Jeux
de mots ?
Au départ
de cette promenade : une remarque élémentaire.
Toute langue donne de « jouer » sur les sonorités
qui lui sont propres. Les proverbes fournissent une illustration
de ce fait. Les exemples sont nombreux de sentences assonancées
ou rimées qui contiennent une observation profonde,
une remarque sage, un rapprochement destiné à se
graver dans la mémoire.
Pour nous en tenir au français, des énoncés
comme « la clé qui sert est toujours claire », « envie
est toujours en vie », « bien perdu, bien connu » et
beaucoup d’autres, sont des dits de sagesse enfermés
dans une formulation expressive, facile à retenir.
Certaines langues
(parfois non écrites) véhiculent
ainsi toute une culture orale. Des milliers de sentences
transmettent une sagesse ancestrale et le sage est celui
qui connaît un grand nombre de ces dits transmis par
la tradition. Les proverbes bibliques sont une illustration
grandiose de ce phénomène. Il faudra, ailleurs,
revenir sur ce sujet qui, souvent, défie la traduction.
Mais les proverbes
ne sont pas seuls en cause. Les « jeux » de
sonorité sont parfois le point d’ancrage d’une
compréhension profonde. Le terme même de « jeu » peut
d’ailleurs prêter à confusion. Ce « jeu » n’a
rien d’un divertissement. On peut comprendre qu’un
Martin Buber oppose le « jeux de mots » (Wortspiel) à une
prise au sérieux du mot (Worternst). Il faisait allusion à ces
passages bibliques dans lesquels l’auteur (scribe ou
prophète) accroche la parole à un rapprochement
verbal –un jeu de sonorité.
Les textes bibliques
fournissent un grand nombre de ces « jeux » intraduisibles
puisqu’ils sont liés aux sonorités propres à une
langue –en l’occurrence, la langue biblique.
Les exemples qui suivent sont très loin d’épuiser
ce vaste sujet.
Quelques exemples
Isaïe est un
des trois « grands prophètes » (par
opposition aux 12 « prophètes mineurs »).
Il est aussi le plus grand poète qui se soit jamais
exprimé en hébreu ancien. Le visionnaire est
doublé d’un virtuose de la langue.
Comment traduire
littéralement le verset d’Esaïe
7,9 ?
Le prophète utilise deux formes de la même
racine verbale : « ‘mn » Mais cette similitude,
fortement expressive, est effacée par les traductions
:
«
Si vous ne croyez pas, non, vous ne pourrez être stables
! » (Dhorme)
«
Si vous n’avez pas foi, vous ne tiendrez pas » (NBS)
«
Si vous ne croyez pas, vous ne subsisterez pas » (TOB)
«
Si vous ne croyez pas, vous ne tiendrez pas » (Maredsous)
On pourrait multiplier
les exemples de traduction. Il faut, dans tous les cas, changer
de verbe en français. De
fait, aucune langue européenne ne peut rendre ce « jeu » expressif
fondé sur deux formes différentes de la même
racine verbale. Par parenthèse, dans une autre langue
sémitique (l’arabe), la traduction est un simple
décalque.
Le texte hébreu
d’Esaïe
disait : « ‘im
lo’ ta’aminû, ki lo’ te’amenû ».
Tout arabisant comprendra clairement cet énoncé décalqué :
« ‘in
lam tu’minû, fa-lâ ta’manû » .
La parenté linguistique rend ici possible la restitution
fidèle. Ce sera souvent le cas pour d’autres
termes, comme ces autres formes de la même racine « ‘mn » que
nous devons traduire en français par des mots différents
(cf en hébreu : « ne’eman » -fidèle, « he’emîn » -croire, « ‘emûna » -foi, « amen » -passé tel
quel dans notre langue ….). ‘MN signifie, en
fait : être ferme, stable, permanent, sûr, fiable….
Au traducteur de
choisir !
Mais défiant parfois toute traduction, ces rapprochements
fondés sur la seule sonorité de deux termes
opposés par le sens.
Ainsi, en Esaïe
5,7 : Sedaqa (justice) remplacée (dans les pratiques
dénoncées
par le prophète) par la Se’aqa (crime) et le
mishpâT (jugement) remplacé par le mispaH (tollé).
De tels rapprochements
expressifs sont utilisés par
d’autres prophètes.
Ainsi le « maqel shaqed » (branche
d’amandier –« arbre veilleur ») qui
-en Jérémie 1,11- est le signe que Dieu veille
(« shoqed ») sur sa parole… Ou encore Amos
8,1 où la vue d’une corbeille de fruits (« Harbonê qayiS »)
fait comprendre au prophète que la fin (« qeS »)
est proche. Le « jeu » est ici un support de
vision ou –pour le dire autrement- le référent
(visuel) devient un signe (compris).
La prose également…
Les textes en prose
ne sont pas en reste. Même lorsque
le texte est lu aux oreilles d’un peuple non lettré,
un « jeu » de mots, une paronomase, une similitude
verbale, peuvent être porteurs de signification.
Rappelons
qu’en ce domaine, le « vrai » est
ce qui donne sens et saveur à ce qui est dit. L’exactitude
historique ou scientifique n’a rien à faire
ici. Et l’étymologie dite « savante »,
parfois, nous détourne de la signification véritable,
voulue par le rédacteur. Le son est porteur de signification.
La vérité d’un énoncé est
mesurée par ce que cet énoncé me donne à voir, à comprendre, à associer.
La signification
d’un nom est parfois donnée.
Ainsi en Genèse 4, 1 , le nom Qayin (Caïn) est
rattacher au verbe « qanîti » (j’ai
acquis). Le nom d’Abel est également significatif
(voir : Terrible
Qohelet)
De même, contrairement à toute étymologie
connue, le nom de Noé mis en relation avec « consoler » (racine
: nHm) en Genèse 5,29.
Le récit de la tour de Babel fournit d’autres
exemples (cf Genèse 11,3) : «
Nilbena levénim » (
briquetons des briques)
ou encore : le « Hemar » (bitume)
leur fut « Homer » (mortier).
Autant dire que
le bitume leur fut béton !
Ces jeux de mots
intraduisibles font aussi partie de la substance de ces énoncés.
Pourtant, l’observation
ne s’arrête pas à ces
constats évidents. Martin Buber a été –entre
autres choses- un grand traducteur de la Bible (1). C’est
lui qui a proposé cette expression de « paronomase
distancielle » pour décrire ce phénomène
par lequel, d’une section lue et entendue à une
autre section, un jeu semblable se répète.
Le rappel est alors porteur de sens. Alors même que
les racines sont différentes !
Cela nous renvoie à l’origine
orale de ce qui est aujourd’hui connu comme un texte.
Les paroles ont été lues
et entendues avant d’être transmises par écrit.
Et –rappelons-le- la « vérité » d’un énoncé n’a
rien à voir avec une exactitude étymologique.
Prenons l’exemple
d’un « jeu » sur
deux racines verbales différentes (deux lettres inversées).
Le droit d’aînesse méprisé (Genèse
25,34) qui entraîne la perte de la bénédiction
(Genèse 27,35). La relation entre l’un et l’autre
de ces faits est exprimée par la similitude de deux
racines presque semblables dans la forme : BKR et BRK (2).
Cessons ici cette
promenade au jardin des racines hébraïques.
Le sujet est immense ! Ces « jeux » de mots sont
la source de toute exégèse profonde, aujourd’hui
comme hier. Puissent les exégètes modernes
ne pas perdre cela de vue.
Jacques Chopineau, Genappe, le 8 août 2004
(1) Un gros
volume de ses œuvres
rassemble les écrits
qu’il a consacrés à la Bible (Cf Gesammelte
Schriften, II Schriften zur Bibel). Il a, d’autre part, été un
grand traducteur du Texte en langue allemande.
(2) Là encore, les
familiers de la langue arabe noteront la similitude établie
par le texte biblique entre «BiKR» (hébreu : bekhor =
premier-né) et «BRK» (bénir). Bien évidemment, les systèmes
linguistiques sont proches.
|