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 Bible et libertés


  Jacques Chopineau

 

- Introduction

- Vanité !

 

   


Terrible Qohelet

 

 

Introduction

Aucun livre biblique n’a autant heurté, choqué, que ce livre-ci. La littérature traditionnelle juive se fait l’écho de discussions, avant son inclusion dans le canon des livres sacrés. Il n’a finalement été retenu que parce que l’épilogue (XII, 9-14) semblait rétablir la doctrine traditionnelle.

Les anciennes versions chrétiennes lui ont donné un titre édifiant : l’Ecclésiaste (à distinguer de “l’ Ecclésiastique” de la Bible alexandrine).
On chercherait en vain dans les Bibles protestantes cet “Ecclésiastique”
(= Ben Sira, ou Siracide) qui n’a rien à voir avec cet “Ecclésiaste” (Qohelet, en hébreu) qui nous occupe présentement.

D’ailleurs l’Ecclésiaste est canonique pour tous (juifs ou chrétiens); tandis que l’Ecclésiastique est “apocryphe” pour les protestants et “deutérocanonique” pour les catholiques. En tout cas, les deux livres n’ont rien à voir. Seuls les titres (d’origine gréco-latine) peuvent paraître les rapprocher.

L’Ecclésiaste est une “traduction” traditionnelle et hasardeuse d’un mot hébreu dont personne ne connaît le sens exact. “Qohelet” (participe féminin d’une racine QHL) pourrait être un nom de profession. Laquelle ?

Le mot a fait penser à “ekklêsia” (= “église”). De là, la traduction latine : “Ecclesiastes”. La même idée est conservée dans les langues germaniques (ainsi, en allemand, der Prediger = le prédicateur). L’auteur serait donc un homme d’une assemblée ecclésiastique.

Plus probante est cette hypothèse selon laquelle un vieux sage se fait la voix du peuple et exprime ce que beaucoup pensent, au sein d’une assemblée (populaire). De fait, il est difficile d’imaginer qu’un prédicateur tienne de pareils discours :

« Quel profit y a-t-il pour l’homme en tout son travail auquel il travaille sous le soleil ? » Qohelet 1,3
« J’ai vu toutes les œuvres qui se font sous le soleil et voici : tout est vanité (hevel) et poursuite de vent » 1,14
« J’ai dit en mon cœur : un sort pareil a celui de l’insensé écherra à moi aussi : pourquoi ai-je été sage alors davantage ? » 2,15
« J’ai connu qu’il n’y a rien de bon pour eux (les hommes), si ce n’est de jouir et d’avoir du bien-être en leur vie » 3,12
« … L’homme ne peut pas découvrir l’œuvre qui se fait sous le soleil… Et même si le sage dit savoir, il ne peut pas trouver » 8,17

Beaucoup d’autres sentences sceptiques sont proférées par le sage qui se couvre du nom de Salomon –le sage par excellence. Paroles terribles ! Non pas que rien n’ait de sens (direction), mais l’homme éphémère ne peut pas connaître ce sens. En effet, l’homme ne voit que les hauts et les bas de son existence limitée. Le mot qui exprime cette réalité est « hevel »

Vanité !

Bornons-nous au début du livre. Tout le monde a en tête l’expression “Vanité de vanités : tout est vanité”. C’est la transcription du latin : “Vanitas”, mais cette traduction décalquée risque fort d’égarer. Certes, “vanité” réfère étymologiquement à ce qui est vain, vide, dénué de réalité substantielle. Pourtant l’usage courant du mot, en français, réfère aujourd’hui à tout autre chose. La vanité actuelle est proche de l’orgueil et du souci de l’apparence –ce qui n’a presque rien à voir avec le « hevel » du texte biblique.

Le mot hébreu signifie : vapeur, buée, haleine, souffle léger…. C’est –dans l’usage biblique- une métaphore de ce qui n’a pas de réalité durable, une métaphore de l’éphémère et même du néant. De là, cette création verbale d’un verbe dérivé de même racine :
« Ils ont poursuivi le néant (hevel) et se sont néantisés (wa-yehbâlû) » Jérémie 2, 5

Des traductions modernes sont soucieuses de retrouver le sens premier du mot :
« Futilité complète, dit Qohelet, futilité complète, tout n’est que futilité » (NBS).
« Buée de buée, tout est buée » (Meschonig)

Dans ce dernier cas, on peut refuser une survalorisation de l’étymologie. Une métaphore doit être sentie comme telle. Pourtant, la reprise continuelle, à travers tout le livre, du même mot, finit par produire l’effet littéraire de ce léger souffle, futile, éphémère, sans poids et, donc, sans existence…

La vieille version arabe de Sa’adya Gaon (1) rend bien cette insistance :
« Ephémère, comble de l’éphémérité ! Tout est éphémère » ou « fugace, comble de la fugacité, tout est fugace ».

Mais ce mot « Hevel » est également, dans la Bible, un nom propre. C’est le nom du frère (mort sans descendance) de Caïn le meurtrier. Le sage Qohelet connaît bien le texte de la Genèse (dont les premiers chapitres traitent de la réalité humaine de tous les temps).

Hevel (Abel) est le nom de ce frère éphémère et c’est aussi, dans la pensée de Qohelet, le nom de tout homme. Car l’homme n’a pas de durée et son vrai nom est « éphémère ».

C’est cela que l’homme tente d’oublier et que le sage lui rappelle. Et sans ce premier pas (et cette ascèse nécessaire !), toute sagesse serait illusoire.

Jacques Chopineau, 24 juillet 2004

(1) Sa’adya Gaon (= Saadia ben Yûsuf el-Fayûmî) est un savant juif égyptien du 10ème siècle. Il est mort en 942 à Bassora –laissant une œuvre immense dans le domaine biblique. On consultera : Haïm Zafrani – André Caquot : La version arabe de la Bible de Sa’adya Gaon, L’Ecclésiaste et son commentaire “Le livre de l’ascèse”, Paris 1989.