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 Bible et liberté



    Jacques Chopineau

 

- Une langue

- Des langues

- Confusion

 

 

   

 


Les langues de la terre

 

 

Une langue

« Toute la terre était langue une et paroles quelques » Genèse 11,1

Telle est la traduction littérale d’un texte bien connu et peu compris. Une lecture littéraliste a même voulu voir dans cette « langue » une langue mère de toutes les langues –aux « origines » de l’humanité, avant le « châtiment » de la dispersion.

Ce littéralisme n’est pas plus absurde que celui qui consiste à rechercher les restes de l’arche de Noé sur le mont Arrarat ou l’emplacement terrestre du Paradis. L’histoire est pleine de telles « lectures » du texte de la Bible. L’actualité n’est d’ailleurs pas en reste –grâce aux modernes littéralistes et fondamentalistes « inspirés »….

Selon une interprétation juive ancienne, la « langue » était une langue universelle que tous les humains comprenaient (langue « sainte » dans le vocabulaire de l’époque), tandis que les « paroles » désignaient les divers dialectes de chaque tribu ou peuple. Ce qui sera « perdu » est donc cette langue sainte et, seules, subsisteront les « paroles » par lesquelles les humains ne se comprennent pas et se font la guerre.

On peut ainsi parler le même idiome –et même vivre sous le même toit- et, cependant, ne pas se comprendre. La langue commune fait défaut et rien ne peut la remplacer. Parfois, il est vrai, l’art engendre un langage d’une autre sorte –mais c’est toujours un don inattendu.

Dans tous les cas, le langage courant n’est pas une « langue » originelle dans le même sens que dans notre texte. Une compréhension profonde est
« aujourd’hui » une exception. Dans le langage propre au texte biblique,
cette exception était la règle « avant » l’épisode de la tour.

C’est la manière de ces textes de sagesse (les premiers chapitres de la Bible) que de dévoiler un coin de la réalité actuelle en racontant comment c’était
« avant » -c'est-à-dire aujourd’hui en profondeur.

Ces textes n’ont pas à être pris au pied de la lettre. La réalité qu’ils dévoilent est celle de tous les temps. Les anciens n’étaient certes pas des naïfs ! Encore faut-il aujourd’hui les comprendre, c’est-à-dire, d’abord, voir quelle relation ce dit ancien établit avec notre réalité quotidienne.

Des langues   

Comme on sait, une langue ne se réduit pas à un lexique et une grammaire. Une langue est le véhicule d’une sensibilité, d’une vision du monde, d’une manière de penser. Apprendre une langue –après s’être familiarisé avec un vocabulaire et des règles grammaticales- c’est découvrir une autre manière, non seulement de s’exprimer, mais aussi une autre manière d’être au monde.

C’est folie de rêver d’une langue partout diffusée et qui –peu à peu- remplacerait les langues par un idiome unique. Ce serait peut-être propice aux affaires, mais désastreux pour les cultures humaines. Sans doute, cela n’arrivera jamais. Pourtant, plusieurs agissent comme si cela était imaginable.

De fait, une langue qui meurt est un appauvrissement de l’humanité : un regard qui disparaît, une oreille qui se ferme. Il est autant de langues qu’il est de manières d’être homme. Dans ce cas aussi, nous sommes riches de nos différences.

D’ailleurs, langue très diffusée ne signifie pas langue supérieure. Cependant, dans une culture où, souvent, la qualité est mesurée en termes de chiffre des ventes, le nombre des locuteurs fait la vertu de la langue.

En réalité, l’universel s’enracine dans le particulier, comme la vue s’approfondit dans l’intensité du regard. Mais il faut examiner ici une autre perpective : celle d’une langue perçue comme « sacrée ».

Car la langue est aussi le véhicule d’une religion. Les particularités d’une langue deviennent alors des particularités religieuses, s’il s’agit d’une langue sentie comme une langue « sainte ». Comme en poésie, la forme est alors porteuse de sens.

Quelle que soit la langue maternelle (et même lorsque cette langue est une langue vernaculaire de grande diffusion), la relation à la langue « sainte » -même ancienne et peu connue- est une relation unique.

Voilà bien une idée étrangère aux modernes que nous sommes.
En termes de rentabilité, les langues anciennes n’ont d’ailleurs pas la cote. Pourquoi apprendre encore une langue que peu d’humains connaissent. Certes, l’analyse d’une phrase latine amène à réfléchir et à mieux comprendre sa propre langue. Cette gymnastique de l’esprit peut même se révéler fort utile. Mais on préfère aujourd’hui d’autres entrainements –plus à la mode ou plus rentables.

Quant à une langue « sacrée », c’est –pour beaucoup- un jeu démodé réservé aux croyants confinés dans des traditions anciennes dépassées. Cependant, peut-on imaginer un judaïsme sans hébreu ou un islam sans arabe ? La connaissance de ces langues donne accès aux écrits sacrés, aux commentaires anciens, au rituel, aux prières…. Bref à toute une tradition ancienne qui fournit le cadre d’une religion vivante. .

Outre cela, la beauté de ces textes-sources (Bible ou Coran) est insurpassable. Aucune traduction, jamais, n’égalera le texte original. Et la relation que les croyants entretiennent avec cette langue originale est une relation intime -qu’une longue fréquentation rend familière.

Lexique et grammaire ne peuvent connaître cette relation. Ce n’est pas leur fonction. Mais, d’autre part, les descriptions extérieures et les vues statistiques portant sur le nombre local des masses croyantes ou non ne disent rien sur la foi religieuse et la qualité du regard humain qu’elle peut, ici et là, par des chemins divers, engendrer

Cependant, le fait d’adhérer à une religion confessionnelle instituée n’est pas une garantie de profondeur. Le langage des conformismes religieux (pharisaïsme, bondieuserie etc…) nous éloignerait fort de la « langue originelle ».

À l’inverse, il est des incroyants ou agnostiques attentifs à cette « parole perdue » vivante dans les profondeurs.

Confusion   

Nous vivons à l’époque de ce qui est nommé « la confusion des langues ». Cette « confusion » qui entraîne la dispersion des humains après Babel –selon le récit biblique.

Un texte ancien (Bereshit rabba 38,11) ( 1 ) donne une vue profonde de cette confusion, en forme de commentaire sur le passage biblique : « Il confondit leurs langues » (en hébreu : « balal sefatam »).

Bien que le commentaire soit en araméen (langue vernaculaire alors courante), le texte biblique est évidemment cité en hébreu (langue obligée pour qui étudie les textes sacrés).

De là, ce rapprochement sonore entre un nom de lieu (en araméen) et une parole biblique (en hébreu). Les anciens sont des familiers de ces « jeux » de sonorité, véhicules d’un enseignement profond qui résonne dans la mémoire de l’étudiant. Le rapprochement « Borsiph/Bolsiph » est ici le support d’une compréhension nouvelle. Un nom de lieu et un mot signicatif, inventé pour la circonstance.

Rappelons la situation pédagogique ancienne. Le maître enseigne et l’élève écoute et « opine » -c’est-à-dire exprime son opinion : ce qu’il comprend, ce qu’il ne comprend pas, ce qu’il accepte ou refuse. À la transmission du savoir, le seul obstacle est le silence de l’élève. Seule la question de l’élève atteste que la transmission est réelle. Cette situation est au point de départ du texte suivant :

« Un élève de Rabbi YoHanan était assis devant ce dernier. Rabbi YoHanan lui donnait une explication, mais lui n’opinait pas- Pourquoi est-ce que tu n’opines pas, demanda Rabbi YoHanan ? Parce que je suis un exilé – D’où es-tu ? – De Borsiph ( 2 ). Il lui dit : ne dis pas cela, mais de « Bolsiph » car (l’Ecriture dit) « Là, l’Eternel a confondu la langue de toute la terre ».

Finalement, le maître dit : Si tu ne sais pas « opiner », tu seras un étranger partout. Ta terre natale, c’est le texte de l’écriture. Et si tu ne sais pas apprendre à le lire, tu seras un exilé en tous lieux de la terre. Présentement, tu n’es pas de Borsiph (ton lieu de naissance), mais de « Bolsiph » (lieu de la confusion).

Peu importe ton lieu de naissance et ton lieu de vie. Certes, tout homme est né là où sa mère l’a mis au monde. Mais ce n’est pas cela qui constitue l’adulte. Terre natale, n’est pas terre d’accomplissement. Ne pas comprendre revient à être en exil. Mais la « compréhension » nous fait revenir à la « langue » pré-babélienne.

L’exégèse (et non seulement une savante « étude-décorticage ») suppose une relation profonde avec le texte. C’est la parole retrouvée –au-delà des mots. Mais comment le dire en langage « post-babélien » ?

Jacques Chopineau, Genappe le 20 octobre 2005

( 1 ) Une traduction française en a été donnée par MM. Bernard Maruani et Albert Cohen-Arazi : Midrach rabba, tome I, Genèse Rabba, (Editions Verdier). Notre traduction –quitte à être moins agréable, du point de vue du français- tente de serrer la lettre du texte. Evidemment, notre interprétation n’engage en rien les auteurs cités.
( 2 ) C’est Borsippa de nos cartes –dans la région de Babylone. Il faut se souvenir de ce que le terrible exil de -587 a été à l’origine d’une importante diaspora juive en Babylonie.