6. La ville et la tour
On dit « la tour de Babel ».
On devrait dire : « la ville et la tour ».
En effet, la tour n’est que la partie la plus haute
de cette ville qui devait unir les hommes. Le résultat
obtenu est exactement inverse : la dispersion sur toute
la surface de la terre ! Groupés, les hommes devaient
se comprendre. Dispersés, ils ne se comprendront plus.
Parfois, on a voulu voir dans cette langue pré-babélienne
une langue qui serait la langue mère de toutes les
langues humaines. Au début du dix-neuvième siècle
encore, on a cherché à faire dériver
toutes les langues d’une seule « langue sainte »,
littéralement. La linguistique n’était
pas encore née. Les fantasmes « édifiants »
pouvaient s’appuyer sur fantasmagories.
Mais est-ce de cela
que le texte nous parle ?
L’étymologie de « Babel »
est rapprochée de « bll »
(« confondre », cf verset 11,9).
C’est philologiquement impossible (tout sémitisant
- même débutant - le sait), mais cette « étymologie »
est hautement significative. Il s’agit de pédagogie
sapientiale -non de linguistique. Au lieu d’un « bâb
‘ilânî » (« la porte
des dieux »), les scribes ont voulu y voir un rapprochement
avec la grand’ville nommée « Babel »
(« confusion », « brouillage »)
comme si ce nom désignait le lieu de la confusion.
Là, on mélange tout, depuis le début.
La langue et la parole, le bitume et le béton, la pierre
et la brique… Les jeux de sonorité abondent dans
ce texte et les traductions ne les rendent que faiblement.
Dans tous les cas, sagesse et pédagogie ont ici plus
de poids que l’étymologie savante !
Ce bref récit nous donne la raison de
cette situation actuelle… Car le point de départ
de cet enseignement des scribes sages qui ont mis ce récit
en forme narrative, est la situation actuelle des hommes divisés
et qui ne comprennent pas. Lors même qu’ils vivent
entassés dans des tours de en plus haut, ils ne se
comprennent ni ne se connaissent. Même en parlant, apparemment,
la même langue ! Profonde actualité de cette
parole perdue… De cette « langue »
par laquelle les hommes pourraient se comprendre. Voyons comment
cette aventure - très actuelle - nous est racontée,
en nous bornant à l’intention et en imitant la
démarche des anciens (nous choisissons ici une traduction
littérale, même si elle prend des libertés
avec l’usage français) :
« Toute la terre était langue une et paroles
quelques » Genèse 11,1
Autrement dit - selon une interprétation
fort ancienne - ils avaient une « langue sainte »
commune et des idiomes particuliers à chaque peuple
ou tribu. Ce qui sera perdu est cette « langue ».
Ne resteront que les mots des langages humains, lesquels sont
des « paroles », mais non « la
parole ».
« Dans leur
voyage depuis l’Est, ils trouvèrent une plaine,
au pays de Sinéar. Et ils résidèrent
là » Genèse. 11,2
Cette
marche vers l’occident est le chemin de la civilisation
caïnite. C’est aussi la marche du soleil. L’origine
est appelée « orient ». Ici,
c’est le pays de Sinéar (la région de
Babylone –au cœur de la Mésopotamie) qui
est indiqué, mais la terre est ronde et cette « marche »
symbolique peut s’appliquer à toutes les plaines….
Pourquoi une plaine ? C’est que les plaines sont
le lieu de convergence des tous les courants : les fleuves
et les échanges. Toute civilisation est d’aval.
Ils trouvèrent…
Ils cherchaient un lieu où s’arrêter. L’homme
est un pèlerin. Voyageur comme Abel. Mais Caïn
est sédentaire. Les propriétaires sont sédentaires.
Là est l’essentiel
de ce texte, lors même que beaucoup d’autres
remarques pourraient être faites (« jeux »
de mots, assonances, reprises significatives). Une
situation actuelle est révélée :
les hommes ne se comprennent pas. Leur marche vers l’Ouest
et leur rêve de puissance (« se faire
un nom » dit le texte) les éloigne
de l’essentiel :
ils ont perdu la « langue » par laquelle
ils pouvaient communiquer. Ne sont restées que les
« paroles » par lesquelles l’un
peut tromper l’autre. Des restes de « langue » subsistent
cependant dans les langages religieux ou artistiques. Et
dans quelques circonstances exceptionnelles, mais cela
serait une autre histoire…
Jacques Chopineau,
Genappe, 27 juin 2003
|