Introduction
Aucun
livre biblique n’a autant heurté, choqué,
que ce livre-ci. La littérature traditionnelle juive
se fait l’écho de discussions, avant son inclusion
dans le canon des livres sacrés. Il n’a finalement été retenu
que parce que l’épilogue (XII, 9-14) semblait
rétablir la doctrine traditionnelle.
Les anciennes
versions chrétiennes lui ont donné un
titre édifiant : l’Ecclésiaste (à distinguer
de “l’ Ecclésiastique” de la Bible
alexandrine).
On chercherait en vain dans les Bibles protestantes
cet “Ecclésiastique”
(= Ben Sira, ou
Siracide) qui n’a rien à voir avec cet “Ecclésiaste”
(Qohelet, en hébreu) qui nous occupe présentement.
D’ailleurs
l’Ecclésiaste est canonique
pour tous (juifs ou chrétiens); tandis que l’Ecclésiastique
est “apocryphe” pour les protestants et “deutérocanonique”
pour les catholiques. En tout cas, les deux livres n’ont
rien à voir. Seuls les titres (d’origine gréco-latine)
peuvent paraître les rapprocher.
L’Ecclésiaste
est une “traduction” traditionnelle
et hasardeuse d’un mot hébreu dont personne
ne connaît le sens exact. “Qohelet” (participe
féminin d’une racine QHL) pourrait être
un nom de profession. Laquelle ?
Le mot a fait penser à “ekklêsia”
(= “église”).
De là, la traduction latine : “Ecclesiastes”.
La même idée est conservée dans les langues
germaniques (ainsi, en allemand, der Prediger = le prédicateur).
L’auteur serait donc un homme d’une assemblée
ecclésiastique.
Plus probante est
cette hypothèse
selon laquelle un vieux sage se fait la voix du peuple et
exprime ce que beaucoup
pensent, au sein d’une assemblée (populaire).
De fait, il est difficile d’imaginer qu’un prédicateur
tienne de pareils discours :
«
Quel profit y a-t-il pour l’homme en tout son travail
auquel il travaille sous le soleil ? » Qohelet 1,3
«
J’ai vu toutes les œuvres qui se font sous le
soleil et voici : tout est vanité (hevel) et poursuite
de vent » 1,14
«
J’ai dit en mon cœur : un sort pareil a celui
de l’insensé écherra à moi aussi
: pourquoi ai-je été sage alors davantage ? » 2,15
«
J’ai connu qu’il n’y a rien de bon pour
eux (les hommes), si ce n’est de jouir et d’avoir
du bien-être en leur vie » 3,12
« … L’homme ne peut pas découvrir l’œuvre
qui se fait sous le soleil… Et même si le sage
dit savoir, il ne peut pas trouver » 8,17
Beaucoup d’autres
sentences sceptiques sont proférées
par le sage qui se couvre du nom de Salomon –le sage
par excellence. Paroles terribles ! Non pas que rien n’ait
de sens (direction), mais l’homme éphémère
ne peut pas connaître ce sens. En effet, l’homme
ne voit que les hauts et les bas de son existence limitée.
Le mot qui exprime cette réalité est « hevel »
Vanité ! Bornons-nous au
début du livre. Tout le monde a en
tête l’expression “Vanité de vanités
: tout est vanité”. C’est la transcription
du latin : “Vanitas”, mais cette traduction
décalquée risque fort d’égarer.
Certes, “vanité” réfère étymologiquement à ce
qui est vain, vide, dénué de réalité substantielle.
Pourtant l’usage courant du mot, en français,
réfère aujourd’hui à tout autre
chose. La vanité actuelle est proche de l’orgueil
et du souci de l’apparence –ce qui n’a
presque rien à voir avec le « hevel » du
texte biblique.
Le mot hébreu signifie : vapeur,
buée,
haleine, souffle léger…. C’est –dans
l’usage
biblique- une métaphore de ce qui n’a pas de
réalité durable, une métaphore de l’éphémère
et même du néant. De là, cette création
verbale d’un verbe dérivé de même
racine :
«
Ils ont poursuivi le néant (hevel) et se sont néantisés
(wa-yehbâlû) » Jérémie 2,
5
Des traductions
modernes sont soucieuses de retrouver le sens premier du
mot :
«
Futilité complète, dit Qohelet, futilité complète,
tout n’est que futilité » (NBS).
«
Buée de buée, tout est buée » (Meschonig)
Dans ce dernier
cas, on peut refuser une survalorisation de l’étymologie.
Une métaphore doit être
sentie comme telle. Pourtant, la reprise continuelle, à travers
tout le livre, du même mot, finit par produire l’effet
littéraire de ce léger souffle, futile, éphémère,
sans poids et, donc, sans existence…
La vieille version
arabe de Sa’adya Gaon (1) rend bien
cette insistance :
«
Ephémère, comble de l’éphémérité !
Tout est éphémère » ou « fugace,
comble de la fugacité, tout est fugace ».
Mais
ce mot « Hevel » est également, dans
la Bible, un nom propre. C’est le nom du frère
(mort sans descendance) de Caïn le meurtrier. Le sage
Qohelet connaît bien le texte de la Genèse (dont
les premiers chapitres traitent de la réalité humaine
de tous les temps).
Hevel (Abel) est
le nom de ce frère éphémère
et c’est aussi, dans la pensée de Qohelet, le
nom de tout homme. Car l’homme n’a pas de durée
et son vrai nom est « éphémère ».
C’est cela
que l’homme tente d’oublier
et que le sage lui rappelle. Et sans ce premier pas (et cette
ascèse nécessaire !), toute sagesse serait
illusoire.
Jacques
Chopineau,
24 juillet 2004
(1)
Sa’adya Gaon (= Saadia ben Yûsuf
el-Fayûmî) est un
savant juif égyptien du 10ème siècle. Il est mort en 942 à Bassora –laissant
une œuvre immense dans le domaine biblique. On consultera : Haïm Zafrani – André Caquot
: La version arabe de la Bible de Sa’adya Gaon, L’Ecclésiaste
et son commentaire “Le livre de l’ascèse”, Paris 1989. |