Ce
récit de Ruth est transmis en forme de nouvelle.
C’est là un des genres littéraires de
cette grande bibliothèque biblique. En un sens, tout
ici est inventé, mais rien n’est plus réel.
Les noms des personnages sont symboliques –ce que tout
lecteur de l’époque, d’emblée,
entend.
L’histoire
même est toute entière
symbolique et elle nous achemine vers la finale qui donne
le sens de
tout le récit et, donc, la raison pour laquelle il
a été écrit et transmis.
Écoutons
les premiers mots : « Au temps où les
juges jugeaient… » Ruth 1,1
L’époque
des juges renvoie à un lointain
passé où il n’y avait pas encore de roi.
C’est une sorte de Moyen-âge, avant la dynastie
capétienne ! La langue du livret (très classique)
est supposée être très ancienne, même
si –dans la suite- des mots et expressions appartiennent à une
langue beaucoup plus tardive (post-exilique). Mais ce n’est
là qu’un des problèmes du livre. Il est
en plusieurs autres qui ne seront pas traités ici
(les introductions ne manquent pas). La suite du texte
donne le point de départ
du drame du récit : «
Il
y eut une famine dans le pays ».
Ruth 1,1
La même expression
se retrouve dans toutes les histoires patriarcales. Abraham,
Isaac, Jacob ont connu,
en leur temps,
une telle famine qui les a obligés à partir
. Ici, Elimelekh et les siens prennent le
chemin des plaines du pays de Moab, où une telle famine
ne règne
pas. Jusque là, rien que de très habituel.
Mais faisant cela,
Elimelekh (dont le nom signifie « Mon
Dieu est roi ») s’établit dans un pays
où ce n’est pas son Dieu qui règne, mais
le Dieu du pays de Moab. Ce départ est un exil. Et
une fin de vie, puisque c’est là qu’il
mourra.
Dans ce récit,
les noms ne sont pas donnés
au hasard. Le nom de sa jeune femme est Noémie (« mon
agréable,
ma douce »). Plus tard, veuve et âgée,
elle changera son nom en « Mara » (« amère »)
:
« Ne m’appelez plus Noémie, mais appelez-moi
Mara, car Shaddaï m’a causé trop d’amertume » Ruth
1,20
Au début
du récit, Elimelekh et Noémie
ont deux fils. Les noms de ces fils sont surprenants :
- l’un
s’appelle Makhlon, quelque chose comme « maladif » (racine
Hlh qui signifie « être malade »),
-
l’autre
s’appelle Killyon,
(racine klh qui
signifie « anéantissement»
et « finir, épuiser».
Le lecteur accoutumé aux
histoires bibliques sait ainsi qu’ils ne vivront pas
longtemps ! Et en effet, ces deux fils débiles meurent –sans
enfants ! Le père Elimelekh étant déjà mort,
Noémie reste seule avec deux belles-filles. Les noms
de ces filles sont également remarquables. L’une
s’appelle Orpa et l’autre Ruth.
« °oref » signifie
: nuque. C’est l’envers
du visage : la partie que montre celui qui tourne le dos.
Le nom de Orpa (la « nuqueuse ») convient bien à celle
qui, en effet, tournera le dos à Noémie et
repartira chez les siens. Dans l’usage hébraïque, « montrer
sa nuque » (« tourner le dos ») est le
contraire de montrer sa face (cf Jérémie 2,27).
Par contre, le nom
de Ruth suggère
le mot « re°ût » (r°h = accompagner).
Ruth est, en effet, la compagne qui restera avec sa belle-mère
et l’accompagnera en Judée.
Voici
l’histoire
introduite. Le récit peut commencer.
C’est alors le retour des femmes en Judée, après
bien des années en terre étrangère.
Retour difficile : il faut survivre. Par chance, Noémie
a un lien de parenté avec un riche propriétaire
: Booz (Hébreu : « Bo’az », de Bo °oz
=
« il y a de la force en lui »). La parenté est
lointaine, mais le riche Booz est un homme pieux.
Ruth, l’étrangère,
va glaner, et le sort veut qu’elle glane dans un champ
qui appartient à Booz.
Le propriétaire s’enquièrt de l’origine
de cette jeune femme. On la lui dit. Il l’accueille
et la protège. En sorte que la belle-mère –réaliste-
explique à Ruth comment séduire ce protecteur
(3,3). Ce qui suit est connu. Ruth rejoint Booz, la nuit,
sur l’aire de battage et se couche près de lui
pendant qu’il dort. A son réveil, Booz découvre
la jeune femme qui lui déclare son intention (cf Ruth
3,9).
Ruth –étrangère et pauvre- est
sûrement
très belle. Booz –peut-être âgé,
mais puissant- aime la vaillance de cette jeune femme. La
loi du lévirat donne à Booz le droit de racheter
le champ qui appartenait autrefois à Elimelekh et
donc d’épouser la veuve du fils décédé.
C’est là une pratique ancienne que les contemporains
de la rédaction du livret ne comprennent plus, puisqu’il
faut expliquer cet usage (cf Ruth 4,7).
Voilà donc
ce Booz qui va négocier avec un
parent plus proche que lui (et qui a donc, en premier, ce
droit de « rachat »). L’autre n’est
pas très intéressé par ce lévirat
(cf Ruth 4,8-10). Et Booz peut prendre Ruth pour femme.
Pourquoi avoir conservé la
mémoire de cette aventure ?
Mais
pourquoi nous raconter cette histoire –une belle
histoire humaine et, d’autre part, un texte agréable à lire
? Il faut répondre que c’est pour la
généalogie qui termine le livre.
Contre toute
attente, Noémie-Mara aura –grâce à Ruth-
une descendance. C’est d’ailleurs elle qui va élever
le petit Obed. Ruth la moabite est ainsi une grand-mère
de David, le roi vénéré. La grand-mère
judéenne va prendre sous son aile l’enfant de
la mère moabite (cf Ruth 4,16). Un enfant qui est
un des ancêtres du roi David, selon la généalogie.
Pourtant, les moabites sont des ennemis de toujours qui ne peuvent être admis dans l’assemblée d’Israël
(cf Deutéronome 23,4). Et voici qu’à une époque
d’exaltation de la figure de David- le saint roi rassembleur
du peuple- on apprend qu’il a eu une ancêtre
moabite. Cela n’est pas moins que de dire, aujourd’hui,
que notre roi ou président a une grand-mère
maghrébine ou afghane. Les temps sont bien changés
!
Certes, le jeune
David pourchassé avait eu, jadis,
des liens avec le royaume de Moab (Cf I Samuel 22,3). Le
récit de Ruth peut donc s’appuyer sur une anecdote
ancienne. Il n’empêche que l’essentiel
n’est pas là. À sa manière, le
livret de Ruth a signifié, pour les contemporains,
une formidable ouverture à la nouvelle réalité.
Ajoutons
que, pour les chrétiens, cette moabite est
mentionnée dans la généalogie de Jésus,
selon l’Evangile de Matthieu. Elle est même une
des quatre femmes nommées –avec Tamar (cf Genèse
38), la femme d’Urie (qui sera la mère de Salomon),
Rahab (prostituée) et Marie.
Cette Ruth serait,
de nos jours, palestinienne ou jordanienne. Quel livre, aujourd’hui,
nous raconterait son histoire ?
Jacques
Chopineau,
Genappe, 22 juillet 2004 |