Une langue
«
Toute la terre était langue une et paroles quelques » Genèse
11,1
Telle est la traduction littérale d’un texte
bien connu et peu compris. Une lecture littéraliste
a même voulu voir dans cette « langue » une
langue mère de toutes les langues –aux « origines » de
l’humanité, avant le « châtiment » de
la dispersion. Ce littéralisme n’est pas plus
absurde que celui qui consiste à rechercher les restes
de l’arche
de Noé sur le mont Arrarat ou l’emplacement
terrestre du Paradis. L’histoire est pleine de telles « lectures » du
texte de la Bible. L’actualité n’est d’ailleurs
pas en reste –grâce aux modernes littéralistes
et fondamentalistes « inspirés »….
Selon une interprétation juive ancienne,
la « langue » était
une langue universelle que tous les humains comprenaient
(langue « sainte » dans le vocabulaire de l’époque),
tandis que les « paroles » désignaient
les divers dialectes de chaque tribu ou peuple. Ce qui sera « perdu » est
donc cette langue sainte et, seules, subsisteront les « paroles » par
lesquelles les humains ne se comprennent pas et se font la
guerre.
On peut ainsi parler le même idiome –et
même
vivre sous le même toit- et, cependant, ne pas se comprendre.
La langue commune fait défaut et rien ne peut la remplacer.
Parfois, il est vrai, l’art engendre un langage d’une
autre sorte –mais c’est toujours un don inattendu.
Dans
tous les cas, le langage courant n’est
pas une « langue » originelle
dans le même sens que dans notre texte. Une compréhension
profonde est
« aujourd’hui » une exception.
Dans le langage propre au texte biblique,
cette exception était
la règle « avant » l’épisode
de la tour. C’est la manière de ces textes
de sagesse (les premiers chapitres de la Bible) que de dévoiler
un coin de la réalité actuelle en racontant
comment c’était « avant » -c'est-à-dire
aujourd’hui en profondeur.
Ces textes n’ont pas à être
pris au pied de la lettre. La réalité qu’ils
dévoilent
est celle de tous les temps. Les anciens n’étaient
certes pas des naïfs ! Encore faut-il aujourd’hui
les comprendre, c’est-à-dire, d’abord,
voir quelle relation ce dit ancien établit avec notre
réalité quotidienne.
Des langues
Comme on sait, une langue ne
se réduit pas à un
lexique et une grammaire. Une langue est le véhicule
d’une sensibilité, d’une vision du monde,
d’une manière de penser. Apprendre une langue –après
s’être familiarisé avec un vocabulaire
et des règles grammaticales- c’est découvrir
une autre manière, non seulement de s’exprimer,
mais aussi une autre manière d’être au
monde.
C’est folie de rêver d’une
langue partout diffusée et qui –peu à peu-
remplacerait les langues par un idiome unique. Ce serait
peut-être
propice aux affaires, mais désastreux pour les cultures
humaines. Sans doute, cela n’arrivera jamais. Pourtant,
plusieurs agissent comme si cela était imaginable.
De fait, une langue qui meurt est un appauvrissement
de l’humanité :
un regard qui disparaît, une oreille qui se ferme.
Il est autant de langues qu’il est de manières
d’être homme. Dans ce cas aussi, nous sommes
riches de nos différences.
D’ailleurs, langue
très diffusée ne signifie
pas langue supérieure. Cependant, dans une culture
où, souvent, la qualité est mesurée
en termes de chiffre des ventes, le nombre des locuteurs
fait la vertu de la langue.
En réalité, l’universel
s’enracine
dans le particulier, comme la vue s’approfondit dans
l’intensité du regard. Mais il faut examiner
ici une autre perpective : celle d’une langue perçue
comme « sacrée ».
Car la langue est aussi
le véhicule d’une religion.
Les particularités d’une langue deviennent alors
des particularités religieuses, s’il s’agit
d’une langue sentie comme une langue « sainte ».
Comme en poésie, la forme est alors porteuse de sens.
Quelle que soit la langue maternelle (et même
lorsque cette langue est une langue vernaculaire de grande
diffusion),
la relation à la langue « sainte » -même
ancienne et peu connue- est une relation unique.
Voilà bien
une idée étrangère
aux modernes que nous sommes.
En termes de rentabilité,
les langues anciennes n’ont d’ailleurs pas la
cote. Pourquoi apprendre encore une langue que peu d’humains
connaissent. Certes, l’analyse d’une phrase latine
amène à réfléchir et à mieux
comprendre sa propre langue. Cette gymnastique de l’esprit
peut même se révéler fort utile. Mais
on préfère aujourd’hui d’autres
entrainements –plus à la mode ou plus rentables.
Quant à une langue « sacrée »,
c’est –pour beaucoup- un jeu démodé réservé aux
croyants confinés dans des traditions anciennes dépassées.
Cependant, peut-on imaginer un judaïsme sans hébreu
ou un islam sans arabe ? La connaissance de ces langues donne
accès aux écrits sacrés, aux commentaires
anciens, au rituel, aux prières…. Bref à toute
une tradition ancienne qui fournit le cadre d’une religion
vivante. .
Outre cela, la beauté de ces textes-sources
(Bible ou Coran) est insurpassable. Aucune traduction, jamais,
n’égalera
le texte original. Et la relation que les croyants entretiennent
avec cette langue originale est une relation intime -qu’une
longue fréquentation rend familière.
Lexique
et grammaire ne peuvent connaître cette relation.
Ce n’est pas leur fonction. Mais, d’autre part,
les descriptions extérieures et les vues statistiques
portant sur le nombre local des masses croyantes ou non ne
disent rien sur la foi religieuse et la qualité du
regard humain qu’elle peut, ici et là, par des
chemins divers, engendrer
Cependant, le fait d’adhérer à une
religion confessionnelle instituée n’est pas
une garantie de profondeur. Le langage des conformismes religieux
(pharisaïsme,
bondieuserie etc…) nous éloignerait fort de
la « langue originelle ».
À l’inverse,
il est des incroyants ou agnostiques attentifs à cette « parole
perdue » vivante dans les profondeurs. Confusion
Nous vivons à l’époque
de ce qui est nommé « la confusion des langues ».
Cette « confusion » qui
entraîne la dispersion des humains après Babel –selon
le récit biblique.
Un texte ancien (Bereshit rabba
38,11) ( 1 ) donne une vue profonde de cette
confusion, en forme de commentaire sur
le passage biblique : « Il confondit leurs langues » (en
hébreu : « balal sefatam »).
Bien que
le commentaire soit en araméen (langue vernaculaire
alors courante), le texte biblique est évidemment
cité en hébreu (langue obligée pour
qui étudie les textes sacrés).
De là,
ce rapprochement sonore entre un nom de lieu (en araméen)
et une parole biblique (en hébreu).
Les anciens sont des familiers de ces « jeux » de
sonorité, véhicules d’un enseignement
profond qui résonne dans la mémoire de l’étudiant.
Le rapprochement « Borsiph/Bolsiph » est ici
le support d’une compréhension nouvelle. Un
nom de lieu et un mot signicatif, inventé pour la
circonstance.
Rappelons la situation pédagogique ancienne.
Le maître
enseigne et l’élève écoute et « opine » -c’est-à-dire
exprime son opinion : ce qu’il comprend, ce qu’il
ne comprend pas, ce qu’il accepte ou refuse. À la transmission
du savoir, le seul obstacle est le silence de l’élève.
Seule la question de l’élève atteste
que la transmission est réelle. Cette situation est
au point de départ du texte suivant :
«
Un élève de Rabbi YoHanan était assis
devant ce dernier. Rabbi YoHanan lui donnait une explication,
mais lui n’opinait pas- Pourquoi est-ce que tu n’opines
pas, demanda Rabbi YoHanan ? Parce que je suis un exilé – D’où es-tu
? – De Borsiph ( 2 ). Il lui dit
: ne dis pas cela, mais de « Bolsiph » car (l’Ecriture dit) « Là,
l’Eternel a confondu la langue de toute la terre ».
Finalement, le maître dit : Si tu ne sais pas « opiner »,
tu seras un étranger partout. Ta terre natale, c’est
le texte de l’écriture. Et si tu ne sais pas
apprendre à le lire, tu seras un exilé en tous
lieux de la terre. Présentement, tu n’es pas
de Borsiph (ton lieu de naissance), mais de « Bolsiph » (lieu
de la confusion).
Peu importe ton lieu de naissance et ton
lieu de vie. Certes, tout homme est né là où sa
mère
l’a mis au monde. Mais ce n’est pas cela qui
constitue l’adulte. Terre natale, n’est pas
terre d’accomplissement.
Ne pas comprendre revient à être en exil.
Mais la « compréhension » nous fait
revenir à la « langue » pré-babélienne. L’exégèse (et non seulement une savante « étude-décorticage »)
suppose une relation profonde avec le texte. C’est
la parole retrouvée –au-delà des mots.
Mais comment le dire en langage « post-babélien » ?
Jacques Chopineau, Genappe
le 20 octobre 2005
( 1 )
Une traduction française en a été donnée
par MM. Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi : Midrach
rabba,
tome I, Genèse Rabba, (Editions Verdier). Notre traduction –quitte à être
moins agréable, du point de vue du français-
tente de serrer la lettre du texte. Evidemment, notre interprétation
n’engage en rien les auteurs cités.
( 2 ) C’est Borsippa
de nos cartes –dans la région
de Babylone. Il faut se souvenir de ce que le terrible exil
de -587 a été à l’origine d’une
importante diaspora juive en Babylonie.
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