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 Bible et libertés


  Jacques Chopineau

 

- Le récit peut commencer

- Pourquoi avoir conserver la mémoire de cette aventure ?

 

   


Ruth, la belle moabite

 

 

Ce récit de Ruth est transmis en forme de nouvelle. C’est là un des genres littéraires de cette grande bibliothèque biblique. En un sens, tout ici est inventé, mais rien n’est plus réel. Les noms des personnages sont symboliques –ce que tout lecteur de l’époque, d’emblée, entend.

L’histoire même est toute entière symbolique et elle nous achemine vers la finale qui donne le sens de tout le récit et, donc, la raison pour laquelle il a été écrit et transmis.

Écoutons les premiers mots :
« Au temps où les juges jugeaient… »
Ruth 1,1

L’époque des juges renvoie à un lointain passé où il n’y avait pas encore de roi. C’est une sorte de Moyen-âge, avant la dynastie capétienne ! La langue du livret (très classique) est supposée être très ancienne, même si –dans la suite- des mots et expressions appartiennent à une langue beaucoup plus tardive (post-exilique). Mais ce n’est là qu’un des problèmes du livre. Il est en plusieurs autres qui ne seront pas traités ici (les introductions ne manquent pas).

La suite du texte donne le point de départ du drame du récit :
« Il y eut une famine dans le pays »
. Ruth 1,1

La même expression se retrouve dans toutes les histoires patriarcales. Abraham, Isaac, Jacob ont connu, en leur temps, une telle famine qui les a obligés à partir . Ici, Elimelekh et les siens prennent le chemin des plaines du pays de Moab, où une telle famine ne règne pas. Jusque là, rien que de très habituel.

Mais faisant cela, Elimelekh (dont le nom signifie « Mon Dieu est roi ») s’établit dans un pays où ce n’est pas son Dieu qui règne, mais le Dieu du pays de Moab. Ce départ est un exil. Et une fin de vie, puisque c’est là qu’il mourra.

Dans ce récit, les noms ne sont pas donnés au hasard. Le nom de sa jeune femme est Noémie (« mon agréable, ma douce »). Plus tard, veuve et âgée, elle changera son nom en « Mara » (« amère ») :
« Ne m’appelez plus Noémie, mais appelez-moi Mara, car Shaddaï m’a causé trop d’amertume » Ruth 1,20

Au début du récit, Elimelekh et Noémie ont deux fils. Les noms de ces fils sont surprenants :
- l’un s’appelle Makhlon, quelque chose comme « maladif » (racine Hlh qui signifie « être malade »),
- l’autre s’appelle Killyon, (racine klh qui signifie « anéantissement»
et « finir, épuiser».

Le lecteur accoutumé aux histoires bibliques sait ainsi qu’ils ne vivront pas longtemps ! Et en effet, ces deux fils débiles meurent –sans enfants ! Le père Elimelekh étant déjà mort, Noémie reste seule avec deux belles-filles. Les noms de ces filles sont également remarquables. L’une s’appelle Orpa et l’autre Ruth.

« °oref » signifie : nuque. C’est l’envers du visage : la partie que montre celui qui tourne le dos. Le nom de Orpa (la « nuqueuse ») convient bien à celle qui, en effet, tournera le dos à Noémie et repartira chez les siens. Dans l’usage hébraïque, « montrer sa nuque » (« tourner le dos ») est le contraire de montrer sa face (cf Jérémie 2,27).

Par contre, le nom de Ruth suggère le mot « re°ût » (r°h = accompagner). Ruth est, en effet, la compagne qui restera avec sa belle-mère et l’accompagnera en Judée.

Voici l’histoire introduite. Le récit peut commencer.

C’est alors le retour des femmes en Judée, après bien des années en terre étrangère. Retour difficile : il faut survivre. Par chance, Noémie a un lien de parenté avec un riche propriétaire : Booz (Hébreu : « Bo’az », de Bo °oz =
« il y a de la force en lui »). La parenté est lointaine, mais le riche Booz est un homme pieux.

Ruth, l’étrangère, va glaner, et le sort veut qu’elle glane dans un champ qui appartient à Booz. Le propriétaire s’enquièrt de l’origine de cette jeune femme. On la lui dit. Il l’accueille et la protège. En sorte que la belle-mère –réaliste- explique à Ruth comment séduire ce protecteur (3,3). Ce qui suit est connu. Ruth rejoint Booz, la nuit, sur l’aire de battage et se couche près de lui pendant qu’il dort. A son réveil, Booz découvre la jeune femme qui lui déclare son intention (cf Ruth 3,9).

Ruth –étrangère et pauvre- est sûrement très belle. Booz –peut-être âgé, mais puissant- aime la vaillance de cette jeune femme. La loi du lévirat donne à Booz le droit de racheter le champ qui appartenait autrefois à Elimelekh et donc d’épouser la veuve du fils décédé. C’est là une pratique ancienne que les contemporains de la rédaction du livret ne comprennent plus, puisqu’il faut expliquer cet usage (cf Ruth 4,7).

Voilà donc ce Booz qui va négocier avec un parent plus proche que lui (et qui a donc, en premier, ce droit de « rachat »). L’autre n’est pas très intéressé par ce lévirat (cf Ruth 4,8-10). Et Booz peut prendre Ruth pour femme.

Pourquoi avoir conservé la mémoire de cette aventure ?

Mais pourquoi nous raconter cette histoire –une belle histoire humaine et, d’autre part, un texte agréable à lire ? Il faut répondre que c’est pour la généalogie qui termine le livre.

Contre toute attente, Noémie-Mara aura –grâce à Ruth- une descendance. C’est d’ailleurs elle qui va élever le petit Obed. Ruth la moabite est ainsi une grand-mère de David, le roi vénéré. La grand-mère judéenne va prendre sous son aile l’enfant de la mère moabite (cf Ruth 4,16). Un enfant qui est un des ancêtres du roi David, selon la généalogie.

Pourtant, les moabites sont des ennemis de toujours qui ne peuvent être admis dans l’assemblée d’Israël (cf Deutéronome 23,4). Et voici qu’à une époque d’exaltation de la figure de David- le saint roi rassembleur du peuple- on apprend qu’il a eu une ancêtre moabite. Cela n’est pas moins que de dire, aujourd’hui, que notre roi ou président a une grand-mère maghrébine ou afghane. Les temps sont bien changés !

Certes, le jeune David pourchassé avait eu, jadis, des liens avec le royaume de Moab (Cf I Samuel 22,3). Le récit de Ruth peut donc s’appuyer sur une anecdote ancienne. Il n’empêche que l’essentiel n’est pas là. À sa manière, le livret de Ruth a signifié, pour les contemporains, une formidable ouverture à la nouvelle réalité.

Ajoutons que, pour les chrétiens, cette moabite est mentionnée dans la généalogie de Jésus, selon l’Evangile de Matthieu. Elle est même une des quatre femmes nommées –avec Tamar (cf Genèse 38), la femme d’Urie (qui sera la mère de Salomon), Rahab (prostituée) et Marie.

Cette Ruth serait, de nos jours, palestinienne ou jordanienne. Quel livre, aujourd’hui, nous raconterait son histoire ?

Jacques Chopineau, Genappe, 22 juillet 2004