résonnent dans la mémoire du lecteur (ou de l’auditeur). Pourquoi cette association ? C’est que le nom du lieu rappelle que la bénédiction est liée au séjour dans le pays des migrations (celles de ces semi-nomades liés à des lieux de migrations régulières de leurs troupeaux).

Ce thème revient régulièrement, et comme en écho :

Genèse 17,8 (Abraham)
Genèse 26,3 (Isaac)
Genèse 37,1 (Jacob)

Guérar est mentionné parmi les lieux fréquentés par les patriarches (Genèse 20,1 ; 26,1.6.20). La paronomase du verset Gen. 20,1 apparaît comme un moyen suggestif destiné à éveiller l’attention de l’auditeur sur l’importance de ces pérégrinations à l’intérieur du pays de Canaan. À cette continuité, la bénédiction est attachée (racine BRK en Genèse 26,3.4.12).

Aaron/Pharaon ! :

Le texte (Exode 32,25) est rendu difficile par le fait qu’un mot est de sens douteux Les traductions divergent, d’ailleurs, grandement. Mais surtout une graphie inhabituelle suggère une lecture significative. C’est le point qui nous occupe ici.

Il se trouve que les consonnes de « l’avait dévoyé » sont exactement celles de « Pharaon » (pr’h). Comme si Aaron s’était comporté comme un pharaon !

Un simple « jeu » d’écriture suggère au lecteur de lire ce qui n’est pas expressément dit, tout en le laissant libre de s’en tenir au sens courant comme si l’écriture était habituelle.

C’est d’ailleurs ce que rappellera le discours d’Etienne :
« les hébreux, étant retournés de cœur en Egypte, dirent à Aaron : fais-nous un veau d’or » Actes 7, 39

Etymologies dites « populaires »  

Les savants, jadis, ont appelé « étymologies populaires » des phénomènes qui ne sont pas d’origine « populaire » (c'est-à-dire, dans le langage du temps : « non savante ») et qui ne sont pas des étymologies au sens d’une origine, d’un sens premier, comme on l’entendait alors.

De fait, les mots n’ont pas de sens, disait Wittgenstein : ils n’ont que des emplois. Et ces emplois évoluent, en un temps et en un lieu. En sorte que l’étymologie serait plutôt une histoire des emplois du mot et non un « sens premier » lié à une parole « originelle ».

Laissons ici cette polémique déjà ancienne. Simplement, les anciens scribes, qui n’étaient pas des naïfs, jugeaient significatif de mettre en relation tel mot avec tel autre, parce que c’était là un moyen d’attirer l’attention du lecteur. Il arrive d’ailleurs que la Bible elle-même nous informe sur la signification du nom.

Babel :

Tout hébraïsant débutant sait que « bâb » (porte) et « bll » (confondre) dérivent de racines différentes. Or les scribes connaissaient bien l’hébreu ! Comment auraient-ils pu penser que la ville « Babel » portait ce nom parce qu’elle portait un nom de confusion ? Pourtant, les mots sont mis en relation :

« C’est pourqoi on l’a appelée du nom de Babylone, car c’est là que le Seigneur brouilla la langue de toute la terre » Genèse 11,8

Ironie et pédagogie sont derrière cette association, apparemment étymologique. Mais l’étymologie n’est ici qu’un moyen mnémotechnique, au service d’une compréhension profonde d’une confusion langagière prise pour de l’universalité. Ainsi, les cités modernes ou l’on peut être ensemble apparemment mais séparés, en fait, par une absence de communication.

Caïn et l’acquisition :

Selon le texte biblique, Qayin (Caïn) viendrait du verbe qnh (« acquérir) :

« … elle fut enceinte et mit au monde Caïn (qayin). Elle dit : j’ai produit (qaniti) un homme de par le Seigneur » Genèse 4,1

Le nom du premier fils serait donc « acquisition ». La suite du texte (chapitre 4 de la Genèse) montre, en effet, que toutes les acquisitions de la culture et de la civilisation viennent de Caïn et de la famille de Caïn (relire le chapitre 4 du livre de la Genèse). Mais cette nomination n’est pas une « étymologie populaire ». Il s’agit d’un jugement proprement théologique : Toute civilisation est violente, dès l’origine. Les modernes devraient bien connaître cette réalité !

Noé :

« Lémekh vécut cent-quatre-vingt-deux ans, puis il engendra un fils. Il l’appela du nom de Noé (NoaH) en disant : Celui-ci nous consolera (yenaHménû) de notre travail et de la peine de nos mains sur cette terre que le Seigneur a maudite » Genèse 5,28

Encore une dérivation impossible d’un point de vue linguistique, mais significative du point de vue du lecteur (ou auditeur) du récit. Les racines verbales NWH et NHM sont bien différentes. Mais ce rapprochement purement verbal grave dans la mémoire de l’auditeur le fait que, selon le récit biblique, s’ouvre avec Noé un nouveau chapitre de l’histoire : la terre produira du fruit.

Jacob :   

Pourquoi est-il appelé ainsi ? C’est (selon Genèse ) parce qu’à sa naissance il tenait le talon (‘aqeb) de son frère jumeau Esaü :

« Au terme de sa grossesse, il apparut qu’il y avait des jumeaux dans son ventre. Le premier sortit entièrement roux, comme un manteau de poils : on l’appela du nom d’Esaü (« poilu »). Après quoi sortit son frère, dont la main tenait le talon d’Esaü et on, l’appela du nom de Jacob (« il talonne »)…
Genèse 25,24-26

Le nouveau-né est déjà rusé ! D’autant que si « ‘qb » signifie « talon », le verbe signifie « suivre à la trace », « être rusé (à la chasse), « supplanter » …. Et cette « supplantation » aura lieu lorsqu’Esaü vendra son droit d’aînesse pour un plat de « roux » (Genèse 25,30).

D’autre part, Esaü sera considéré comme le père d’Edom (les édomites) et le nom Edom est mis en relation avec le mot qui, en hébreu, signifie « rouge » (adom).

Ce ne sont là que quelques exemples.

Il en est bien d’autres. Les commentaires modernes sont peu sensibles à ces particularités. Il est, certes, des exceptions. C’est à Martin Buber que l’on doit cette observation de mots qui se font écho d’une section à l’autre
(« paronomases distantielles ») :

Ainsi, Esaü méprisant son droit d’ainesse (BKR) méprise également la bénédiction (BRK). Le rapprochement est fondé sur le fait que les termes s’écrivent, en hébreu, à l’aide des mêmes consonnes (cp Genèse 25, 32 et 27, 12.36.41 ; 33,11).

Les scribes anciens ne pouvaient ignorer ces données, bien que les commentaires modernes, souvent, les délaissent. Au lecteur de juger…

Jacques Chopineau, Genappe le 5 août 2007