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 Bible et libertés


  Jacques Chopineau

 

- Jeux de mots ?

- Quelques exemples

- La prose également …

 

   


Promenade au jardin des racines hébraïques

 

 

Jeux de mots ?

Au départ de cette promenade : une remarque élémentaire. Toute langue donne de « jouer » sur les sonorités qui lui sont propres. Les proverbes fournissent une illustration de ce fait. Les exemples sont nombreux de sentences assonancées ou rimées qui contiennent une observation profonde, une remarque sage, un rapprochement destiné à se graver dans la mémoire.
Pour nous en tenir au français, des énoncés comme « la clé qui sert est toujours claire », « envie est toujours en vie », « bien perdu, bien connu » et beaucoup d’autres, sont des dits de sagesse enfermés dans une formulation expressive, facile à retenir.

Certaines langues (parfois non écrites) véhiculent ainsi toute une culture orale. Des milliers de sentences transmettent une sagesse ancestrale et le sage est celui qui connaît un grand nombre de ces dits transmis par la tradition. Les proverbes bibliques sont une illustration grandiose de ce phénomène. Il faudra, ailleurs, revenir sur ce sujet qui, souvent, défie la traduction.

Mais les proverbes ne sont pas seuls en cause. Les « jeux » de sonorité sont parfois le point d’ancrage d’une compréhension profonde. Le terme même de « jeu » peut d’ailleurs prêter à confusion. Ce « jeu » n’a rien d’un divertissement. On peut comprendre qu’un Martin Buber oppose le « jeux de mots » (Wortspiel) à une prise au sérieux du mot (Worternst). Il faisait allusion à ces passages bibliques dans lesquels l’auteur (scribe ou prophète) accroche la parole à un rapprochement verbal –un jeu de sonorité.

Les textes bibliques fournissent un grand nombre de ces « jeux » intraduisibles puisqu’ils sont liés aux sonorités propres à une langue –en l’occurrence, la langue biblique. Les exemples qui suivent sont très loin d’épuiser ce vaste sujet.

Quelques exemples

Isaïe est un des trois « grands prophètes » (par opposition aux 12
« prophètes mineurs »). Il est aussi le plus grand poète qui se soit jamais exprimé en hébreu ancien. Le visionnaire est doublé d’un virtuose de la langue.

Comment traduire littéralement le verset d’Esaïe 7,9 ?
Le prophète utilise deux formes de la même racine verbale : « ‘mn » Mais cette similitude, fortement expressive, est effacée par les traductions :

« Si vous ne croyez pas, non, vous ne pourrez être stables ! » (Dhorme)
« Si vous n’avez pas foi, vous ne tiendrez pas » (NBS)
« Si vous ne croyez pas, vous ne subsisterez pas » (TOB)
« Si vous ne croyez pas, vous ne tiendrez pas » (Maredsous)

On pourrait multiplier les exemples de traduction. Il faut, dans tous les cas, changer de verbe en français. De fait, aucune langue européenne ne peut rendre ce « jeu » expressif fondé sur deux formes différentes de la même racine verbale. Par parenthèse, dans une autre langue sémitique (l’arabe), la traduction est un simple décalque.

Le texte hébreu d’Esaïe disait : « ‘im lo’ ta’aminû, ki lo’ te’amenû ».
Tout arabisant comprendra clairement cet énoncé décalqué :
« ‘in lam tu’minû, fa-lâ ta’manû » .

La parenté linguistique rend ici possible la restitution fidèle. Ce sera souvent le cas pour d’autres termes, comme ces autres formes de la même racine « ‘mn » que nous devons traduire en français par des mots différents (cf en hébreu : « ne’eman » -fidèle, « he’emîn » -croire, « ‘emûna » -foi, « amen » -passé tel quel dans notre langue ….). ‘MN signifie, en fait : être ferme, stable, permanent, sûr, fiable….

Au traducteur de choisir !
Mais défiant parfois toute traduction, ces rapprochements fondés sur la seule sonorité de deux termes opposés par le sens.

Ainsi, en Esaïe 5,7 : Sedaqa (justice) remplacée (dans les pratiques dénoncées par le prophète) par la Se’aqa (crime) et le mishpâT (jugement) remplacé par le mispaH (tollé).

De tels rapprochements expressifs sont utilisés par d’autres prophètes.
Ainsi le « maqel shaqed » (branche d’amandier –« arbre veilleur ») qui -en Jérémie 1,11- est le signe que Dieu veille (« shoqed ») sur sa parole… Ou encore Amos 8,1 où la vue d’une corbeille de fruits (« Harbonê qayiS ») fait comprendre au prophète que la fin (« qeS ») est proche. Le « jeu » est ici un support de vision ou –pour le dire autrement- le référent (visuel) devient un signe (compris).

La prose également…

Les textes en prose ne sont pas en reste. Même lorsque le texte est lu aux oreilles d’un peuple non lettré, un « jeu » de mots, une paronomase, une similitude verbale, peuvent être porteurs de signification.

Rappelons qu’en ce domaine, le « vrai » est ce qui donne sens et saveur à ce qui est dit. L’exactitude historique ou scientifique n’a rien à faire ici. Et l’étymologie dite « savante », parfois, nous détourne de la signification véritable, voulue par le rédacteur. Le son est porteur de signification. La vérité d’un énoncé est mesurée par ce que cet énoncé me donne à voir, à comprendre, à associer.

La signification d’un nom est parfois donnée.
Ainsi en Genèse 4, 1 , le nom Qayin (Caïn) est rattacher au verbe « qanîti » (j’ai acquis). Le nom d’Abel est également significatif (voir : Terrible Qohelet)

De même, contrairement à toute étymologie connue, le nom de Noé mis en relation avec « consoler » (racine : nHm) en Genèse 5,29.

Le récit de la tour de Babel fournit d’autres exemples (cf Genèse 11,3) :
« Nilbena levénim » ( briquetons des briques)

ou encore : le « Hemar » (bitume) leur fut « Homer » (mortier).
Autant dire que le bitume leur fut béton !

Ces jeux de mots intraduisibles font aussi partie de la substance de ces énoncés.

Pourtant, l’observation ne s’arrête pas à ces constats évidents. Martin Buber a été –entre autres choses- un grand traducteur de la Bible (1). C’est lui qui a proposé cette expression de « paronomase distancielle » pour décrire ce phénomène par lequel, d’une section lue et entendue à une autre section, un jeu semblable se répète. Le rappel est alors porteur de sens. Alors même que les racines sont différentes !

Cela nous renvoie à l’origine orale de ce qui est aujourd’hui connu comme un texte. Les paroles ont été lues et entendues avant d’être transmises par écrit. Et –rappelons-le- la « vérité » d’un énoncé n’a rien à voir avec une exactitude étymologique.

Prenons l’exemple d’un « jeu » sur deux racines verbales différentes (deux lettres inversées). Le droit d’aînesse méprisé (Genèse 25,34) qui entraîne la perte de la bénédiction (Genèse 27,35). La relation entre l’un et l’autre de ces faits est exprimée par la similitude de deux racines presque semblables dans la forme : BKR et BRK (2).

Cessons ici cette promenade au jardin des racines hébraïques. Le sujet est immense ! Ces « jeux » de mots sont la source de toute exégèse profonde, aujourd’hui comme hier. Puissent les exégètes modernes ne pas perdre cela de vue.

Jacques Chopineau, Genappe, le 8 août 2004   

(1) Un gros volume de ses œuvres rassemble les écrits qu’il a consacrés à la Bible (Cf Gesammelte Schriften, II Schriften zur Bibel). Il a, d’autre part, été un grand traducteur du Texte en langue allemande.

(2) Là encore, les familiers de la langue arabe noteront la similitude établie par le texte biblique entre «BiKR» (hébreu : bekhor = premier-né) et «BRK» (bénir). Bien évidemment, les systèmes linguistiques sont proches.