Le
juste éprouvé
La Bible est une bibliothèque. Elle
intègre
des textes divers, d’époques différentes
et de genres littéraires différents. Parmi
ces genres : l’écrit de sagesse. Le livre de
Job est un de ceux-là.
Naturellement, il est des modèles
littéraires.
Bien avant le livre de Job, « La complainte du juste
désespéré » est un classique de
la littérature babylonienne. En fait, depuis le commencement
du monde, cette question est vivante : Pourquoi le juste
est-il, parfois, victime de l’injustice ? Vieille question,
plusieurs fois reprises dans la Bible, et que Job ne découvre
certes pas, mais qu’il illustre de manière grandiose.
Cette grande figure du juste éprouvé par
des épreuves
terribles a traversé les siècles. Juifs et
chrétiens connaissent cette aventure. Mais Job est également
mentionné dans le texte coranique (cf Coran 21,84).
La particularité du livre de Job est
son approche originale de ce vieux problème, dans
le contexte religieux de la vieille religion mosaïque.
De longs poèmes, écrits
dans une langue difficile, mais dans une forme superbe (et
souvent rebelle à la traduction !). Pourtant, prologue
(1,1 à 2,13) et épilogue (42,7-17) sont écrits
en une prose simple et vivante, comme s’il s’agissait
d’un récit raconté sur la place du village,
par un conteur populaire.
Une question souvent posée
est de savoir si les poèmes
sont ou non plus anciens que l’histoire racontée.
Les deux opinions ont été savamment défendues,
mais elles n’ont guère d’intérêt
ici.
Dans tous les cas, prologue et épilogue
fournissent un cadre narratif aux poèmes.
Le point
de départ narratif est une entrevue entre
Dieu et le satan (toujours avec l’article : il s’agit
d’une fonction, non pas d’un nom de personne).
De fait, ce n’est que plus tard que « Satan » deviendra
le nom d’une figure personnelle, opposée à Dieu.
Ici, le satan est un personnage serviteur, certes de haut
rang, mais serviteur. Un ennemi de l’homme, mais non
un ennemi de Dieu ! Dans une perspective monothéiste
: il n’a pas d’ennemi de Dieu.
Sous les traits
d’un monarque oriental, Dieu convoque,
ses ministres et conseillers et –voyant parmi eux « le
satan » -une sorte de chef de la police, de retour
de son habituelle tournée d’inspection sur la
terre des hommes- lui pose la question :
«
As-tu remarqué Job, mon serviteur ?
Il n’y a
personne comme lui sur la terre ;
c’est un homme intègre
et droit,
qui craint Dieu et s’écarte du mal »
Job
1,8
La réponse du satan contient le point
de départ
de tout ce qui va suivre. Il ne peut contredire le roi, mais
il peut poser une question : « Est-ce pour rien que
Job craint Dieu ? »
Ce « est-ce pour rien ? » (ou « est-ce
gratis ? ») est le commencement de tout le drame. Le
satan insinue que si Job est fidèle, c’est qu’il
tout intérêt à être fidèle
: « Toi, Dieu, tu lui as tout donné : richesses,
honneurs et bonheurs. Mais qu’il perde tout cela et
tu verras s’il persiste longtemps dans cette attitude ».
Le pari est tenu : le souverain accepte que
Job soit éprouvé.
Seule limite : que sa vie soit épargnée. Le « mal » sera,
en fait, une épreuve. C’est ainsi que Job va
perdre, tour à tour, ses richesses, ses enfants, sa
santé…. Mais jamais son exceptionnelle confiance
en Dieu :
«
En tout cela, Job ne pécha pas…» Job
1,22 et 2,10 Le cadre est posé : les poèmes
commencent (chapitre 3). Plaintes de Job et arguments de
ses amis vont
alterner
dans les chapitres qui suivent. Ce sera un long débat
sur ce qu’on appelle classiquement « la rétribution ».
Si Job est puni, c’est qu’il a péché !
Dieu serait-il injuste ? Propos courants, mais absurdes et
souvent énoncés ou dénoncés dans
la Bible (voir, par exemple, Psaume 44,18).
Dieu n’est
pas un céleste père fouettard
qui récompense les bons et punit les méchants
! Mais « son soleil brille sur les justes et sur les
injustes » (Matthieu 5,45).
Aux discours de ses amis,
Job ne peut qu’opposer sa
bonne foi et son incompréhension.
D’où vient
la sagesse ?
Un autre écrit de sagesse (Qohelet =
l’Ecclésiaste)
insiste fortement sur le caractère éphémère
de la vie humaine. C’est dans ce cadre étroit
que l’homme s’efforce de découvrir une
sagesse qui n’est pas à la mesure de ce qu’il
peut véritablement connaître (cf « Terrible
Qohelet »).
Mais Job connaît cette limitation
humaine :
«
Le sort de l’homme sur la terre n’est-il pas
celui d’un soldat ?
Et ses jours ceux d’un salarié ?
Comme l’esclave aspire à l’ombre,
Comme le salarié espère son salaire,
Moi, j’ai pour patrimoine des mois de malheur…»
Job 7,1-2 Et encore :
«
Car nous sommes d’hier et nous
ne savons rien,
Nos jours sur la terre ne sont qu’une ombre…»
Job 8,9 Dès lors que l’homme n’est
presque rien : comment pourrait-il contester son créateur
? Ce serait joindre l’inutilité à l’absurdité.
Sans doute est-ce là une pensée très étrangère à l’homme
moderne. Mais on ne peut, autrement, comprendre la pensée
du livre de Job.
Le sage connaît ses limites (cf
Job 40,4 ; 42,5).
Ce qui lui reste n’est que sa propre
sagesse. Le livre est rempli de paroles de cette sagesse
biblique –laquelle
est empirique et rarement spéculative.
Parmi les
discours qui se succèdent, le chapitre 28
semble sortir du cadre. De fait, on ne sait pas qui parle
: Job ou l’un de ses amis ? Dans tous les cas, il
s’agit
d’un hymne à la sagesse, ou plutôt sur
le commencement de la sagesse.
L’image développée
est celle de l’homme
qui accomplit des tours de force pour trouver des trésors
: argent, or, fer, pierres précieuses…. Cet
homme inventif ouvre la terre pour l’explorer, la
sonder.
Mais vient la question :
«
Et la sagesse d’où vient-elle
?
Où est le gisement de l’intelligence…»
Job 28,12 Pas de réponse à cela. Même
la mer et l’abîme n’en connaissent pas
le chemin. Même les oiseaux du ciel et même la
mort ne peuvent la connaître (cf 28,21). Dieu seul
connaît le
chemin et le gisement. Quant à l’homme :
il n’en connaît rien.
Finalement :
«
La crainte du Seigneur : voilà la
sagesse
et fuir le mal : voilà l’intelligence »
Job 28,28 C’est pourquoi, dans la suite, les fidèles
d’une
religion seront couramment appelés, en hébreu,
les « craignants Dieu » (« yir’é elohim »).
Une religion n’est pas d’abord une manière
de penser ou de parler, mais une manière d’agir.
Le premier pas est cette « crainte », sans
laquelle toute suite serait illusoire (1).
Inversement,
nos actions sont souvent motivées par
d’autres « craintes » (qui sont des
peurs) : crainte des pouvoirs, crainte de la pauvreté,
crainte de souffrir (dans sa chair, dans sa carrière,
dans sa situation etc…). Et pratiquement, ces
craintes ont priorité sur ce que le livre de
Job nomme « crainte
de Dieu ». Qui craindre en premier ? Il faudra
choisir ! Dis-moi quelle est ta crainte : je te dirai
quelle est
ta sagesse.
Jacques Chopineau, Genappe le 2 septembre
2004
(1) « Le commencement de la sagesse, c’est
la crainte de Dieu ». C’est là un
rappel courant en hébreu et en arabe. Rappelons
qu’il
s’agit de crainte révérencielle,
et non de peur. |