Une
vision d’Ezekiel
Tout lecteur de la Bible
a en mémoire ce texte superbe
que le grand Goethe déplorait de ne pouvoir lire dans
la langue originale. Cette grandiose vision onirique de la
vallée emplie d’ossements :
«
La main de YHWH fut sur moi et, par son esprit, YHWH me fit
sortir et me déposa au milieu de la vallée
: celle-ci était pleine d’ossements …..
Il me dit : Fils d’homme, ces ossements c’est
toute la maison d’Israël. Les voilà qui
disent : Nos os sont desséchés, notre espérance
est morte ; c’est la fin pour nous.
Ez 37, 1 et 11
Les exilés –déportés en Babylonie-
pouvaient, en ce temps-là, craindre la disparition
de l’ancien Israël. De fait, cette communauté a
plusieurs fois, dans l’histoire, côtoyé les
abîmes –c’est sans doute la rançon
de tous les chemins hauts.
Notons au passage que l’actuel hymne national israélien
dit –comme en écho au texte d’Ezékiel
(et en reprenant les mêmes termes) :
«
Notre espérance n’est pas morte… »
Il est vrai qu’après des siècles d’expulsions
et de pogroms et surtout après le terrible holocauste
perpétré par les nazis, on a pu penser plusieurs
fois que l’espérance était morte. Mais,
d’une certaine manière, l’existence du
peuple actuel est éclairée par le texte prophétique.
Beaucoup sont morts, mais l’espérance est vivante.
Il serait malheureux que les problèmes actuels masquent
le caractère fantastique de la résurrection
d’un peuple après son quasi anéantissement.
Continuons notre rêve : et qu’une telle résurrection
concerne aussi un peuple palestinien à naître
ou à renaître. La justice –comme l’espérance-
ne connaît pas les frontières.
Revenir aux sources 
On entend dire aussi que le christianisme
est mourant. Un grand passé, mais pas d’avenir dit-on. Est-ce
vrai ? L’espérance serait-elle morte ? Certainement
pas, mais le christianisme est, aujourd’hui (comme
jadis, la petite communauté des exilés en Babylonie),
devant une tâche gigantesque : revenir à ses
sources. Retourner aux verts pâturages du passé,
lors même qu’un long désert doit être
traversé.
Quels sont, pour les chrétiens, ces verts pâturages
? C’est le retour à l’enseignement de
Jésus (et la vie de la communauté des premiers
chrétiens). Mais le christianisme devra premièrement
retourner aux sources bibliques et, en même temps,
séparer ce qui – dans ses doctrines – relève
du vocabulaire (même si ce vocabulaire est, au fil
du temps, devenu vénérable). Les définitions
dogmatiques ne sont pas des vérités intangibles.
Elles sont datées et doivent donc, aujourd’hui, être
examinées de manière critique. La vie est essentielle,
non ces formulations du passé. Tradition n’est
pas répétition, mais resourcement par retour à l’origine.
Si le christianisme ne fait pas cela, les églises
continueront de se vider et – sans doute – les
mosquées de se remplir. Certes, des personnalités
chrétiennes remarquables surgiront encore et des communautés
chrétiennes vivantes et dynamiques continueront d’exister.
Pourtant, ces dernières ne draineront qu’une
très petite partie d’une population chrétienne
jadis majoritaire. Et cette minorité (d’ailleurs
divisée sur des points de doctrine, justement) ne
sera pas l’image d’un peuple à naître,
mais de fidèles d’un autre temps.
Plus grave encore : l’Islam n’aurait pas de vis-à-vis
religieux. L’actuelle deuxième religion de nos
pays deviendrait la première, sinon la seule. Il y
aurait encore, cependant, quelques chrétiens, quelques
juifs, quelques bouddhistes….. Mais il n’y aurait
pas de dialogue interreligieux parce que des expériences
religieuses différentes ne viendraient pas irriguer
ce dialogue.
Une doctrine habituelle s’opposerait alors simplement à une
doctrine « nouvelle ». Et comme souvent, dans
le passé, la « vérité » du
grand nombre serait plus « vraie » que la vérité du
petit nombre. Reconnaissons que l’ancienne majorité chrétienne
s’était bien habituée à détenir
seule – en occident – cette « vérité ».
Les temps sont changés.
D’autre part, quelques personnes isolées ne
sont pas une grande communion ancrée dans une tradition
particulière. En ce domaine aussi, la richesse est
dans la diversité. Rencontre, tolérance, dialogue,
respect….. Et cette sorte d’émulation
qui fait que chacun à sa manière participe
d’une expérience unique -à l’écoute
de sa propre tradition, mais dans le respect de toutes les
autres. Cela ne va pas sans reconnaissance de la vie proprement
religieuse de toutes ces traditions.
Cependant, notre monde intellectuel ne sait
guère
ce qu’est une religion. Eventuellement, il en parle
bien, mais – sauf exception – il ne sait pas
ce que c’est. On ne peut – dans un langage borné au
seul visible – décrire le monde obscur où dorment
les esprits des profondeurs. L’occident aurait-il « oublié » ses
sources pour ne cultiver que sa rationalité ?
Comme le dit un intellectuel tunisien, fils
spirituel de notre université, mais attaché à tel
cérémonial irrationnel conservé au Maroc- « … l’amour
des Lumières ne me conduit pas à occulter la
face enténébrée de l’homme » (1).
Une religion permet de donner forme et langage à cette
face ténébreuse de l’homme. Sans doute,
cette partie obscure contient le pire et le meilleur : Sagesse
et folie. Il reste qu’une grande part de l’humain
plonge dans l’obscur, lors même que la partie émergée
est rationnelle.
Certes, les surgissements de l’obscur peuvent engendrer
délires et violences. L’histoire est pleine
de tels débordements (On pense à l’inquisition,
mais le délire nazi ou le goulag stalinien –sans être
religieux- ont poussé aux mêmes excès… Comme
un certain islam aujourd’hui –qui n’est
d’ailleurs pas plus tout l’Islam que l’inquisition
n’était tout le christianisme !).
Il faut percevoir les merveilles des profondeurs,
sans faire remonter les monstres à la surface. C’est ce
danger –toujours présent- qui rend indispensable
l’amour du prochain, le respect des différences,
l’écoute…. « Ne fais pas à autrui
ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Sans
une telle borne, l’irrationnel religieux serait un
danger. Et notre histoire est remplie de telles déviances.
Inversement, dans la partie visible de cet
iceberg, la raison suscite des jugements nécessaires et une attitude
critique indispensable. Il est clair que cela suppose savoir
et liberté, connaissance et tolérance. Nous
sommes tous fils des Lumières. Mais l’homme
ne vit pas seulement dans l’univers logique. Une grande
partie de sa vie a des racines obscures. En ce lieu se situe
le domaine propre de la religion. Non pas qu’elle soit
toujours irrationnelle, mais son regard n’est pas borné par
le visible. Et c’est là, sans doute, la limite
de toutes les rationalités et de tous les humanismes.
De fait, un criminel n’est pas moins rationnel, ni
un fou moins logique, qu’un homme cultivé issu
de nos meilleures écoles. Ni science, ni savoir, n’éloignent
du meurtre…. De ce point de vue, ce qui distingue l’homme
religieux n’est pas la rationalité, mais l’ouverture à la
réalité humaine totale –laquelle est
parfois irrationnelle.
Dans tous les cas, la vie est –à elle seule-
sa propre raison d’être. Mais cette vie est plus
ou moins pleine ou plus ou moins bornée. L’espérance
est un présent qui appelle un futur accroissement
de vie. La mort est derrière nous. Une parole de vie
nous le rappelle :
«
Laisse les morts enterrer leurs morts….. »
Matthieu 8,22 (cp Luc 9,60)
Dans le texte du prophète Ezekiel, l’image des
ossements qui se couvrent de chair –pour être
comprise- fait appel à toute autre chose que la rationalité.
Passer de la mort à la vie n’est pas un simple
changement de manière de penser.
Il importe de ne pas trop tarder à revenir aux sources
du christianisme –par delà des siècles
de dogmatismes triomphants. Et que ce langage fasse clairement
droit au mystère de la part ténébreuse
de notre humanité. C’est là une gageure,
sans doute, mais toute renaissance est à ce prix….
Une nouvelle réforme se situe au-delà de ce
que Martin Luther appelait « la captivité babylonienne
de l’église », mais non dans le langage
du seizième siècle : c’est dans le langage
de notre temps que s’ouvrira la route d’un tel
retour aux origines.
Jacques Chopineau, Genappe, le 2 janvier 2005
(1) Abdelwahab Meddeb
: La maladie de l’Islam, Paris
2002, p 75. Mais –au-delà de cette citation-
ce livre entier mérite bien d’être médité.  |